COMPTE-RENDU, critique, opĂ©ra. ORANGE, ChorĂ©gies, le 6 aoĂ»t 2019. MOZART : Don Giovanni. D. Livermore / F Chaslin. DatĂ©e cette mise en scĂšne qui nous sert les mĂȘmes vieilles recettes acadĂ©miques, usĂ©es depuis un demi-siĂšcle, du mĂ©lange des Ă©poques pour le mythe mitĂ© de lâhomme Ă femmes âanachronique en notre tempsâ et dont lâintemporalitĂ© câest justement notre Ă©ternel drame humain du temps, le conflit entre immanence et transcendance, finitude et infinitude, bref lâaffrontement entre instant et Ă©ternitĂ©, le choc entre la fragile et pĂ©rissable chair contre le marbre immuable de lâimmortalitĂ©, dans un concept laĂŻque profane ; ou, conception spirituelle,  Don Juan dâici-bas contre la statue du Commandeur de lâau-delĂ , damnation et salut dans son vrai contexte idĂ©ologique religieux, dont tĂ©moigne le personnage dâElvire, mĂȘme dans cette version de deux crĂ©ateurs, francs-maçons certes, mais pas athĂ©es.
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Croyance et religion du chiffre : Catalogue
Il pouvait donc ĂȘtre intĂ©ressant, Ă notre Ă©poque du retour dĂ©vastateur de croyances religieuses plus ou moins falsifiĂ©es, de confronter ce personnage revu par les LumiĂšres qui semble dâabord indiffĂ©rent au religieux, tout en maudissant le diable qui lui fait rater les coups espĂ©rĂ©s, mais qui, nĂ©anmoins, invite un mort chez lui et en accepte aussi une invitation, mourant sans accĂ©der au repentir quâon exige de lui.
IntĂ©ressante aussi, bien que piratĂ©e du Don Giovanni de Bertati/Gazzaniga de quelques mois antĂ©rieur, mais immortalisĂ©e par la musique de Mozart, la notion centrale de liste[1] des conquĂȘtes de son maĂźtre par Leporello. Du concret faisant catalogue abstrait, cet acharnement à « mettre en liste » comptable la chair des femmes abusĂ©es, de faire nombre, de faire du chiffre, nâest-elle pas un trait dâune boursiĂšre actualité ? Lâentreprenant Don Juan pourrait ĂȘtre perçu comme un entrepreneur en femmes avec lâambition, soulignĂ©e par son valet dâĂ©tendre internationalement sa ou ses « donnesche emprese », expression ambiguĂ« quâon peut traduire, au sens entrepreunarial par âentreprise(s) fĂ©minine(s)â ou âexploits fĂ©mininsâ, tel ceux dâun grand sportif aussi des temps modernes jugĂ© aux performances, au rendement, au record imposĂ© Ă lui-mĂȘme. Comme le Don Juan de MoliĂšre qui ne croit quâen « deux et deux font quatre », dont la religion est lâarithmĂ©tique, celui-ci semble vouer un culte, plus quâaux femmes rĂ©duites Ă un nombre abstrait, aux chiffres.
Lâapproche aussi du personnage (bourses, boursier) du plaisir par la dĂ©pense financiĂšre liĂ©e Ă la dĂ©pense libidinale, « puisque je dĂ©pense mon argent, je veux me divertir !», Ă©tait un trait encore moderne bien parlant Ă notre temps.
DON JUAN au pied du mur âŠ
ScÚne datée pour mythe atemporel

On pouvait fouiller texte et musique, assez riches, pour en donner une « lecture » moderne. Mais de la densitĂ© du mythe, cette production de Davide Livermore ne semble avoir retenu que lâĂ©pidermique mythologie, ses clichĂ©s clinquants, ses images Ă©culĂ©es, des nuĂ©es de femmes qui nâont mĂȘme pas besoin dâĂȘtre sĂ©duites par le hĂ©ros car toutes semblent en chaleur et se prĂ©cipitent sur lui âmĂȘme les hommesâ jusquâaux hĂ©roĂŻnes abusĂ©es, au mĂ©pris du texte, en contradiction totale avec lâaction, un ratage total, puisque Don Giovanni, dĂ©pitĂ©, se croit jouet du dĂ©mon qui se moque de lui, avoue son Ă©chec amoureux : il nâaura baisĂ© aucune des femmes dĂ©sirĂ©es, ni Anna, ni Zerlina, ni la camĂ©riĂšre de Donna Elvira. Mais ici, ce n’est pas l’amour avec un grand A mais avec un grand tas. Cette pauvretĂ© interprĂ©tative face Ă une telle richesse, est saupoudrĂ©e dâune vague poussiĂšre politique sollicitĂ©e que Livermore nous livre dans une « Note dâintention » quâon ne voit guĂšre notablement notifiĂ©e sur scĂšne, figeant le mythe, dont lui-mĂȘme convient quâil est universel, donc intemporel, au seul XVIIIe siĂšcle, « lâĂ©poque des rĂ©volutions », dit-il, (dont nous ne voyons quâune, la française). Il nous offre sentencieusement ce double axiome : « Don Giovanni a besoin de rĂšgles pour les dĂ©truire alors que le Commandeur veut le chaos pour le formaliser ». Quâun « dissoluto », quâun libertin, quâun dĂ©rĂ©glĂ©, se dĂ©finisse, implicitement, contre les rĂšgles, cela va sans dire, câest dĂ©foncer une porte ouverte. Mais dans les deux scĂšnes, dĂ©but et fin, avec une troisiĂšme au milieu comme statue acceptant lâinvitation, dans les quelques dix lignes de paroles prĂȘtĂ©es au Commandeur, on ne voit strictement rien qui justifie cette assertion abusive que lui prĂȘte Livermore. Bien sĂ»r, un Commandeur de Calatrava, maĂźtre dâune Ordre de chevalerie militaire et religieux, reprĂ©sente un certain ordre ; certes, assassinĂ© et statufiĂ©, mandatĂ© par Dieu pour punir le coupable aprĂšs quâil a refusĂ© lâoffre salvatrice du repentir, il est la Justice, dont on ne voit pas pourquoi elle voudrait le chaos.
