vendredi 19 avril 2024

CD. JS BACH : Le Clavier bien tempéré. Pierre Laurent Aimard, piano (1 cd Deutsche Grammophon)

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bach-clavier-tempere-well-tempered-pierre-laurent-aimard,-piano-cd-deutsche-GrammophonCD. JS Bach : Le Clavier bien tempéré. Pierre Laurent Aimard, piano (1 cd Deutsche Grammophon). Genèse, enjeux, esthétique. Sommet, Bible, Everest du clavier baroque – en fait du clavier tout court-, « le clavecin bien tempéré » ainsi qu’il était nommé du vivant de Bach, – encore que le choix de l’instrument soit laissé par Bach à la décision de l’interprète-, reste la pierre angulaire, l’accomplissement artistique de tout claveciniste comme de tout pianiste. C’est aussi la référence au Père vénéré : un retour à la source première,  auprès de celui dont la quête expérimentale pousse les possibilités du langage musical jusque dans ses ultimes limites ; celui qui semble tout reconstruire et repenser l’univers à l’aulne de sa pensée et de sa seule science musicale ; où l’oeuvre miraculeuse inspirée par le Créateur se retrouve ainsi récapitulée et comme célébrer grâce au seul chant des deux mains sur le clavier : chacun des deux Livres fait alterner comme une séquence primitive, un prélude suivi de sa fugue dans les 12 demi tons de la gamme chromatique soit 24 modes majeurs et mineurs. Ici le Premier Livre – BWV846 à 869-, achevé dès 1722 (mais révisé jusqu’à la mort de Bach en 1750) est écrit quand Bach est à Köthen ; suivra 22 ans plus tard (à Leipzig), le 2ème Livre en 1744 (BWV 870 à BWV 893) … il en découle l’impression d’une suite séquentielle qui par le processus de son développement logique et naturel engendre tout un cycle organique que l’interprète inspiré, – démiurge par transfert, favorise en une croissance cohérente. Le défi principal en est d’exprimer la prodigieuse pensée musicale d’un génie inégalé en écartant rien de ce qui fonde aussi sa force poétique : une vision de l’infini et aussi l’expression très juste de la vérité humaine. Intellect et sensibilité, grandeur abstraite et intimité secrète se mêlent de façon inédite, sans que beaucoup d’interprètes parviennent à en saisir la double nature. La complexité contrapuntique sous tend en vérité une prière personnelle dont on suit de séquence en séquence, de Préludes en Fugues, l’évolution linguistique comme la volonté de variété comme de caractérisation contrastée d’un dyptique à l’autre. Le ton dune progessive et absolue sincérité fait entre autres toute la valeur des 12 derniers épisodes du Livre I soit du numéro XIII au numéro XXIV : plus sobre, plus dense, de plus en plus dépouillé, le geste s’économise, les dynamiques sexacerbent, signes d’une maturité rayonnante et profonde non dénuée de gravité, de nostalgie, de grâce comme de tendresse … autant de caractères très subtilement énoncés et développés qui composent aussi comme le portrait profond et juste de l’auteur.

