jeudi 28 mars 2024

Colomba de Jean-Claude Petit et Benito Pelegrín

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colomba tedorovitch opera marseilleFrance 3. Mardi 9 décembre 2014, 1h50. Jean-Claude Petit: Colomba. Livret de Benito Pelegrín, d’après Mérimée. D’un texte clair mais d’un récit touffu en prose, faire une épure tragique en vers, patine ancienne pour une musique résolument moderne : en accentuer ainsi la distance et la théâtralité. Élaguer descriptions pittoresques du récit romantique, fouillis de foule, portraits statiques de personnages freinant le discours, pour donner cours à la course des actes de personnes de chair, à la dynamique de l’action, aux événements qui courent à l’avènement : le dénouement sanglant tramé par Colomba della Rebbia pour contraindre son légaliste frère Ors’Anton, de retour en Corse, à la vendetta, à venger la mort de leur père assassiné par le clan Barricini selon elle, mais innocenté par une enquête menée par le Préfet qu’elle estime complice politique.

Cela se passe, après la fin de l’Empire, sous la Restauration de Louis XVIII. Pour simplifier et justifier la haine ancestrale entre le clan della Rebbia et le clan Barricini, aux motifs confus et complexes, j’ai utilisé le contexte historique, transformant les Barriccini en légitimistes monarchistes, passés au nouveau régime de la Restauration, et les della Rebbia, militaires napoléoniens, en bonapartistes vaincus mais convaincus. Pour corser la situation politique par quelques clins d’œil contemporains, dans l’affrontement public de l’acte II entre Colomba et Barricini, Maire de Pietranera, je mets en bouche de la femme l’allusion à une campagne électorale pour la mairie, sans doute disputée par les deux parties.

Personnages amplifiés ou inventés
De Colomba, la blonde petite sœur terrible d’Orso, je fais une sombre matriarche méditerranéenne terrifiante, soumise à la loi patriarcale du mâle, mais véritable chef de clan, presque de mafia, frayant avec des bandits. Je prête à Orso, au lieu de l’Italie, des études en France, il en revient après Waterloo, avec les idéaux des Lumières, déchiré entre vengeance et justice, entre deux cultures : immigré en deux patries. De Lydia, la petite Miss snob, timorée et pudique de Mérimée, je fais une Lady dans le maquis, digne fille insulaire de l’Irlande irrédente et sœur de cœur de la Corse Colomba. D’un personnage très limité, j’ai voulu faire une personne complexe : de la légèreté mondaine du début, elle évolue puis plonge dans le drame ; d’étrangère, comme par capillarité, je lui fais éprouver une sorte d’acclimatation corse par sympathie insulaire : son empathie envers Colomba est presque immédiate dès qu’elle l’entend improviser une ballata, et lorsqu’elle en reçoit en cadeau de bienvenue un poignard, une vendetta, dont elle voudra même user. Son imprégnation corse passionnelle justifie à la fin, dans mon livret, son mariage avec Orso, militaire désargenté, en demi-solde, hériter d’une famille ruinée, invraisemblable dans la nouvelle car elle est riche et habite le quartier le plus huppé de Londres. Je lui prête de la sympathie pour Napoléon par anti-conformisme.
J’ai inventé le personnage de la suivante de Lydia, Miss Victoria, pour permettre, en quelques répliques, de cerner la jeune fille. Quant à son père, le digne Colonel Nevil de la nouvelle, bien qu’ayant affronté Napoléon —qu’il respecte— à Waterloo, j’en ai fait un personnage fantasque, papa gâteau sinon gentiment gâteux, sa fantaisie éclairant, au début et à la fin, le drame.
Du Préfet neutre et convenu du récit de Mérimée, je fais un continental lucide, passionné mais découragé par cette Corse aux mœurs indomptables, aspirant à rentrer au pays. Il lui appartient d’exposer aux touristes britanniques (et au public), comme un coryphée, le nœud de l’action.
J’ai éliminé toutes les digressions sur les bandits d’honneur, qui sacrifient à l’exotisme et disperseraient l’attention, pour les résumer en un seul, Giocanto Castriconi, le picaresque et pittoresque « Curé » passé au maquis, nécessaire dramatiquement au témoignage théâtral monté par Colomba dans mon texte, au lieu du fouillis de « paperasse », des dates du bail du moulin et de ses complexes démonstrations dans la nouvelle, qui lui prennent une nuit pour les mettre en ordre afin de les exhiber pour confondre Barricini. Éliminant des personnages superfétatoires, je préfère nourrir le personnage de Savéria, la vieille servante, qui devient le témoin illettré et impuissant de la découverte du carnet accusateur de l’assassiné qui, de son sang, aurait eu le temps d’écrire le nom de l’assassin, clin d’œil tragique au fameux : « Omar m’a tuer ».