Passons sur cette maladresse dâexpression due peut-ĂȘtre Ă une traduction approximative. Passons encore sur lâaffirmation que le Commandeur serait « lâAncien RĂ©gime », mĂȘme si elle fixe encore abusivement le mythe Ă lâĂ©poque de la RĂ©volution française, dont notre Don Giovanni « universel », mais ici limitĂ© chronologiquement Ă lâopĂ©ra de 1786, serait une anticipation. Car Ă regarder le personnage Ă travers le temps, sâil est, inconsciemment, « rĂ©volutionnaire » dans un cadre historique prĂ©cis, Ă lâĂ©tudier sĂ©rieusement diachroniquement, dans son Ă©volution temporelle, il apparaĂźt clairement, contrairement Ă ce quâen dit (mais ne montre pas Livermore dans sa rĂ©alisation), que câest Don Juan qui est ” lâAncien RĂ©gime ».
Je ne pense pas quâon puisse sĂ©rieusement se rĂ©clamer du mythe en ignorant toute lâĂ©paisseur historique de ce rĂ©cit qui traverse les Ăąges avant dâĂ©merger et se condenser dans sa forme dĂ©finitive dans lâEspagne de la Contre-RĂ©forme, au premier tiers du XVIIe, dans une Europe dĂ©chirĂ©e religieusement par les polĂ©miques sur la libertĂ© de lâhomme et la prĂ©destination, la grĂące et le salut. Ayant traitĂ© de Don Juan dans des cours universitaires du plus haut niveau, agrĂ©gation et recherche, fait des confĂ©rences, des Ă©missions de radio, publiĂ© pendant des annĂ©es, on pardonnera au critique dâallĂ©guer en passant des titres accrĂ©ditant ses connaissances Ăšs la matiĂšre dont il traite, Ă lâessayiste de renvoyer Ă ses ouvrages et, au dramaturge, Ă ses piĂšces[2].
Le mythe de Don Juan
Depuis lâAntiquitĂ©, lâoccident nâa créé que deux mythes, celui mĂ©diĂ©val de Tristan et Yseut, lâamour fidĂšle jusquâĂ la mort, et celui qui en semble lâinverse, Don Juan, lâinfidĂšle Ă en mourir. Ce dernier est cristallisĂ© dans la piĂšce espagnole El Burlador de Sevilla, âlâabuseur, le trompeurâ de SĂ©ville, dâon on ignore exactement lâauteur (prĂȘtĂ©e au moine Tirso de Molina) et la date exacte, dans le premier tiers du XVIIe siĂšcle. Le jeune noble Don Juan, de Naples Ă SĂ©ville, fait la chasse aux femmes, les abusant en leur donnant la main, gage concret de mariage sans besoin de tĂ©moin ni mĂȘme de prĂȘtre selon le droit canon formalisĂ© par le Concile de Latran [3], et les abandonne. Mais une nuit, il attente Ă lâhonneur de la fille du Commandeur de Calatrava et, le pĂšre intervenant, il le tue. Il se moque plus tard de la statue du tombeau du Commandeur et, par dĂ©rision, lâinvite Ă souper. La statue lui rendra lâinvitation et, par cette mĂȘme main trompeuse prodiguĂ©e aux femmes, le trompant Ă son tour, la statue du Commandeur lâentraĂźne en enfer.
Les piĂšces baroques espagnoles, populaires et sophistiquĂ©es, ont diverses entrĂ©es, et celle qui donne naissance Ă Don Juan, est exemplaire par sa complexitĂ© philosophique, mĂ©taphysique sous son Ă©corce lĂ©gĂšre. LâarriĂšre-fond thĂ©ologique pose le problĂšme de la grĂące et du libre arbitre de lâhomme Ă propos duquel se dĂ©chirent les thĂ©ologiens jĂ©suites et leurs ennemis augustiniens depuis la RĂ©forme. Mais grĂące Ă son attrayante intrigue du premier niveau, son sĂ©duisant hĂ©ros et la spectaculaire statue qui parle et marche, la piĂšce prĂȘtĂ©e Ă Tirso a un succĂšs foudroyant dans toute lâEurope, largement dominĂ©e par lâEspagne.