CLIC_macaron_2014Estimation, fortune critique, réception de les Livres. Avant le XIXème redécouvreur (grâce à Mendelssohn et la recréation de la Saint Matthieu à Berlin en 1829 – un an après la mort de Schubert à Vienne…), l’éditeur Rellstab souhaita publier les deux recueils du Clavier bien tempéré dès 1790. Bach était mort depuis 40 ans mais son aura et sa légende, minutieusement entretenus par son fils ainé, le fidèle Carl Philipp Emmanuel, étaient intacts.  Les plus grands compositeurs des Lumières et du siècle romantique vénéraient les 2 Cahiers : Haydn, Mozart (qui instrumenta des fugues à 3 pour ensemble de cordes)… et Beethoven qui étudiait et travaillait les préludes et fugues des deux recueils avec son maître Neefe. La somme est d’autant plus précieuse que les manuscrits autographes nous sont parvenus. Le premier jet du Cahier 1 remonte à  l’automne 1722 : tout y est déjà précisé et abouti (construction harmonique, contrepoint, ornementation) même si Bach affine encore son intention de très nombreuses années après. C’est un chantier jamais fermé que le compositeur perfectionne toute sa vie.
Les contemporains de Bach reconnaissent avoir été éblouis par la technique du Bach claviériste : souplesse, chant, intériorité gomment ici la rudesse, et les difficultés accumulées dans chaque séquence (Prélude puis Fugue).  La légende suggère que le cycle ait été composé pendant le temps d’incarcération de Bach, soit presque un mois à compter du 6 novembre 1722 : son patron, le Duc de Weimar étant particulièrement furieux d’avoir constater à maintes reprises le désir de son serviteur musicien de le quitter.
Bach devait à l’issue de son emprisonnement rejoindre la Cour de Coethen qui avait négocié son transfert. Auparavant destiné exclusivement à l’orgue, l’enchaînement Prélude et Fugue peut désormais être joué sur tous les claviers dont évidemment le plus répandu: le clavecin. La formule ne suscita guère d’enthousiasme et le succès du cycle revient surtout à son usage comme extraordinaire recueil d’exercices. Or comme nous l’avons dit, il dépend de l’interprète de dépasser les défis techniques pour en exprimer l’éloquente ivresse sonore, dansante. Au-delà de la performance contrapuntique, saisir et exprimer le chant intime et les enjeux expressifs de la musique pure.

Intimité, clarté, sensibilité de Pierre-Laurent Aimard

 

aimard-pierre-laurent-piano-Bach-debussy-messiaen-Deutsche-GrammophonAimard-LrgAprès avoir proposé chez Deutsche Grammophon également une lecture de l’Art de la fugue, affirmant déjà une sûreté technicienne doublée d’un superbe instinct musical, le pianiste Pierre Laurent Aimard s’attaque ici à un autre volet spectaculaire du génie de Bach père. D’emblée, le jeu touche par son élocution sincère et naturelle, une discrétion toute en finesse qui sait préserver la clarté de l’écriture et surtout le contenu poétique voire intime du complexe tissu sonore. Si les 12 premiers volets sont en soi magistralement conçus révélant l’ampleur et la force expérimentale de la pensée de Bach, les 12 derniers numéros indiquent une évidente transformation plus introspective, plus dense voire fulgurante : y surgissent de nouveaux caractères -plus confidentiels dans les 12 précédents- : profondeur, gravité, silence, repli, énigme. Autant de valeurs clés qui sortent de l’ombre grâce à la sensibilité du Pierre-Laurent Aimard.

Au tout début du Livre I, l’entrée dans le cycle passe par l’enchantement du premier Preludium sculpté comme l’invitation dans un jardin enchanté (l’Arcadie rêvée ?… celle des amants qu’a peint Watteau et dont les silhouettes ou la trace imperceptible semble inspirer JSBach). Le jeu de Pierre Laurent Aimard parcourt chaque climat du paysage mental et musical, creusant d’incessants contrastes lorsque s’affirme l’ivresse juvénile irrépressible du Preludium III, sa légèreté trépidante et insouciante comme un printemps primitif (grâce enivrée du jeu digital … annonciatrice de l’ivresse et du crépitement exalté du Préludium X), puis le déterminisme de la Fugue VII, en une volonté qui affirme la toute puissance de la musique pure. Entre pensée et incarnation, la savant architecte se fait poète : son jardin, nouveau labyrinthe de l’âme désireuse. Mais le pianiste soigne tout autant failles et replis en d’inquiétants vertiges : sérénité plus sombre du Preludium VIII enchaîné avec la fugue VIII grave et retenue, de loin la plus méditative.

