vendredi 19 avril 2024

Avignon. Opéra, le 22 novembre 2009. Bellini: I Capuletti e i Montecchi. Orchestre lyrique de Région Avignon-Provence. Jonathan Schiffman, direction. Mise en scène : Nadine Duffaut

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Les amants de Vérone
L’oeuvre. Le drame de Shakespeare avait déjà inspiré une dizaine d’opéras avant que Bellini, en quarante-cinq jours, n’en compose dans l’urgence cette version pour Venise (1830), utilisant des fragments d’autres de ses œuvres sur un livret de Romani, repris de celui que le librettiste avait fourni deux ans plus tôt à Vaccaj.
Le livret paraît d’abord subtil par sa condensation extrême, nécessité économique de l’opéra d’alors, qui réduit à cinq les quinze personnages (sans compter les comparses) du drame originel. Raccourci intéressant, d’abord, c’est que Roméo est le chef de la faction des Gibelins, donc directement, politiquement –et presque œdipiennement- opposé à l’ennemi Capellio, père de Juliette, ici, chef des Gibelins : donc affrontement direct de clan à clan d’autant plus aigu que, pour corser le drame, dans cette version, Roméo a tué en duel le fils, donc, le frère de Juliette. Mais les amants de Vérone, en dépit des familles, ont déjà surmonté l’abîme de cette mort (perte donc d’une péripétie dramatique) et se sont voués l’un à l’autre. Roméo viendra même, ambassadeur dissimulé, demander au père la main de sa fille en gage de paix entre les deux partis, alors qu’on a fiancé la jeune fille à son cousin Tebaldo (Tybalt), suppléant ainsi le prétendant Pâris, aussi disparu que le Mercutio original. Au lever du rideau, l’intrigue est donc complètement nouée mais a perdu l’intensité du coup de foudre clandestin et transgressif entre les jeunes gens. Quant au personnage pacificateur et sacral de Frère Laurent, il est réduit ici à n’être que le médecin Lorenzo, complice des amoureux et dispensateur de la drogue pour Juliette afin d’échapper au mariage avec son cousin. Finalement, la complexe tragédie originale est affadie à la simplification romantique d’une rivalité amoureuse entre Roméo, l’amant officieux, et Tebaldo, le fiancé officiel, briguant bourgeoisement la main de la même femme.
Musicalement, ce n’est pas non plus le meilleur opéra de Bellini mais il suffirait de l’air de Juliette, « O, quante volte… », embrumé de la nostalgie d’un cor, enrubanné d’arabesques moelleuses de vocalises languides, pour que toute sa grâce musicale la fasse à l’œuvre entière. Les duos et ensembles sont aussi intéressants même dans leur rhétorique romantique déjà figée, et l’on remarque l’importance des chœurs, image sonore de la violence des hommes, tous masculins dans un opéra où seule l’héroïne est femme, avec le paradoxe d’un Roméo travesti.

La réalisation
On soulignera l’intelligence avec laquelle Nadine Duffaut, qui signe la mise en scène, se tire des pièges d’une œuvre qui dit plus la violence qu’elle ne la montre, avec une vocalité essentielle mais très étirée, qui ne favorise guère le mouvement. Dès l’ouverture animée, elle use donc d’images presque oniriques par leur lenteur de duels, de combats (maître d’arme Véronique Bouisson), dans un arrière-plan flou comme un rêve, arrière-fond de mort à l’histoire d’amour à l’avant-scène, à peine séparés par un voile derrière lequel se meut et s’émeut Juliette, impuissante, prisonnière et engluée dans cette sombre guerre d’hommes aux masses grouillantes inquiétantes où son âme aimante a sombré. À peine quelques pas de danse de couples amoureux, d’un couple singulier, dans ce lointain ailleurs, sembleront dire un bonheur rêvé et inaccessible. La lumière, fondu, « sfumato » de brume (Philippe Grosperrin), sépare aussi les deux univers, tout comme, au début, ces beaux décors (Emmanuelle Favre) suggestifs d’escaliers en oblique à la Piranèse, dans des clairs-obscurs à la Rembrandt ou cette colonne vague de temple fantastique à la Monsu Desiderio, à la touche baroque annonçant romantisme et impressionnisme. Plus tard, les lumières tombantes obliques, rouge et noir, traceront les arêtes tranchantes du drame inexpiable.
Les costumes Renaissance de Katia Duflot sont somptueux et sobres, avec des drapés de capes subtils, collerette blanche pour les hommes, sévères en chromatisme, marron, gris, lie de vin et fauve (sang et férocité) pour Tebaldo et Roméo en Guelfe, illuminés de jaune par Juliette et de blanc par la chemise du héros.