La Commedia dellâArte sâen empare comme scĂ©nario et la promĂšne partout. MoliĂšre en donne sa version en 1665, Dom Juan ou le Festin de pierre, qui fait du hĂ©ros « un grand seigneur mĂ©chant homme », avec « un cĆur Ă aimer toute la terre », un « épouseur Ă toutes mains », et, surtout, un athĂ©e. Ce qui nâest pas le cas de lâoriginel Don Juan espagnol, repentant, qui demande un confesseur au Commandeur, qui le lui refuse, contre toute justice catholique (quâon jugera luthĂ©rienne) car il est trop tard pour le repentir : Don Juan, confiant, croyait en un Dieu dâamour qui pardonne tout. Mais si Dieu pardonne tout, tout est-il possible ? Quelles sont les limites ? Dieu pardonne mais encore faut-il ĂȘtre en rĂšgle avec lui Ă lâheure de la mort. Or, cette heure ne nous est pas connue. Ă tous les conseils de prudence quâon lui donne Ă chacun de ses mĂ©faits juvĂ©niles, Don Juan, assurĂ© de sa longĂ©vitĂ© rĂ©pond par son leitmotiv :
« Lointaine est votre Ă©chĂ©ance, jâai du crĂ©dit devant moi ! »,
Mais il accumule des dettes morales dont il doit sâacquitter. Lors du repas chez la Commandeur, des voix chantent en coulisses :
Tant qu’il vit en ce monde
Fou est l’homme qui dit :
« J’ai du crĂ©dit devant moi ! »
Car la vie soit brĂšve ou longue,
Tout se paie en une fois.
il y a un terme Ă tout jeu
Et toute dette a son échéance.
On ne peut mieux simplifier, pour le peuple, les finesses casuistiques de la thĂ©ologie en de telles leçons morales faciles Ă retenir. On signalera que, selon les prĂ©ceptes du Concile de Trente repris dâHorace dâun art utili dulce, âutile et douxâ, devant docere, movere, delectare, âenseigner, Ă©mouvoir en divertissantâ, mĂȘme lâopĂ©ra sacrifie au couplet moralisateur de lâhistoire chantĂ© dans le vaudeville final par tous les interprĂštes, se rĂ©jouissant de voir le « dissoluto punito », le libertin, le mĂ©chant puni.
MalgrĂ© cette profondeur, lâintrigue et son hĂ©ros sont si fascinants que Don Juan reste pour tous, au niveau commun, comme lâhomme Ă femmes par antonomase. Sâil est « rĂ©volutionnaire », non par ses idĂ©es et ses actes mais par ses actions, ce nâest que dans le cadre historique strict du rĂ©gime patriarcal qui lui donne naissance et dont il est une parfaite incarnation. Je donne ci-dessous quelques paragraphes tirĂ©s de mes ouvrages.
Libertinage, libertĂ© : Raison d’Ă©tat de lâindividu
La sociĂ©tĂ© espagnole du temps est faite par les hommes, pour les hommes. L’Ă©tat fonctionne comme une famille et la famille, comme un Ă©tat, autoritaires tous deux. Au centre, Ă la tĂȘte de l’un, le Roi et, de l’autre, le PĂšre. Au-dessus de tous, Dieu le PĂšre, au centre du cercle qui circonscrit tous les autres. Le PĂšre est Ă©videmment un mari au centre de la famille, pierre angulaire de la sociĂ©tĂ©. Le mariage est au mari ce que le serment d’hommage est au suzerain : le contrat qui lui livre le vassal ou la femme, avec la garantie de la religion, dâune monarchie et dâune famille de droit divin.
Dans cette sociĂ©tĂ© patriarcale si centralisĂ©e, hiĂ©rarchisĂ©e (PĂšre, Roi, Dieu), toute atteinte Ă cet ordre immuable est subversive. Et, en effet, face Ă un Dieu rĂ©pressif ou Ă un possesseur exclusif de la femme, le libertinage, qu’il soit religieux ou Ă©rotique, affirmation de l’individu contre la Loi : câest la dĂ©couverte de la libertĂ© de l’esprit et du corps, de la lĂ©gitimitĂ© de la libre pensĂ©e et du plaisir. Le libertinage, dans ses deux dimensions, est donc une premiĂšre expĂ©rience de la libertĂ©, une raison d’Ă©tat de soi-mĂȘme et, forcĂ©ment, l’expression individuelle est toujours un danger pour une collectivitĂ© qui cherche Ă la canaliser.
La jeune fille cloĂźtrĂ©e qui dĂ©couvre le plaisir, la mal mariĂ©e qui prend amant, la duchesse qui n’attend pas le bon-vouloir politique du roi et, enfin, la nonne malgrĂ© elle (dans certaines versions du donjuanisme) qui enfreint la rĂšgle de chastetĂ©, toutes ces femmes ont dĂ» d’abord sentir les barriĂšres familiales, politiques, matrimoniales, religieuses, l’oppression de pĂšre, mari, souverain ou Dieu. Les briser, c’est faire acte de libertĂ©, c’est s’affirmer, tenter une rĂ©alisation individuelle. Dans cette sociĂ©tĂ©, sans autre issue, le chemin de la libertĂ© fĂ©minine passe par le libertinage et par l’infidĂ©litĂ© au PĂšre, au Mari, au Roi, Ă Dieu. Infraction qui se paie trĂšs cher.
