vendredi 19 avril 2024

Maurice Maeterlinck : Ariane, un nouvel esthétisme

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Même si elles ont été créées pas le même géniteur, les figures de Mélisande et d’Ariane se distinguent nettement, comme elles précisent aussi dans l’esthétique dramatique et poétique de l’auteur, des conceptions totalement divergentes.

Théâtre de la liberté
La figure d’Ariane a diversement inspiré les auteurs lyriques. Plus célèbre et plus récente que l’héroïne créée par Dukas/Maeterlinck, celle de Richard Strauss et du poète Hugo von Hofmannsthal, dans « Ariane auf Naxos » (1912-1916), cristallise la nostalgie de la féérie, du monde des illusions et des métamorphoses du théâtre baroque. Alanguie sur son rocher de Naxos, Ariane abandonnée par Thésée, désespère et semble mourir… pour renaître au nouvel amour que suscite dans son cœur suicidaire, le dieu Dionysos/Bacchus. Opéra de la renaissance, l’Ariane du duo Strauss/Hofmannsthal est une victime en pâmoison. Une femme sensitive qui n’est rien sans l’autre.
Tout au contraire, l’imagination du couple Maeterlinck/Dukas, façonne une jeune femme active, animée par une ambition libératrice. Une solitaire combative qui apprend à se délivrer des autres et d’elle-même. Vaincre l’ordre établi, la trompeuse harmonie des habitudes, déchirer le voile de l’hypocrisie, oser assumer son propre destin. Autant de thèmes que Maeterlinck avait déjà exprimé dans Pelléas et Mélisande, mis en musique par Debussy (1902). Une Mélisande que l’on retrouve d’ailleurs dans Arianne de Dukas (1907), Mélisande quant à elle, vaincue par la force de la loi, épouse passive et servante préférant une sécurité servile à l’inconnu « plein d’espérances ». A l’opposé, Ariane, figure de la rédemption, donne un exemple d’émancipation qui effraient les cinq épouses qui l’ont précédé et qu’elle avait libérées.
Comme à son habitude, le verbe de Maeterlinck ne précise rien : il suggère dans une vapeur ambivalente du sens. Certes Ariane au terme de son périple scénique, où elle exprime un combat contre toute forme d’asservissement, renonce à résister, et préfère l’errance, la perte, et le départ.
Or en confrontant Ariane et Barbe-Bleue, Maeterlinck dessine précisément ce qui est à l’œuvre dans le rapport de l’homme et de la femme, de l’épouse au mari. Alliance trompeuse, idéale jamais acquise, toujours promise. Durable, possible? Comment réaliser la magie de la rencontre et de l’éternelle fusion?
Comme Wagner, voyez Tristan et avant Lohengrin, l’accord du couple est soit reporté par le départ du Chevalier (Lohengrin), soit ne peut se réaliser dans ce monde, mais vécu dans l’autre.
Ariane en définitive, ne résoud rien. Pire, elle fait l’expérience de la différence et de l’échec. Le monde qu’elle tente de changer, n’est pas le sien.
Vision pessimiste ou poétique ? Certes, colorée par intermittence, par le poison Wagnérien. Mais le génie de Maeterlinck se réalise pleinement dans la figure d’Ariane, femme totale, par laquelle la vérité est proclamée : par sa voix, s’exprime la dénonciation des mensonges quotidiens, de l’obéissance passive. Sans connaître véritablement l’issue de son combat, elle reste fidèle à ses principes quand toute une société autour d’elle, semble se complaire dans les ténèbres.

Théâtre de la Psyché
Si Pelléas mettait en scène des personnages perdus, en quête d’eux-mêmes, Ariane ose préciser une action consciente, celle d’une femme déterminée. Au pays d’Allemonde (le lieu de Pelléas), chacun parle sans exprimer son essence. Le langage est une impasse : qui peut dire précisément qui il est et ce qu’il ressent véritablement ?
Faillite du mot, un comble pour un poète. Mais le propre des génies n’est-il pas de circonscrire ce qui fait les limites de leur art ? Intransigeant sur leur propre style, ils n’en sont que plus éloquents.
Tel paraît Maeterlinck, onirique, énigmatique, prophète du vide des mots et de l’inutilité de la parole. Comme Descartes disait que la couleur est un leurre pour les yeux, en ce sens qu’elle détourne l’esprit de l’essentiel, la parole, dans le texte de Maeterlinck, est un faux langage qui nous éloigne de la vérité.

Tout devait changer après la plaine brumeuse de Pelléas (1892) lorsque le poète rencontre la chanteuse Georgette Leblanc en 1895.
Au nord froid et pluvieux, le poète accepte de rejoindre la France et découvrir le soleil du midi, à Nice. C’est une nouvelle esthétique qui se dessine sous l’influence de sa compagne ; autant de nouvelles valeurs qu’il a précisé dans la préface de son Théâtre (1901).
Dans ce sens, l’évolution que brosse le passage de Mélisande à Ariane est emblématique. Fatalité de l’incompréhension, persistance de l’incommunicabilité, Pelléas est l’opéra de l’impossibilité. Ariane au contraire fait figure de parole assumée, source de conscience et d’action. En elle, s’incarne la possibilité nouvelle d’un destin revendiqué.
Au départ, simple prétexte théâtral en trois actes pour satisfaire une commande passée par le compositeur Paul Dukas, Ariane et Barbe-Bleue ou la délivrance inutile, s’affirme peu à peu comme une œuvre majeure et ambitieuse.
En associant le mythe grec d’Ariane à la fable de Barbe-bleue, Maeterlinck renoue avec le registre onirique qui lui est propre. Un théâtre qui renonce à toute forme d’historicité comme à tout réalisme pour ne se concentrer que sur la psychologie et les mouvements de la psyché.
Maeterlinck par contraste avec la figure active d’Ariane, imagine une galerie de femmes passives qui renforce indirectement la stature de Barbe-Bleue. Chacune a été emprisonnée dans les caves et souterrains du Château : Sélysette et Aglavaine, Ygraine et Bellengère, enfin Mélisande. Chacune incarne l’échec, le drame, la faillite de la parole et de l’action. Cinq épouses victimes, incapables de résister ni de lutter. Inconscientes à leur propre chute.
En demandant à sa nouvelle épouse de ne jamais ouvrir la 7ème porte dont la serrure peut être déverrouillée par une clé en or, Barbe-Bleue sème le doute dans l’esprit d’Ariane. C’est justement la volonté de braver l’interdit et d’oser rompre la chaîne des fatalités, qu’elle déchire le voile des apparences, et délivre, de leur emprisonnement, les cinq épouses qui l’ont précédée.
Plutôt que l’éclat des joyaux, elle préfère symboliquement la lumière de l’esprit. Un esprit qui discerne et agit, en toute clairvoyance.
Pourtant, lorsqu’elles auront le pouvoir de s’émanciper, les femmes délivrées préféreront sacrifier leur liberté en servant à nouveau celui qui les a soumis. Ariane qui n’est pas de leur monde, quitte le lieu où le symbole libertaire qu’elle incarne n’a plus de résonances.
Même si l’opéra s’achève sur l’échec d’Ariane, le pouvoir de l’action suscitée par la jeune femme demeure l’enseignement majeur de l’opéra. Action d’un esprit conscient de sa condition assumée, sans peur ni asservissement.

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