Le cd 2, présente le cycle des 12 derniers épisodes ; corpus plus mûr, plus essentiel, moins démonstratif ; autant dans les 12 premiers, Bach semble tricoter et tisser longtemps avant de produire la profondeur ; ici en quelques mesures, il atteint une gravité pleinement épanouie (jouant du silence et des ombres) en une urgence irrésistible… Cette pensée qui s’affirme peu à peu est d’autant plus spectaculaire et impressionnante que le pianiste excelle tout autant à exprimer dans le Preludium XIII, sa grâce ingénue, et mieux dans la Fugue qui suit (et le complète) : la broderie aérienne, insouciante, sa fluidité essentielle, son esprit dansant qui jaillit avec une simplicité primitive. Quelle science des contrastes. Et pour l’interprète, quel défi dans la gestion d’autant de climats changeants, volubile, fugaces… pourtant admirablement canalisés.
En plus de la gravité et de la profondeur, Pierre-Laurent Aimard fait jaillir avec une grande subtilité la tension et la gravité à fleur de peau du Preludium XIV, puis dans la Fugue qui suit, le temps suspendu de méditation, cette plongée et cette immersion lente cette retenue et cette pudeur, celles d’une fine allusion, surtout introspective (Watteau là encore…). A la vivacité précise, intense, enlevée comme un bambochade (excitation de l’irrésistible Preludium XV), au feu dansant qui traverse et habite le flux des entrelacs croisés de la Fugue XV, répond aussi le songe insouciant du Prélude suivant (XVI).
Le pianiste suit l’itinéraire mental progressif d’un Bach arpenteur de l’univers : l’édifice contrapuntique se fait colossal (affirmation de la pensé musicale) dans les deux Fugues XVI et XVII. Voici le Bach constructeur de cathédrales. Et pourtant le jeu de Pierre-Laurent Aimard se montre ciselé, simple, enfantin, d’un naturel limpide, souvent désarmant par sa fragilité.

bach_js jean sebastianCycle de maturité oblige, et donc immersion dans la profondeur voire la gravité, place au Prélude XVIII : le plus touchant, où saisit une sensibilité introspective la plus ténue, pudeur grave, là encore d’une élocution très simple… à laquelle répond sa Fugue, long développement complexe auquel l’élocution et le jeu très nuancé et dépouillé jouent surtout sur le clarté ; il restitue sa grâce éloquente son allant irrépressible, son équilibre olympien. La grâce mozartienne du Prélude XIX, sa délicatesse musicale indique que Bach a mûri et va droit à l’essentiel ; il touche immédiatement car la science est surtout proche du coeur.
Il y aurait tant à dire d’un épisode à l’autre. Le Prélude et Fugue XX en seraient la quintessence affirmant et la pensée universelle de Bach et la sensibilité du pianiste qui en détecte et en exprime l’expérience intime : l’énergie conçue comme une urgence torrentielle est un élément nouveau : brio, flexibilité, clarté, simplicité et ici synthèse frappe l’écoute (il annonce la vivacité du XXI). Puis l’ambition de la structure contrapuntique  (de la Fugue, l’une de plus développée et des plus longues… qui annonce l’absolu, sommet final, la XXIV), sa gravité et son ascèse (variation abstraite de la musique) affirme une certitude jamais écoutée avant (l’affirmation du génie musicien du Bach alors emprisonné ?). Son caractère universel, construit une éllipse sans fin comme un mouvement perpétuel illimité qui étire le souffle jusqu’au delà l’humain. Il faut bien des accords martelés finaux pour en réaliser la fin et l’élan conclusif. Vertigineux. Alors comment ici ne pas évoquer la Fugue ultime, la XXIV, de près de 7mn : son énoncé simple, sobre, profond et aussi d’une grande tristesse exprimeraient-ils le renoncement comme si Bach, tirait la révérence avec mélancolie et une grâce pudique elle aussi irrésistible ? Au pianiste revient le mérite, d’apporter la brume ensorcelante d’un balancement hypnotique.

Malgré la grande disparité des climats, la succession vertigineuse des contrastes enchaînés et l’architecture complexe de l’écriture, on demeure saisit du début à la fin par la grâce volubile et insouciante du jeu, la finesse du toucher. Un très grand album… qui laisse espérer déjà le Livre II.

CD. JS Bach : Le Clavier bien tempéré, Livre I. Pierre Laurent Aimard, piano (1 cd Deutsche Grammophon)

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