La virginitĂ© devient monnaie d’Ă©change, c’est le cachet, l’emballage qui garantit le passage intact de la marchandise-femme du PĂšre au Mari, du producteur au consommateur, qui doit la faire fructifier en lignage Ă la puretĂ© garantie. Tout manquement Ă l’honneur des hommes, qui risquerait de contaminer l’arbre gĂ©nĂ©alogique d’un sang impur qui usurperait l’usufruit de la transmission de la propriĂ©tĂ© aux rejetons lĂ©gitimes, peut ĂȘtre puni de mort. Le Mari hĂ©rite du PĂšre ce droit de vie ou de mort.
Dans ces conditions, consciente ou non, la rĂ©volte des femmes se manifeste ou s’exprime dans le couvent par l’illuminisme (toutes les nonnes ne sont pas des Sainte ThĂ©rĂšse !) dans le monde par l’hystĂ©rie de femmes significativement vieilles ou cĂ©libataires (sorciĂšres), dans la maison-prison par les intrigues amoureuses illĂ©gitimes qui finissent souvent trĂšs mal.
En sorte qu’il n’est pas interdit de voir en Don Juan une vengeance, non contre les femmes comme le prĂ©tend le hĂ©ros lui-mĂȘme au premier degrĂ© (« flĂ©au des femmes ») mais bien une vengeance des femmes contre l’injuste sociĂ©tĂ©, contre PĂšre, Mari ou Dieu, un sacrilĂšge fĂ©minin plus ou moins conscient contre la religion abusive de l’honneur des hommes qui se cĂ©lĂšbre par le sacrifice de leur libertĂ© sur l’autel du culte viril. Don Juan est sans doute suscitĂ© par les femmes.
Au premier degrĂ©, donc, Don Juan joue de cette sociĂ©tĂ© mĂąle : il est l’Ă©pouseur Ă toutes mains et obtient des victoires par la promesse fallacieuse du mariage envers des femmes qui adhĂšrent sottement Ă cette loi aliĂ©nante des hommes, mariages clandestins de libre consentement main dans la main, avec Dieu seul pour tĂ©moin, dĂ©conseillĂ©s mais non condamnĂ©s par lâĂglise[i]. Mais, au fond, il dĂ©joue, subvertit cette sociĂ©tĂ© : il dĂ©fie Dieu, les Maris, les PĂšres. Ă Dieu, il enlĂšve la religieuse ; au Mari, la femme, la fille au PĂšre. Autrement dit, il arrache la femme-marchandise au rĂ©seau habituel de distribution : il lui montre une autre voie, qui n’est pas celle tracĂ©e par l’ordre des hommes. Le libertin fait passer le souffle de la libertĂ©.  Dans son cadre et temps. Dans le nĂŽtre, il ne serait que le reste, bien menacĂ©, de la phallocratie patriarcale. RĂ©actionnaire donc, par ses abus de pouvoir et le pouvoir de sa fortune et naissance noble, câest donc lui qui incarne « lâAncien RĂ©gime ».
Ăchangisme, internet, mariage pour tous : mort de Don Juan
Si avec la puissance de lâargent et de la position sociale tout peut sâacheter aussi aujourdâhui, dans tous les sens et sexes, le mythe de lâhomme Ă femmes, est donc bien mitĂ©. Depuis la mode prolĂ©tarisĂ©e des partouzes depuis 68, des clubs Ă©changistes avec pignon sur rue, des sites de rencontre internet, un palmarĂšs de mille et trois femmes (en Espagne) de sa liste non exhaustive, nâest pas, pour un riche oisif sans occupation autre que de baiser une seule fois une seule femme, mĂȘme multipliĂ©e Ă lâinfini, nâest pas un exploit extraordinaire. Dâailleurs, maladresse encore de la mise en scĂšne qui le montre faisant lâamour Ă plusieurs, la vĂ©ritĂ© textuelle ne nous le montre quâavec une femme Ă la fois : Don Juan, sans ĂȘtre, comme semble le proposer Livermore, un serial killer littĂ©ral sinon littĂ©raire (on peut tuer la femme aimante de bien des façons, il est vrai) est pour moi, comme je lâai Ă©crit autrefois, un serial monogame, sans mĂȘme un sĂ©rail : sa collection de femmes se rĂ©duit Ă un catalogue, un album de photos comme on lâa vu ailleurs plusieurs fois[4]. Dâautant que, sâil prend la peine de sĂ©duire une seule femme, Zerlina, la paysanne surtout sĂ©duite par son propre narcissisme, sâil promet Ă chaque fois un mariage, Ă lâĂ©poque du mariage pour tous, mariage pour personne, puisquâil y a plus dâunions libres que rĂ©glĂ©es devant maire et curĂ©, lâargument ne peut porter, Don Juan est surtout un violeur (duchesse Isabelle, Ana comme exemples dans la piĂšce originelle) qui serait dĂ©jĂ traĂźnĂ© devant le Commandeur des tribunaux Ă lâĂšre du #Metoo qui criminalise le viol, oĂč mĂȘme le « HarcĂšlement de rue » est pĂ©nalisĂ©.
Donc, si le problĂšme du mariage demeure fondamental dans le Don Juan historique, symbolisĂ© par la promesse de la donner prodiguĂ©e par « lâĂ©pouseur Ă toute mains » comme rĂ©sume MoliĂšre, et que lui demandera aussi le Commandeur depuis le texte premier espagnol : « Donne ta main en gage » « Dami la mano in pegno », la statue le prenant Ă son propre piĂšge arme, cela est ridicule Ă notre Ă©poque.