Protagonistes essentiels

Le chœur
C’est, comme dans la tragédie grecque, le témoin actif de l’action, divisé contradictoirement parfois en hommes et femmes, et naturellement en clans. Logiquement, il n’apparaît que dès l’arrivée en Corse. À certain moment, en coulisses, il sera l’expression de l’intériorité de Colomba ou d’Ors Anton.

Le vocero
En Corse, comme dans la Méditerranée profonde et antique, le deuil était un rituel mené par les femmes, avec, on le sait, des pleureuses. La Corse avait une tradition, toujours féminine, d’improvisation poétique sur le corps du mort. Si la mort était naturelle, c’était une déploration, un éloge funèbre du défunt. Les Corses appelaient un peu indifféremment cela une ballata ou un vocero. Personnellement, par intérêt théâtral et pour marquer une progression dramatique, j’ai fait un distinguo entre la première appellation et la seconde, réservant ballata, avec sa dénotation de ballade, pour le poème pour la mort naturelle, et préférant vocero pour la mort violente, le vocero étant alors le cri féminin d’appel à la vendetta de sang, devoir impérieux du chef du clan.
L’improvisatrice de la ballata ou du vocero était appelée vocifératrice. Colomba est ainsi une vocifératrice réputée, très sollicitée pour les veillées funèbres afin de faire l’éloge des morts. On la verra et entendra de la sorte, à sa première apparition, improviser d’abord une poétique ballata sur une colombe, proche du vocero par l’esprit et l’intention, mais au sens quelque peu voilé par la métaphore. Malgré la réticence de son frère qui redoute sans doute le débordement de la ballata consolatrice en vocero vengeur, elle l’improvise, la chante à leur première rencontre pour complaire au caprice de Miss Lydia, avide de pittoresque. Au cours d’une veillée funèbre d’un voisin, elle improvisera encore une apaisante ballata qui dérape en vocero meurtrier hystérique, quand survient le clan ennemi pour rendre ses respects au mort.

 

 

 

LE VOCERO, CHARPENTE DU DRAME

 

Le texte de Mérimée porte en épigraphe deux vers corses du Vocero du Niolo, prêtés par tradition à la Colomba historique. Leur adjoignant deux autres j’en ai fait la charpente dramatique de mon drame. En effet, avant le lever du rideau, dans le noir, venue d’on ne sait où, comme brutale et brève ouverture, ou justement comme l’épigraphe de l’opéra, par une voix féminine anonyme éclate une strophe de quatre vers, en corse, dans une langue incompréhensible pour la majorité du public, donc, comme un oracle obscur :

Povera,orfana, zitella
Senza cugini carnali!
Ma per far a to vendetta,
Sta siguri, vasta anche ella.

