vendredi 19 avril 2024

Nice. Opéra, le 1er juin 2006. Ariane et Barbe-Bleue. .

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Notre correspondant permanent à Nice a assisté à la dernière représentation d’Ariane et Barbe-Bleue présenté à l’Opéra de Nice, en clôture de sa saison lyrique. L’interprétation convaincante oeuvre à la réhabilitation d’une partition injustement méconnue, trop absente des scènes lyriques.

« De ce côté,
 se trouve
une eau stagnante
et très profonde 
».

Au coeur de l’Opéra Ariane,
la place du texte

La phrase prononcée autant dans « Pelléas et Mélisande » (Debussy) que dans « Ariane et Barbe-bleue » (Dukas), pourrait symboliser toute la poétique du génie de Maeterlinck.

Au coeur des oeuvres musicales que l’écrivain a inspiré, chez Debussy comme chez Paul Dukas, la place du texte et son fonctionnement, son sens manifeste et caché, est primordiale.
Plutôt que de répéter ici et là, son opacité énigmatique, ou pire, sa préciosité surannée, il est plus juste de se poser la question : pourquoi une prose de ce type a-t-elle suscité en musique, deux chefs-d’oeuvre absolus dans l’histoire de l’opéra français?

Dans une langue symbolique, écho des premiers frémissements de la psychanalyse alors juste naissante, Maeterlinck façonne un terreau de signes plus explicites qu’il n’y paraît. La richesse sémantique de ses livrets est proprement fascinante : nous avons désormais assimilé les fondements de l’inconscient et nous savons en comprendre les codes. Ce n’est pourtant pas à la portée de tous, voilà pourquoi il y a les inconditionnels de Maeterlinck et les autres. Maeterlinck interroge les rapports difficiles de la femme et de l’homme : Ariane porte fièrement le nom de l’héroïne qui tint le fil pour sauver Thésée mais qui fut abandonné par lui sur une île. Oublié Thésée, cette fois-ci c’est elle qui abandonne Barbe-Bleue, tout en tenant le fil pour sortir les autres femmes de la condition soumise, hors du labyrinthe obscur. En Ariane, s’incarne le passage de l’inconscient à la conscience, de l’ombre à la lumière ? Il est déconcertant par ailleurs de constater que les épouses de Barbe-Bleue, touchées par la vulnérabilité nouvelle de leur mari, physique et morale, resteront auprès de lui. Maeterlinck était-il androgyne pour comprendre ainsi les contradictions féminines ?

Chez Maeterlinck, chaque parole est faite pour atteindre mystérieusement au plus profond du cœur de l’homme. Ce n’est plus le langage de la communication directe, Maeterlinck dépasse l’oralité du théâtre et nécessite le soutien d’un autre langage, universel, celui de la musique. Celui-là seul rend évident à l’auditeur le sens profond. La musique devient un commentaire, un texte sur le texte : cela envoûta les compositeurs qui s’y plongèrent, Debussy, Dukas. L’eau stagnante et profonde, c’est donc l’orchestre de Dukas, les voix de Dukas. Qu’on y trouve alors, une nouvelle prosodie de la langue, une sorte d’extase straussienne toute mâtinée de wagnérisme, mais aussi chatoyante et raffinée qu’un Ravel avec un brin de la monodie debussienne, n’a rien pour nous surprendre.
L’orchestre chargé en saveur, capiteux, moins diaphane que celui de Debussy mais non moins virtuose, oblige toutes les voix à la prouesse. Dukas ouvre le chemin dans cet opéra (et ce n’est pas la moindre qualité du chef-d’œuvre) vers une autre solution pour la langue française dans le chant, une langue débordante et chaleureuse, dont se rappellera, entre autres influences, le Dutilleux de « Correspondances ». Il est évident que c’est cette exigence sportive qui a fait tomber Ariane et Barbe-Bleue dans un sommeil inexplicable alors que le cœur de l’auditeur palpite dès les premières notes (les paysans y scandent « à mort » dans une obscure rumeur aussi hostile à Barbe-Bleue que le village des pêcheurs l’est au Peter Grimes de Britten). La gageure est là : comment trouver des chanteuses « wagnériennes » qui puissent aussi respecter l’exigence d’un texte clairement prononcé ?

A Nice, une lecture musicale et humaine
L’opéra de Nice relève le défi, et ce n’est pas la première tentative de Paul-Émile Fourny : il donna déjà l’œuvre à Prague et la co-produit actuellement avec le New York City Opera et l’Opera royal de Wallonie. Le metteur en scène, qui est aussi le directeur de l’Opéra de Nice, se révèle défricheur à double titre : comme directeur de théâtre et scénographe, il a bien porté la résurrection de l’opéra de Dukas : avoir rendu à l’œuvre sa place internationale ce n’est pas peu. Il n’est pas à douter qu’après cela, Ariane ne quittera plus l’affiche. Service rendu à la France.

