Innsbruck. Compte rendu, opĂ©ra. Superbe recrĂ©ation d’Il Germanico de Porpora par Alessandro De Marchi Ă Innsbruck. TrĂšs belle surprise Ă Innsbruck pour la recrĂ©ation d’Il Germanico de 1732 de Nicola Porpora, compositeur Ă torts Ă©tiquettĂ© (et expĂ©diĂ© en mĂȘme temps) comme exclusivement “virtuose” c’est Ă dire dĂ©monstratif voire dĂ©coratif et creux. Rien de tel en vĂ©ritĂ© tout au long du spectacle comprenant trois actes et dans lesquels le chef Alessandro De Marchi avec un zĂšle passionnant, joue toutes les reprises des airs : tremplin excitant pour les chanteurs mais aussi loupe radicale pour ceux qui tenteraient de masquer des dĂ©fauts techniques ou stylistiques.
La vedette attendue de la soirĂ©e Ă©tait le contre-tĂ©nor David Hansen dont un premier disque (“Rivals”) paru sous Ă©tiquette DHM avait alors convaincu la RĂ©daction de classiquenews (rĂ©cital dĂ©diĂ© Ă “Farinelli and Co”). Certes, le soliste a du cran de pousser sa voix dans les aigus atteignant des accents puissants et de mieux en mieux couverts, mais dĂšs le dĂ©but, un dĂ©faut majeur gĂąte l’Ă©coute : son Ă©mission serrĂ©e presque engorgĂ©e (le temps de chauffer la voix est long) et surtout, son italien laisse vraiment Ă dĂ©sirer, comparĂ© Ă celui dĂ©fendu par les autres chanteurs. L’articulation patine, reste imprĂ©cise et flottante : un charabia Ă©nigmatique pour les plus fines oreilles italophiles. Un conseil, il ne s’agit pas de forcer et de projeter des aigus mĂ©talliques spectaculaires, il faut encore savoir articuler et nuancer… On invite donc le chanteur Ă suivre une formation sĂ©rieuse d’articulation de l’italien : avec cette maĂźtrise, l’interprĂšte devrait gagner encore en conviction d’autant qu’il est aujourd’hui au sommet de ses possibilitĂ©s vocales. La seule performance montre ses limites tant il faut de la subtilitĂ©.
En ressuscitant Il Germanico, Alessandro de Marchi dévoile la profondeur de Porpora
Seria subtil et humain
Car c’est lĂ la surprise de la soirĂ©e : on attendait un Porpora rien que superfĂ©tatoire et virtuose, on dĂ©couvre un théùtre oĂč les scĂšnes hĂ©roiques et historiques (confrontation du romain Germanico / Germanicus et du germain rebelle Arminio / Arminius) sont finalement prĂ©texte Ă de superbes dĂ©voilements Ă©motionnels, oĂč les protagonistes ne sont pas ceux que nous espĂ©rions. Certes face Ă l’Arminio de David Hansen, le Germanico de Patricia Bardon ne manque pas d’allure et campe mĂȘme une figure du pouvoir mobile, trĂšs juste : d’abord dure, inflexible, puis de plus en plus troublĂ©e et atteinte, jusque dans la scĂšne finale, augurant Les LumiĂšres, en pardonnant au vaincu Arminio⊠lequel suscite dans l’esprit du vainqueur romain, un pur sentiment d’admiration et de compassion.

Les rĂ©vĂ©lations de la soirĂ©e sont du cĂŽtĂ© des “seconds rĂŽles” : celle des deux soeurs germaines (toute deux filles de Segeste, fidĂšle du clan Romain), Rosmonda et Ersinda, respectivement soprano et mezzo, remarquablement caractĂ©risĂ©es par deux solistes idĂ©alement convaincantes, jeunes tempĂ©raments d’une musicalitĂ© nuancĂ©e, au jeu crĂ©dible : Klara Ek et Emilie Renard ; cette derniĂšre confirme les promesses dĂ©jĂ exprimĂ©es quand nous l’avions dĂ©couverte comme laurĂ©ate de l’AcadĂ©mie de William Christie, Le Jardin des Voix 2013 ; la mĂȘme annĂ©e, la jeune britannique remportait aussi le Concours de chant Cesti⊠d’Innsbruck. GrĂące Ă Emilie Renard, Ersinda s’impose sur la scĂšne par sa franche et souple sensualitĂ©, et le couple amoureux d’une lascivitĂ© assumĂ©e (voire explicite dans cette mise en scĂšne) qu’elle forme avec le trĂšs correct Cecina (Hagen Matzeit, 2Ăšme contre tĂ©nor de la production, s’impose superbement dans ses “affrontements” et duos suaves, qui sont autant de contrepoints conjugaux, rĂ©flexion sur la fidĂ©litĂ© et le dĂ©sir, Ă l’action politique. Ces deux lĂ sont l’antithĂšse du couple Ă©prouvĂ© par l’autoritĂ© de Germanico : Rosmonda et son Ă©poux, Arminio. Ainsi dans le rĂŽle de Rosmonda, Klara Ek incarne Ă l’inverse, l’effroi de la soeur plutĂŽt gagnĂ©e au clan des germains rebelles, tous les vertiges et les tiraillements de la jeune femme, Ăąme piĂ©gĂ©e, prise entre la rĂ©sistance au Romain, son lien filiale Ă Segeste (pĂšre dĂ©vouĂ© au parti de Germanico) et surtout son amour pour son Ă©poux, Arminio (figure splendide de la rĂ©sistance). Les rapports entre les personnages sont parfaitement calibrĂ©s, d’autant que chaque protagoniste dĂ©fend son pĂ©rimĂštre expressif avec une autoritĂ© qui ne faiblit jamais.