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RĂALISATION ET INTERPRĂTATION
Gags et gadgets contre musique et texte
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AUTOMOBILES⊠Lâouverture nâest pas encore finie que dĂ©bouche Ă cour, Ă©crasant la musique, pleins feux et pneus glissants crissants sur scĂšne, un taxi, une rutilante MĂ©gane Renault jaune canari : Leporello en chauffeur conduit son maĂźtre qui sâapprĂȘte, par un ascenseur virtuel trĂšs visuel le long du mur, Ă aller violer tout lĂ -haut Donna Anna en combinaison de soie noire, pas plus Ă©tonnĂ©e que ça en dĂ©pit du texte et dâune gifle au mufle. Ăvidemment, captĂ© par ces surprenantes images, on nâaura guĂšre Ă©coutĂ© le valet vigile se plaindre de son sort et de son maĂźtre.
Ă jardin arrivera, en plein dĂ©bat sinon Ă©bats batailleurs entre la femme violentĂ©e et son violeur, tous clignotants, un autre imposant vĂ©hicule noir, qui sâimpose brutalement Ă lâattention, un gros 4×4 BMW vitres fumĂ©es dâoĂč sort le Commandeur pistolet Ă la main, escortĂ© de deux gardes de corps Ă lunettes noires, tout aussi armĂ©s et noirs, le clichĂ© dâun capo mafioso et de ses hommes. Duel aux pistolets dâaujourdâhui pour Ancien RĂ©gime dâautrefois, deux formes tombent : « Qui est le mort ? » interroge naĂŻvement Leporello et sur cette boutade, lieu commun théùtral, Livermore pose la grave question de savoir qui est effectivement bien mort, et tant pis pour ce nĆud fondamental de lâaction, lâintrigue, ses pĂ©ripĂ©ties, les pleurs, lâĂ©vanouissement, le deuil de Donna Anna, le dĂ©sir de vengeance, lâenquĂȘte, la statue du tombeau et le tombeau quâelle donne au meurtrier en dĂ©nouement.
Si câest la fin de lâAncien RĂ©gime, câest un drĂŽle de rĂ©gime moteur ces deux autos, les voitures encombrant dĂ©sormais les plateaux depuis quelques annĂ©es dĂ©jĂ Â : lâan dernier, nous eĂ»mes ici mĂȘme une Cadillac et une Fiat 500, mais dans une merveilleuse transposition Ă©tincelante dâintelligence du Barbier de SĂ©ville filmĂ© Ă CinecittĂĄ. Mais ici, oĂč est le sens ?  Faudrait-il donner la carte grise avec date dâimmatriculation des vĂ©hicules pour coller au symbole flambant neuf de leur modernitĂ© plaquĂ©e sur lâĆuvre ? Ă tant de voitures lyriques vues sur scĂšne, de quoi faire un garage, voie de garage des mises en scĂšne ne sachant sur quelle roue danser.
HIPPOMOBILE⊠On oubliait : pour faire âpresqueâcouleur locale historique, une calĂšche tirĂ©e par un cheval, puis un autre cheval, tirant Ă deux le taxi aussi en panne que la (quĂ©)quĂȘte amoureuse avortĂ©e de Don Giovanni poursuivi par la fureur castratrice dâElvire. Des chevaux, en a-t-on vu aussi ! ici mĂȘme pas plus tard quâen juillet pour Guillaume Tell, superbe image dâAnnick Massis en amazone autrichienne, et tel autre inoubliable roussin sâabandonnant sur scĂšne (le trac, la pauvre bĂȘte !), faisant sâexclamer un spectateur : « TĂ©, le cheval, lui au moins, il pisse en mesure ! »)
COSTUMES HETEROCLITES
La mise en scĂšne qui afflige depuis cinquante ans les théùtres a donc dĂ©cidĂ© que le spectateur, ignare, nâest pas capable de discerner ce quâil y a de moderne, dâĂ©ternel, dans une situation en costume dâhier (et quand on lit simplement le texte ou Ă©coute le disque ?) et se donne pour mission, afin que nul nâen ignore, dâen souligner lâintemporalitĂ©, qui nous serait invisible, par de voyantes strates, quâon dirait gĂ©ologiques, de modes de tous temps.
Avec des vĂȘtements de toutes les Ă©poques, du costume dâaujourdâhui au pourpoint dâOttavio et vertugadins baroques des deux dames, certains joliment carnavalesques et Zerlina, Ă lâimprimĂ© prĂšs, une belle jupe goyesque, rien donc, dans cette mise en scĂšne qui ne relĂšve des tics, des tocs de bric et de broc vus et revus depuis un demi-siĂšcle comme si lâinvention nâexistait plus, Ă©puisĂ©e dans la rĂ©pĂ©tition industrielle en sĂ©rie de metteurs en scĂšne qui puisent et sâĂ©puisent dans un rĂ©pertoire archi commun de signes qui ne font plus sens de tant dâusage ressassĂ©. MĂȘme lâappareil photo de Leporelle remplaçant le Catalogue Ă©crit est un gadget connu, reconnuâŠ
Bref, ces Ă©normes vĂ©hicules incongrus qui occupent la scĂšne sans se prĂ©occuper de la musique, sans quâon leur trouve une nĂ©cessitĂ© autre que faussement dĂ©corative, Ă©mettant mĂȘme leur gaz, polluent lâĂ©coute, dĂ©clenchent des rires, captant le regard par leur masse et leurs Ă©volutions virtuoses : bravo  à tous les chauffeurs, les chanteurs qui, peut-ĂȘtre plus que de travail dâacteur ont dĂ» recevoir des leçons de conduite automobile pour prendre ces  audacieux virages en Ă©pingle Ă cheveux, ces dĂ©parts sur les chapeau des roues, ces coups de freins palpitants de film dâaction, qui crissent les pneus et grincent les dents, sur-imprimĂ©s (musique concrĂšte de la modernité ?) plombant lâoxygĂšne musical de Mozart.