L’interprétation
Si un bon metteur en scène peut masquer les manques dramatiques d’un opéra, on ne peut ruser vocalement avec Bellini : son chant, son bel canto romantique, requiert tenue de ligne, agilité, égalité, souplesse, beauté du timbre et technique à toute épreuve. Il faut reconnaître que tous les interprètes possédaient les qualités requises, mise en valeur par un chef, Jonathan Schiffman, tout dévoué à servir la grande respiration de ces arcs musicaux bellinien, et celle des interprètes.
Si Lorenzo n’a malheureusement pas de grand air, Patrick Bolleire lui prête sa stature et la chaleur d’un timbre de basse généreux et rassurant tandis que Federico Sacchi a l’allure élégante et arrogante d’un chef de parti, père noble assoiffé de vengeance à la voix à la fois tonnante et souple. Seule voix claire d’homme, le jeune ténor Ismael Jordi, physique de jeune premier, à un timbre brillant et dru, allie la franchise de l’émission, la vaillance des terribles aigus et la souplesse requise par le rôle de Tebaldo.
Karine Deshays, au-delà d’un tempérament dramatique déjà apprécié dans Sesto, entre dans ce rôle au travesti difficile, épée à la main, en ferraillant et chantant, avec une fougue juvénile tragique, aigus aisés, larges et puissants, chaud médium qui se corsera encore, grave coloré, sensible et nuancée, émouvant(e) et crédible Roméo. Que dire encore d’Ermonela Jaho sans sombrer dans la répétition ? Cette belle chanteuse, aux mille rossignols dans la gorge, possède une souplesse aérienne qui lui permet de broder, avec des délicatesses infimes, des irisations de rêve, le beau chant bellinien, avec des nuances de dynamique, forte, mezzo forte, piano, pianissimi, qui suspendent irréellement le temps ; mais cette facilité, cette science ne seraient rien sans l’expressivité, la sensibilité d’une interprétation qui bouleverse par sa vérité immédiate dans des ornements qui ne seraient que froide pyrotechnie vocale sans cette grâce qui leur donne sens et raison d’être dramatique : face à son père qui la repousse, ses vocalises sont des sanglots.
On saluera, dans cette œuvre qui donne une grande importance aux chœurs, le travail, bien sensible, d’Aurore Marchand. Œuvre rare servie avec un rare respect.

Avignon. Opéra, le 22 novembre 2009. Bellini: I Capuletti e i Montecchi. Orchestre lyrique de Région Avignon-Provence( Directeur musical, chef permanent : Jonathan Schiffman) ; chœurs de l’Opéra-Théâtre d’Avignon et des Pays de Vaucluse (Direction : Aurore Marchand). Mise en scène : Nadine Duffaut ; décors : Emmanuelle Favre ; costumes : Katia Duflot ; lumières : Philippe Grosperrin. Distribution : Giulietta : Ermonela Jaho ; Romeo : Karine Deshayes ; Tebaldo : Ismael Jordi ; Capellio : Federico Sacchi ; Lorenzo : Patrick Bolleire.

Photos : Cédric Delestrade. Karine Deshayes et Ermonela Jaho

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