Saluons Ă©galement l’engagement, la projection, l’aisance, la prĂ©cision linguistique (naturels pour un natif) du tĂ©nor Carlo Vincenzo Allemano qui apporte au personnage mĂ©dian de Segeste, un relief particulier: le rĂŽle assure le lien entre les cercles mĂȘlĂ©s : cour de Germanico dont il est le serviteur, et cercle sentimental des deux soeurs Rosmonda et Ersinda dont il est le pĂšre. HĂ©roĂŻques, ses airs sont redoutables et cĂ©lĂšbrent continĂ»ment la gloire romaine.
Collection de séquences enivrantes
Parmi les meilleurs moments de la soirĂ©e : citons quelques instants vocalement trĂšs rĂ©ussis, fruits d’une complicitĂ© entre les solistes et d’un esprit d’Ă©quipe qui demeure manifeste et s’affirme mĂȘme de façon croissante jusqu’Ă la derniĂšre mesure de cette 3Ăšme et derniĂšre reprĂ©sentation Ă Innsbruck.

Au I, c’est d’abord, l’enchaĂźnement des airs d’Ersinda puis de son fiancĂ©, Cecina, le second reprenant la mĂȘme mĂ©lodie comme une surenchĂšre Ă©motionnelle qui rĂ©pond en miroir Ă son aimĂ©e, avec une Ă©vidente coloration Ă©rotique (scĂšne 6 : enchaĂźnĂ©s, les airs “Al Sole lumi d’Ersinda”, puis “Splende per mille amanti” de Cecina) : ce jeu de dĂ©clarations successives relĂšve d’une exigence dramaturgique et inspire particuliĂšrement Porpora (s’inspirerait-il pour le couple d’amoureux Ersinda/Cecina, des couples emblĂ©matiques de l’opĂ©ra vĂ©nitien : un hommage imprĂ©vu de Porpora Ă Vivaldi finalement, et plus loin encore Ă Cesti et Cavalli ?).
L’air de Rosmonda qui conclut l’acte (avec hautbois obligĂ©), outre qu’il souligne le dĂ©chirement intĂ©rieur qui dĂ©vore l’Ă©pouse d’Arminio comme on l’a dit, dĂ©voile aussi un jeu d’acteurs et une conception scĂ©nographique trĂšs justes : Klara Ek est la seule Ă se dĂ©placer. La soprano va de l’un Ă l’autre des 5 autres protagonistes, comme si soudainement l’action se dĂ©roulait de son point de vue, rĂ©vĂ©lant l’horreur de sa situation personnelle : son impuissance et sa souffrance. La subtilitĂ© qu’apporte la chanteuse Ă©claire ce personnage central dans l’action, comme Emilie Renard cisĂšle la sensualitĂ© lĂ©gĂšre mais profonde d’Ersinda : les deux portraits de femmes (antagoniques) sont dans cette production idĂ©alement restituĂ©s.

L’Acte II est centrĂ© sur le couple politique affrontĂ© : Germanico qui a contrario de son pouvoir omnipotent, s’inflĂ©chit intĂ©rieurement ; et Arminio qui dans sa prison, laisse fuser une plainte sombre qui Ă©gale les grands Haendel, par sa grandeur tragique et son esprit de rĂ©sistance. “Nasce da  valle impura” (ici s’adressant Ă Arminio) rĂ©vĂšle un Romain dĂ©fait humainement et profondĂ©ment troublĂ© (mĂȘme sentiment dĂ©voilĂ© face Ă Ersinda dans l’air qui suit : “Per un moment ancora” – scĂšne 3 oĂč dans cette mise en scĂšne, le Romain s’effondre en larmes en fin d’air) ; puis,  ”Parto, ti lascio, o Cara” (s’adressant alors Ă son Ă©pouse Rosmonda) souligne pour Arminio, une autre facette chez David Hansen, la gravitĂ© lugubre, oĂč perce le masque de la mort : mĂȘme si l’italien s’enlise, le style s’assagit, les couleurs sont plus nuancĂ©es, le souffle surgit. Ses deux grands airs distinguent nettement les deux guerriers affrontĂ©s et accrĂ©ditent le trĂšs grand intĂ©rĂȘt de la partition créée Ă Rome. Il paraĂźt Ă©vident que Haendel Ă puiser chez le Napolitain, et que plus tard Ă Vienne, le jeune Haydn profite des enseignements de son maĂźtre Porpora.