Quand Don Giovanni, qui ne chante que des airs courts et expressifs, commence son dit « Air du champagne » sur la margelle entourant lâorchestre, lâarrivĂ©e intempestive en arriĂšre-plan, sur la scĂšne, du gros tank du Commandeur en dĂ©tourne aussitĂŽt lâattention : le Commandeur, trouble-fĂȘte quâon croyait mort, va-t-il sortir lâarme lourde ? On sâinterroge, distrait, la tension de la scĂšne dĂ©tourne de lâattention au chanteur : je ne saurai donc vraiment dire honnĂȘtement comment sâen tire Erwin Schrott, par ailleurs dĂ©jĂ loin et de dos sur la passerelle. Passerelle, passage obligĂ©, quart dâheure de gloire quâaura chaque chanteur plus proche ainsi du public, effet sensible sans doute mais pervers : si le mur et le toit du théùtre projettent et protĂšgent naturellement le son, sur ce fragile pont Ă©troit, en avancĂ©e vers les gradins mais sous le plein air sans couverture, à dĂ©couvert, sans protection, avec la nĂ©cessitĂ© de mesurer prĂ©cautionneusement les pas, et le chef invisible au dos, on a senti une certaine dĂ©stabilisation de certaines voix, notamment dans de beaux piani hĂ©roĂŻquement donnĂ©s, rattrapĂ©s in extremis par la technique de ces merveilleux chanteurs.
ELVIRE ET LES FILLES FLEURS
Comme si les voitures ne suffisaient pas Ă dĂ©tourner lâouĂŻe par la vue, dâautres facĂ©ties perturbent lâĂ©coute et lâĂ©motion du chant. Ainsi, valise Ă la main, Elvire entre en scĂšne tempĂ©tueusement de rouge passion et robe Ă paniers vĂȘtue, au milieu dâun essaim, dâaffriolantes pompom girls en affolantes nuisettes de soie rouge, bouquet Ă la main et son air dĂ©chirĂ© de sauts qui traduisent la dĂ©tresse et le sentiment de vengeance de la femme bafouĂ©e est complĂštement parasitĂ© par cette dansante nuĂ©e, presque nue, se bĂ©cotant et sâĂ©treignant pour se consoler. Victime aussi, pauvre Elvire, de ces fleurs quâelle cueillera Ă la fin, vestiges fanĂ©s de ses espoirs déçus : la belle scĂšne oĂč, Ă sa fenĂȘtre ou balcon, superbe image ici de lâarchitrave de la porte monumentale du théùtre, son air si doux de femme aimante blessĂ©e mais toujours prĂȘte Ă pardonner, qui va ĂȘtre encore trahie sous nos yeux par Don Giovanni qui la livrera Ă son valet, son tendre et naĂŻf pathĂ©tisme est tournĂ© en comique par un gag. PoussĂ© par son maĂźtre, Leporello lui lance, une Ă une, dâau moins vingt mĂštres plus bas, des fleurs que, par un jeu de scĂšne, certes rĂ©ussi mais cassant la vraie scĂšne dramatique, comme un jongleur, elle semble attraper au vol de lâaltitude de son perchoir, dĂ©clenchant Ă chaque envoi et rĂ©ception de cirque rĂ©ussis, les rires sonores du public. Elle finira sa nuit dans la banquette arriĂšre du taxi avec un Leporello heureux de lâaubaine.