Puis la lumière se fait donc, au Prologue, sur le navire qui amène en Corse Miss Lydia, jeune miss snob et blasée, qui espère en Corse des sensations plus fortes que celles de la trop classique Italie, sa suivante, et le colonel Nevil de l’armée anglaise, ne rêvant que de pêche et de chasse. Pour l’heure, Orso est absent. L’atmosphère légère entre Lydia, sa suivante et son père, ambiance d’opérette, est soudain glacée par la voix d’un marin qui tombe, symboliquement, de la hune. On y réentend le vocero en corse, avec de légères variantes, puis en français, suivi d’une glose avec une allusion à un père assassiné et un devoir de vengeance non assumé :

Pauvre orpheline, seulette,
Sans aucun cousin germain ;
Mais pour faire ma vendette
Il suffira de ma main !

Malheur, malheur, honte et colère
Car le fils dégénère
S’il survit sans venger le sang versé du père.

Troisième occurrence dans le Prologue sur le navire, le vocero se fera encore entendre, perturbant le duo d’amour entre Lydia et Orso, qui ne se sent pas concerné. Lydia, alarmée, arrachée à sa nature primesautière, en aura sans doute demandé des éclaircissements au matelot descendu sur le pont qu’elle a suivi en coulisses, avec Miss Victoria : désormais, cela détermine aussi sa conduite, elle en connaît, comme nous, probablement le rapport avec Orso qui, lui, héros isolé, l’ignore toujours. Épure tragique : mon vocero, appel à la vendetta, le fatum, plane et pèse, depuis le début sur Orso, Œdipe aveugle et sourd.
Ainsi, donnée fondamentale, les ondes centrifuges de ce vocero, au texte que je fais de plus en plus long selon la progression de l’action, vont induire attitudes et conduites du cercle proche ou élargi d’amis, parentèle, clan, autour du héros qui en est le centre de gravité inconscient : dans un mouvement centripète inverse, il le cernera progressivement de son déterminisme fatal, jusqu’à ce qu’on le voie plus tard encerclé, toujours inconsciemment, le chantonnant lui-même sans s’en rendre immédiatement compte : le chant de mort, célèbre partout, s’est insinué en lui avant que Colomba lui apprenne qu’elle en est l’auteur. (Acte III, sc. 3)
Symbolique septième et ultime occurrence explicite, avec toute la charge fatale que l’on prête traditionnellement au chiffre sept, dans l’Épilogue à Pise, que je situe aussi symboliquement au Camposanto, le fameux cimetière gothique, après qu’Orso aura fini par tuer en légitime défense les deux fils Barricini, Colomba, qui a abandonné enfin ses habits de deuil pour accompagner avec le Colonel Nevil Lydia et Orso en voyage de noces, découvre l’avocat Barricini prostré. Elle le chantera pour la première fois, faisant du vocero anonyme du début une berceuse de mort personnifiée en le lui susurrant et le faisant murmurer, par contagion, au vieux père douloureux, qui en meurt. On aura alors entendu le thème du fatum pour la dernière fois, la fatale septième occurrence dissipée enfin par le chant d’amour de Lydia et Orso.
Le corse, incompréhensible d’abord comme les oracles obscurs, sera devenu la langue du fatum.
Le vocero vengeur aura donc atteint et pratiquement gagné tous les héros, même l’étrangère et apparemment frivole Lydia de façon insidieuse, séduite par Colomba, par sa ballade dont elle tente de transcrire et de chantonner la mélodie et je lui prête cette réflexion :

« Au fond, c’est tout un art de savoir se venger… »

Effectivement, on la verra prête à venger Orso qu’elle croit assassiné avec la vendetta, le poignard, cadeau empoisonné de haine, que lui avait offert Colomba :

LYDIA
Colomba, Orso, on l’a tué ?
Celui qui l’a tué, je veux l’assassiner !
J’ai sur moi la vendette !

