vendredi 29 mars 2024

Nikolaus Harnoncourt, chef d’orchestreL’imagination critique. Portrait

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Nikolaus Harnoncourt
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Portrait

L’imagination critique

Il aime trop le dialogue et la conversation, ne voulant jamais imposer un dogme, préférant se taire plutôt que d’asséner, pour risquer des options malheureuses parce qu’hasardeuses. Harnoncourt ne laisse rien au hasard, et ses lectures des oeuvres découlent immanquablement d’une réflexion intense autant qu’intuitive. Chacun de ses enregistrements étant au final, le fruit d’une alliance entre fantaisie et culture, sa démarche n’en finit pas de surprendre. Mieux: elle déplait… Bouleversant les étiquettages, le style Harnoncourt met à mal les habitudes des critiques et le confort des publics. Né en 1929 à Graz, le maestro aura bouleversé notre approche de la musique, de Bach à Bruckner. Et de Mozart, surtout de Mozart!
Au final, il aura fait de l’insolence, l’art supérieur de vivre. Insolence, c’est à dire vie, analyse, réaction, protestation ou passion. Pendant l’occupation nazie, le palais de sa famille est vendu, une tante est déportée… Nikolaus est rentré très tôt en dissidence. Tout d’abord, il fut question de sculpture: l’expression des visages dit plus que tout autre élément, la violence et l’urgence, le danger et la nécessité. Le jeune homme fonde donc un théâtre de marionnettes, concevant un spectacle… pour adultes. Mais l’aventure est risquée, trop incertaine… Harnoncourt se passionne alors pour la musique qu’il pratiquait déjà comme chambriste. Subjugué par les sculptures du Bernin, le musicien parcourt la musique de la Rome baroque et veut y retrouver cette italianità palpitante, cette fureur sanguine et passionnelle. En 1948, à 19 ans, il comprend que tout dépend de la façon de jouer une partition.

Vienne

Inscrit au Conservatoire de Vienne, Harnoncourt expérimente ses propres visions, tâtonne, ose… L’audace est devenue l’indice d’une révolution esthétique en cours d’avènement. Déjà, sa future épouse Alice (violoniste) et Alfred Altenburger (futur premier violon du Wiener Philharmoniker) l’ont rejoint. Comme Gustav Leonhardt dont il partage déjà les mêmes visions: exactitude et innovation. Le chanteur Alfred Deller rencontré en 1952, grâce à l’entremise de Leonhardt, travaille aussi avec Harnoncourt. Là encore, l’intuition et la justesse du goût musical resserrent leur complicité artistique. A cette époque, les expérimentateurs mettent en pratique leur formidable connaissance de la théorie et de la l’histoire de la musique, avec un sens de la fantaisie et de l’instinct qui en font chacun, un pionnier exceptionnel, doué de visions géniales. Dès l’origine, la sonorité du Concentus Musicus fondé en 1953 (premier concert en 1957) se distingue par son esprit mordant, caustique qui outre l’acidité des cordes (depuis très adoucies et même moelleuses), s’entend par le grain spécifique des hautbois… viennois (joué alors au sein du Concentus, par Schäftlein).

Mozart révolutionnaire

La révolution Harnoncourt place chaque oeuvre dans une vision humaniste. Le catholique fervent ne peut concevoir l’intensité d’une partition sans incarnation. Le rapport à la mort y prend une dimension renouvelée. L’urgence, le danger inspirent désormais sa vision des partitions baroques, de Monteverdi à Corelli, de Bach à Haendel, de Rameau à Mozart dont il est le premier à « oser » dévoiler l’angoisse, la terreur, la rage. Pessimisme indécent pour les uns (les plus conservateurs, fidèles à l’image du jeune Wolfgang, poudré et édulcoré), pour les autres, poétique réaliste. La Symphonie en sol mineur de Mozart vue depuis l’époque nazie comme une oeuvre parfaitement jolie, l’insigne et l’emblème de l’Allemagne classique et inoffensive, est en fait, une partition traversée par la mort. On ne la joue plus comme avant, depuis Harnoncourt. Rendre aux oeuvres, leur force originelle et dans le cas de Mozart, la pulsation d’un génie qui foudroie pas sa compréhension intuitive de la vie… D’ailleurs, après une énième interprétation doucereuse de la Symphonie, le violoncelliste de rang au sein du Wiener Symphoniker, quitte l’orchestre en 1969.