CATALOGIE PRESSBOOK
Mais guĂšre plus heureux dans son « air du Catalogue », contrariĂ© par la projection, sur lâimmense mur du théùtre devenu gĂ©ant tableau dâindices dâun commissariat, de photos de femmes de la liste, apparemment mortes, assassinĂ©es, rĂ©pertoire ou Pressbook dâun serial killer que, soudain, devenus inspecteurs, dĂ©tectives ou profileur de sĂ©rie policiĂšre, nous sommes invitĂ©s Ă dĂ©crypter. Sans Ă©couter le chanteur. Mais le metteur en scĂšne lui offre une compensation, la petite mais vorace gĂąterie de la femme, qui au lieu dâĂȘtre refroidie par la liste oĂč elle figure comme les autres, sans doute Ă©chauffĂ©e par tant de sexe, plonge main en avant vers le sexe de Leporello quâelle tente de violerâŠ
VIOL CONSENTI
DĂ©cidĂ©ment, vos dames, Livermore⊠On avait commencĂ© par Donna Anna, aimable violĂ©e Ă la volĂ©e dâune simple baffe au violeur au cou duquel elle sautera ensuite (au dos de son chaste fiancĂ© Ottavio ridiculisĂ©, dĂ©jĂ marri mari cocu dâavance), le rĂ©compensant dâun goulu baiser sur la bouche quand elle le retrouve, dĂ©cidĂ©e Ă se venger de lâinconnu violeur et meurtrier de papa : la gifle de la retrouvaille, symĂ©trique de la premiĂšre dans la chambre, nous souligne explicitement quâelle lâa bien reconnu alors quâelle lui demande de lâaide pour dĂ©masquer le traĂźtre. Ah, quel cerveau de femmeâŠ
Câest lĂ encore un emprunt, une resucĂ©e du vieux et beau livre de Pierre-Jean Jouve, dont la thĂ©orie romanesque et romantique de lâamour de Donna Anna pour son violeur et assassin de son pĂšre nâest assurĂ©ment pas le meilleur. Cette sorte de syndrome de Stockholm, empathie ou sympathie de la victime envers son tortionnaire, prĂȘtĂ© Ă la jeune femme, nâest en rien justifiĂ©e par le texte ou la musique. Parler de son ambiguĂŻtĂ© sentimentale parce quâelle oppose des dĂ©lais Ă lâimpatience matrimoniale de Don Ottavio, câest manifester une grande inculture historique, tant sociale que du contexte tout de mĂȘme hispanique : les lois de la biensĂ©ance rĂ©glaient les terme du deuil dans les nobles familles et quand on sait quâen plein XXe siĂšcle la Bernalda Alba de GarcĂa Lorca impose Ă ses filles un deuil et une claustration de huit ans, la pudique patience de la jeune femme Ă son fiancĂ©, un an dâattente, nâest tout de mĂȘme pas exorbitante aprĂšs ce quâelle a subi, ce nâest pas une fin de non-recevoir, le mariage aura lieu : le lieto fine, la âhappy endâ obligatoire des opĂ©ras du temps est respectĂ© tout comme aussi les lois rigoureuses de la biensĂ©ance théùtrale, le public eĂ»t Ă©tĂ© choquĂ© par une fĂȘte de mariage juste aprĂšs une tentative de viol et un assassinat.
On ne sâattardera pas sur lâincohĂ©rence, lâabsurditĂ©, dĂ©mentie en texte et musique par la scĂšne dramatique oĂč Donna Anna, Ă©clairĂ©e par une montĂ©e angoissante et lumineuse de tout lâorchestre, reconnaĂźt, Ă la voix, l’agresseur, avec, pour la premiĂšre fois, lâĂ©clat des trompettes de la vengeance.
ParquĂ©es les voitures, quand la musique peut enfin se dĂ©ployer et respirer sans brouillage visuel ou sonore, quel bonheur ! Ă la tĂȘte de l’Orchestre de l’OpĂ©ra de Lyon, intelligemment rĂ©duit en formation Manheim,  le chef FrĂ©dĂ©ric Chaslin, par une battue haletante, sans trou ni dans les ensembles ni dans les airs, dont ces superbes chanteurs ne seront jamais en manque malgrĂ© le tempo, sait tenir un Ă©quilibre si dĂ©licat entre amour et humour chez Mozart. Le second acte, voitures au garage, oĂč lâaction se fige un peu au profit du statisme obligĂ© de ces trois grands airs de bravoure de concert que sont les airs dâAnna, dâOttavio, qui nâapportent rien Ă lâintrigue, Ă lâexception miraculeuse de celui dâElvira, tout psychologique, prĂ©parant sa tentative de sauver lâimpie, comme les ensembles, sont un pur bonheur musical. Les chĆurs de Monte-Carlo / Avignon, invisibles, sont impressionnants comme la voix amplifiĂ©e du commandeur tombant de la statue dâAuguste.
Les projections mouvantes et angoissantes, les lumiĂšres expressionnistes superbes,  sont le seul signe surnaturel dont lâĆuvre a Ă©tĂ© dĂ©pouillĂ©e car lâarrivĂ©e, symĂ©trique de la premiĂšre du Commandeur dans sa grosse voiture avec ses gorilles, tous parabellum Ă la main pour flinguer Don Giovanni tout aussi armĂ© avec Leporello, duel non au soleil mais dans lâombre, rĂšglement de comptes Ă ChorĂ©gies Corral, et les coups de feu attendus (on en avait prĂ©venu prĂ©alablement le public pour ne pas lâeffaroucher), fait rire comme une parodie de film noir. On ne jurerait pas que la basse du malheureux AlexeĂŻ Tikhomirov, Commandeur, en Parrain dâopera buffa affublĂ©, nâen est pas victime de quelque vibration ou vibrato Ă©mu de sa grande et belle voix. On regrette que le solide Masetto dâIgor Bakan soit desservi par des positions trop lointaines Ă cour ou en fond de scĂšne pour bien apprĂ©cier son travail. Il est vrai quâil a fort Ă faire avec la Zerlina dâAnnalisa Stroppa, gredine coquine, cĂąline, voix charnue pour charnelle prĂ©sence physique, sans doute alter ego de Don Giovanni qui sent nĂ©cessaire de tenter de la sĂ©duire (de lâacheter) alors quâil y va sans ambages avec les autres.