Le décor est sobre, altier comme une production de Bayreuth, où la part de la lumière (Jeff Harris) peut, virtuosement, rappeler les jeux d’obscurité et de soleil du poète Maeterlinck, partagé entre son brumeux pays natal et la Nice de son château d’Orlamonde au bord de la mer (désastreusement détruit aujourd’hui). Des grands murs portant six portes pivotent ; à chaque porte ouverte, descendent des lustrent aux couleurs des pierres précieuses ; des turquoises (des yeux) des rubis (une bouche) le diamant (une barbe !) forment peu à peu un visage magique suspendu, et cette couleur dans l’obscurité tranche comme une référence Pop-art.
Plus tard, au moment où les filles d’Orlamonde sortent de leur tombeau, la toile du prés vert avec mer bleue et ciel orange découpant les montagnes noires, rappelle Andy Warhol, tandis que les tubes de plexiglas qui les emprisonnaient auparavant rappellent Matrix et s’inondent de lumière quand Ariane les touche. Effets baroques avec des moyens simples, signés Louis Désiré qui jalonne ainsi le chemin initiatique de la femme libre.

Le style des costumes, habilement situés entre un dix-neuvième de jeunes pensionnaires et une renaissance futuriste ou onirique concentre l’attention du public sur la féerie du conte psychologique. Paul-Émile Fourny dans ses choix d’interprètes a voulu aussi allier sa propre imagination aux exigences vocales.
Le plateau des chanteurs, chevelu, roux, blond, bleu, ébène, est physiquement beau. Il faut que tous les personnages soient des idéaux. L’homme, Barbe-Bleue, Evgenij Demerdiev, assure une belle prestance pour les quelques mots qui lui reviennent, et sa figuration à la fin est celle d’un Christ blessé. C’est la vision de ses épouses touchées par ses blessures. Auprès de l’homme affaibli, elles choisissent de sacrifier leur liberté.

Les cinq premières épouses sont vêtues comme les sages-femmes qui soignèrent la Mélisande mourante au début de la Saison de l’Opéra de Nice (cette année consacrée à la musique française). Rappel d’un opéra à l’autre, Cette Ariane qui conclue la saison et le cycle consacré à l’Opéra Français, renvoie au premier chapitre, « Pelléas et Mélisande«  de Debussy.
Ariane, Hedwig Fassbender, chante avec vaillance sans faiblesse, diction claire, souffle infiniment soutenu, nuances subtiles mais elle  lutte pour hisser son gabarit au niveau de l’orchestre dukasien. Faut-il une voix encore plus grande pour ce rôle ? Il n’en demeure pas moins que la chanteuse est une « interprète » de haut vol : sa prestance sur scène, sa noblesse et sa sérénité en font une Ariane forte et inoubliable, totalement en osmose avec le texte et la musique. Jadranka Jovanovic, la nourrice,  se chauffe pour s’envoler dans les longues phrases et de ce fait est inégale dans les récitatifs.  Les cinq filles d’Orlamonde, ont toutes des voix splendides mais Svetlana Lifar, ici la rousse Sélysette, la plus
volubile, est d’une plénitude supérieure. Cohérent et direct, l’orchestre est somptueux sous la baguette de Claude Schnitzler : lyrique, solide, poète, le collectif des instrumentistes dévoile les richesses d’une partition exceptionnelle.

Debussy puis Dukas, de « Pelléas » à « Ariane » :
un destin pour  Mélisande

Nouveau rappel d’une oeuvre à l’autre : la Mélisande de Pelléas de Debussy apparaît aussi dans Ariane. Voulez vous connaître la taille de ses cheveux qui est désormais indissociable du personnage? (le thème de Debussy l’accompagnait quand elle se blottissait dans les bras d’Ariane) ?
Mélisande en définitive indique comment se succède les deux oeuvres de Debussy et de Dukas. L’époque d’Ariane se situerait avant celle de Pelléas. Mélisande s’est enfui du château de Barbe-bleue. Au début de Pelléas, elle a jeté sa couronne dans un étang (comme plus tard son anneau dans la rivière). Fragilisée et brisée, elle accepta la protection d’un mari, Golaud, qu’elle n’aimera pourtant pas…

Les admirateurs de Maeterlinck iront en pèlerinage à Nice. Au bout du cap à l’Est, vous verrez quel abrupte précipice se jeter des remparts-vestiges d’Orlamonde -l’ancienne résidence de Maesterlinck- jusqu’à la mer. Il est couvert de cactus qui fleurissent en septembre. Si vous voulez courtiser Mélisande, vous devez nager jusqu’à la crique, à ses pieds, et, tel Pelléas, lever les yeux très haut vers sa fenêtre. Tel sont les immenses cheveux de Mélisande. Telle est la source de sa longue chevelure.

Crédits photographiques 
© service de presse Opéra de Nice 2006

Lire aussi notre entretien avec Marie Devellereau qui chante Mélisande dans la production d’Ariane à l’Opéra de Nice.

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