COLOMBA (riant)
Mazette !
Signorina Nevil,
Quelle amorce !
Voilà que notre Miss se prend pour une Corse ! (IV, 3)

 

 

 

LA THÉÂTRALISATION MUSICALE DU VOCERO

 

colomba jean claude petit opera benito pelegrinAutant qu’une traduction, la musique est la sublimation des paroles : les mots visent en gros l’intellect mais les notes touchent le profond de l’affect et si le discours disserte, l’orchestre court, concerte, annonce, dénonce, voile, dévoile les personnages, rappelle ou anticipe l’action. L’ouverture, c’est le vocero a cappella, deux tierces mineures descendantes. Ce vocero initial est constitué, sur l’apostrophe de trois mots de trois syllabes au rythme ternaire (« Povera orfana, zitella »), de trois incises de deux tierces mineures descendantes, précédées de l’ornement d’une appoggiature, mi-do-do/ appogiature /fa-ré-ré (montée d’un demi-ton) sur « Povera, orfana. Musicalement, ce bref motif des mesures 1 et 2 de l’ouvrage est devenu le thème fatal de Colomba qui l’annonce, la préfigure, comme une menace avant même qu’elle n’ait paru sur scène. Cet intervalle de tierce est la cellule qui donne la structure musicale, la trame de tout l’ouvrage, sa couleur funèbre. Il se fait entendre à chaque acte, soit en claires citations directes chantées du vocero, développé de sept à quatorze mesures, soit imprégnant insidieusement, de façon subtile, la vocalité de presque tous les personnages, qu’ils en aient conscience ou non, sensible du tout début à la toute fin, puisque c’est le chant de mort ultime, asséné avec une douceur cruelle par Colomba et chantonné par Barricini père hébété, qui le tue au cimetière de Pise où se conclut le drame. L’orchestre fait planer cet appel à la vendetta, à la mort, à l’ouverture de l’acte II, à celle de l’acte III, comme l’obsession de l’intraitable Colomba remâchant sa haine, parfois dans un orchestre aux cordes violentes, en fiévreuses doubles croches pressées, puis dans la mélopée angoissante du solo au cor anglais, passant du do mineur au fa mineur.
Sans être atonale, on peut considérer que la musique de Jean-Claude Petit est sérielle, constituée par cette série de deux tierces mineures du vocero, cet intervalle de la fatalité imposée par Colomba, que l’on va trouver glosées, tissées, traitées dans toutes les possibilités de la musique : montantes, descendantes, en valeurs courtes, longues, en fugue orchestrale obsessionnelle, en canon instrumental : l’intensité de la musique est la théâtralisation extrême de ce vocero fatal.

(Note d’intention écrite par Benito Pelegrín, l’auteur du livret de Colomba)

 

 

 

France 3, mardi 9 décembre 2014, 1h50. COLOMBA, création à l’Opéra de Marseille.

A l’affiche, les 8 mars 2014, 11 mars 2014, 13 mars, 16 mars 2014 Opéra en un prologue, quatre actes et un épilogue
Musique de Jean-Claude Petit,
Livret de Benito Pelegrín d’après la nouvelle de Prosper Mérimée

CRÉATION MONDIALE
Commande de la Ville de Marseille

Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille
Direction musicale : Claire Gibault
Mise en scène : Charles Roubaud
Décors : Emmanuelle Favre
Costumes : Katia Duflot
Vidéos : Julien Ribes
Lumières : Marc Delamézière
Distribution :
Colomba : Marie-Ange Todorovitch ; Lydia : Pauline Courtin ; Miss Victoria / Une Voix : Lucie Roche ; Savéria : Cécile Galois ;
Orso : Jean-Noël Briend ; le Colonel Nevil : Jean-Philippe Lafont ; le Préfet : Francis Dudziak ; Barricini Père : Jacques Lemaire ; Orlanduccio Barricini/ Un Matelot : Bruno Comparetti ; Vincentello Barricini : Mikhael Piccone ; Giocanto Castriconi : Cyril Rovery

Le reportage vidéo de Colomba (mars 2014. Livret de Benito Pelegrín) :
http://pluzz.francetv.fr/videos/colomba_naissance_d_un_opera_,113257117.html

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