1970, questions de message et de phrasé

Harnoncourt approfondit peu à peu son approche interprétative des oeuvres. Il s’agit moins de reconstituer un mode d’exécution, avec la pratique médiatisée (donc réductrice) dite « sur instruments d’époque », que de respecter et de transmettre le sens de l’oeuvre et le message de son auteur, au moment où il a composé son oeuvre. Qu’est-ce que l’oeuvre a dit à son époque?
La notion de phrasé est un élément central de sa conception. Plutôt que de types d’instruments pour tel ou tel compositeur, le chef soigne en particulier la sonorité et l’équilibre. Pour lui, les questions de rubato, de portamento, de tenue et de coup d’archet, de vibrato (question essentielle chez Roger Norrington par exemple), sont importantes mais anecdotiques. Harnoncourt s’intéresse à l’articulation d’une phrase, son accentuation sous tendue par un drame sous jacent. « Quand j’entends une sonate de Mozart, je vois un petit opéra, avec ses personnages et ses décors ».
Son but: exprimer la vérité d’une oeuvre. Son rapport à la mort, à l’amour, au désir… Autant de questions magistralement abordées dans son intégrale des opéras de Claudio Monteverdi, enregistrée à Zurich entre 1977 et 1979. Lire notre dossier Les opéras de Monteverdi par Harnoncourt. La même combinaison de qualités séditieuses impose immédiatement son intégrale des Symphonies de Beethoven, avec l’Orchestre de Chambre d’Europe (Teldec, 1991). D’un iconoclaste baroqueux, Harnoncourt devenait le symphoniste le plus demandé. Même Abbado reconnaîtra qu’on ne peut plus diriger Beethoven, après Harnoncourt.

Aujourd’hui,
l’interprète n’a pas perdu son acuité imaginative ni sa verve critique. Ses derniers Mozart au Festival de Salzbourg, depuis son Don Giovanni (2002) – « désenchanté », d’une lenteur furtwänglérienne-, dont La Clémence de Titus (2003) et la plus récente production des Noces de Figaro (2006) révèlent une compréhension vive et argumentée qui va là encore à l’encontre de bien des habitudes. Les visions du chef ne cessent de choquer par leur âpreté incisive, leur coupe haletante, leur articulation grimaçante, qui sectionnent la continuité du discours… Révolutionnaire, expressionniste, insolent: Harnoncourt est demeuré fidèle à lui-même depuis la fondation du Concentus Musicus et de son premier concert, il y a 50 ans! Il semble plus clairvoyant et imaginatif que jamais.
Le chef se passionne aujourd’hui pour Bartok comme il aimerait enregistrer Pelléas et Mélisande de Claude Debussy qu’il considère comme un auteur majeur. Que l’on soit admirateur ou détracteur, Harnoncourt incarne le sommet d’une culture et d’un esprit: de moins en moins prévisible, toujours affûté et mordant, le chef autrichien nous apprend que la musique dite classique, n’a rien de muséale. Elle est fondamentalement vivante.

Visitez le site de Nikolaus Harnoncourt

Crédits photographiques
Nikolaus Harnoncourt (DR)
Nikolaus Harnoncourt et Alice, sa future épouse (DR)
Nikolaus Harnoncourt et les membres du Quatuor qu’il a fondé: Alfred Altenburger, Alice… Vienne, 1950 (DR)

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