Tout cela rĂ©vĂšle la sĂ©duction d’une esthĂ©tique théùtrale qui Ă©claire diffĂ©remment notre connaissance de Porpora : la combinaison des deux mondes (politique avec Germanico et Arminio, et sentimental avec les deux soeurs, Rosmonda et Ersinda) fonctionne Ă merveille. Le jeu des contrastes produit la diversitĂ© du spectacle et dans sa continuitĂ©, sa grande diversitĂ© de climats. On comprend mieux ainsi que le compositeur napolitain ait pu dĂ©fier Haendel sur ses terres londoniennes justement dans les annĂ©es 1730.
L’artisan d’une telle rĂ©ussite est le chef, Alessandro de Marchi qui est aussi le directeur artistique du Festival : direction souple, affĂ»tĂ©e, trĂšs soucieuse de l’Ă©quilibre voix/chanteurs, le maestro convainc pleinement dans cette rĂ©surrection d’un seria en rien indigeste malgrĂ© sa longueur. Le continuo est idĂ©alement souple et subtil, travaillant surtout une fine caractĂ©risation des sĂ©quences selon les enjeux politiques ou sentimentaux. La vivacitĂ© des enchaĂźnements, la rĂ©partition des airs, le profil dramatique de chacun des caractĂšres, d’autant mieux servi ici par une troupe trĂšs cohĂ©rente, de surcroĂźt dans une mise en scĂšne intelligente et fine (avec changements Ă vue grĂące Ă une machinerie tournante) soulignent la justesse du choix musical ; la partition mĂ©rite absolument d’ĂȘtre connue et dans ce dispositif (de prochaines reprises sont vivement souhaitĂ©es). VoilĂ qui dĂ©montre que la transmission est assurĂ©e et que l’ancien assistant-continuiste de RenĂ© Jacobs, devenu son successeur pour la direction du festival autrichien, retrouve ce goĂ»t si essentiel du dĂ©frichement et de la prise de risques. Jacobs s’Ă©tait engagĂ© pour l’opĂ©ra vĂ©nitien (rĂ©vĂ©lant le premier les perles mĂ©connues de Cesti et Cavalli), De Marchi fait de mĂȘme aujourd’hui, au service d’autres compositeurs, dont Porpora et son Germanico dĂ©sormais mĂ©morable. TrĂšs belle rĂ©vĂ©lation.
Innsbruck, Festival de Musique ancienne (Autriche). Tiroler Landestheater Oper, le 16 août 2015. Nicola Porpora : Il Germanico (Rome, 1731). Recréation. Livret de Niccolo Coluzi. Patricia Bardon, Germanico. David Hansen, Arminio. Klara Ek, Rosmonda. Emilie Renard, Ersinda. Hagen Matzeit, Cecina. Carlo Vincenzo Allemano, Segeste. Academia Montis Regalis (Olivia Centurioni, premier violon). Alexander Schulin, mise en scÚne. Alessandro de Marchi, direction.
Illustrations : © R.IarI / Festival d’Innsbruck 2015
légendes des 6 photographies :
1- Arminio / Germanico : David Hansen / Patricia Bardon
2- Ensemble, de gauche Ă droite : Segeste, Rosmonda, Ersinda et Germanico
3- Ersinda : Emilie Renard
4- Germanico et sa suite (Patricia Bardon)
5- finale de l’opĂ©ra
6- finale du II
Prochains temps forts du Festival d’Innsbruck 2015 :
Suite de la prĂ©cence de l’opĂ©ra napolitain du XVIIIĂš mais dans le genre buffa, avec l’intermezzo pĂ©tillant facĂ©tieux, Don Trastullo de Jommelli (1714-1774), les 19 puis 20 aoĂ»t 2015 Ă 20h (Spanischer saal, ChĂąteau d’Ambras)
Armide de Lully avec les laurĂ©ats du dernier concours de chant baroque Cesti d’Innsbruck, les 22,24,26 aoĂ»t 2015
Toutes les infos et les modalitĂ©s de rĂ©servations sur le site du Festival d’Innsbruck / Innsbrucker Festwochen Der Alten Musik 2015
LIRE notre prĂ©sentation complĂšte du Festival d’Innsbruck 2015 “Stylus Phantasticus”