LâOttavio de Stanislas de Barbeyrac sauve sa mise, mĂȘme ridiculisĂ© par la mise en scĂšne qui mĂ©connaĂźt tout lâhĂ©ritage chevaleresque et courtois du personnage, par son Ă©lĂ©gance, sa ligne de chant, son phrasĂ©, une puretĂ© vocale qui fait sens et contraste avec les couleurs diaboliques sombres du hĂ©ros. On nâa pas facilitĂ© la tĂąche du Leporello dâAdrian SĂąmpetrean, parasitĂ© dans son chant, chantant, en juste un peu plus clair, et moins puissant, sur la mĂȘme ligne que le hĂ©ros, juste jeu et dĂ©gaine juvĂ©nile.
En Donna Anna, Mariangela Sicilia nâest pas la grandiose NĂ©mĂ©sis, dĂ©esse de la vengeance dont elle est pourtant lâinstigatrice, Ă©pĂ©e Ă la main : comme Colomba lâespĂ©rant de son lĂ©galiste de frĂšre, comme ChimĂšne la rĂ©clamant dâun champion, dans lâimpossibilitĂ© sociale pour une femme de lâexĂ©cuter elle-mĂȘme, elle la commet aux soins de son fiancĂ© Ottavio, lâexhortant, dans une sorte de vocero, corse ou hispanique, cri rituel dâappel fĂ©minin Ă la vengeance de sang. Jolie, facile, ductile mais trop lĂ©gĂšre, sa voix ne peut rivaliser avec les trompettes fĂ©roces de la vindicte. En courte combinaison sexy de soir noire, peineta et mantille de deuil, belle, elle semble plutĂŽt une plausible jeune fille de bonne famille saisie par la dolce vita, la dĂ©bauche, mais sans rapport avec le texte et la musique, issue dâune autre histoire.
On nâattendait pas la mezzo Karine Deshayes dans la soprano Elvire. Pourtant, la longueur de sa voix, sa flexibilitĂ© pliĂ©e aux exigences vocalistes du vrai bel canto, sa sensibilitĂ© en font, mĂȘme parasitĂ©e par le fatras fantaisiste de la scĂšne, le personnage le plus Ă©mouvant de lâĆuvre, voix entre grave et aigu, ciel et terre : le trait dâunion avec lâau-delĂ spirituel dâoĂč elle tente de sauver Don Giovanni au bord du gouffre quâelle voit et chante, dĂ©sespĂ©rĂ©e, pardonnant en amante et chrĂ©tienne.
Don Giovanni noble ?
En chemise et immuables pantalons noirs ajustĂ©s Ă©rotiquement au corps, avantageux, sĂ»r de son sex-appeal surlignĂ©, sourires ravageurs, aguicheurs au public (fĂ©minin, masculin ?) comme les mannequins moins dâun dĂ©filĂ© de mode que dâune plateforme de marchĂ© au sexe ou de casting porno, Erwin Schrott nâest pas un Ă©lĂ©gant aristocrate rĂȘvĂ© dâun Visconti. Loulou, loubard canaille de banlieue, câest un vitteloni Ă la Fellini, un ragazzo ambigu Ă la Pasolini, traĂźnant paresseusement se guĂȘtres en quĂȘte dâun coup. Le personnage est plus que bien campĂ© et Schrott a un charisme Ă©vident. On apprĂ©cie ses talents de comĂ©dien, lâexcellent jeu de scĂšne du rĂ©citatif avec Zerlina oĂč, lui dĂ©bitant des fadaises, il semble hĂ©siter, cherchant à « briconcelli » une rime, « belli », bien que ce staccato de sa voix carnassiĂšre dâacier gomme le veloutĂ© voluptueux du lĂ©gato murmurĂ© de la sĂ©duction, nâoffrant Ă la jeune femme, pour tout « casinetto » confortable, que la banquette arriĂšre de son taxi pour lit dâamour. Cependant, pour ĂȘtre « mĂ©chant homme », Don Giovanni nâen est pas moins un « grand seigneur », sâil nâen a pas la morale interne, il en a du moins les formes et le geste : câest avec une grande gĂ©nĂ©rositĂ©, reconnue par le trio des masques priĂ©s impromptu Ă sa sauterie (oĂč il pense sauter tant de femmes) quâil invite fastueusement toute une noce dans son palais; câest avec un noble panache quâil invite la statue, quâil la recevra et dĂ©fiera chez lui, et mĂȘme la pauvre Elvire reçoit une marque de sa civilitĂ© courtoise, refusant de rester debout si elle reste Ă ses genoux, lâinvitant aussi Ă partager son repas. Du noble,  dans cette vision, il ne reste que le profiteur de sa situation et fortune et dâune sociĂ©tĂ© Ă castes qui le place, patron parfois brutal, au-dessus dâune masse servile.
Bref, il ne mĂ©rite pas ici le « Don », marque de distinction ou noblesse : ce nâest pas un DON Giovanni ni Giovanni tout court mais un giovinotto,  Giovanninetto, irresponsable et fol, plein de charme il est vrai, qui nous est prĂ©sentĂ©.

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COMPTE-RENDU, critique, opéra. ORANGE, Chorégies, le 6 août 2019. MOZART : Don Giovanni.
ChorĂ©gies dâOrange 2019 (150Ăš Ă©dition)
Théùtre Antique, les 2 août et 6 août 2019.
DON GIOVANNI, ossia il dissoluto punito
opéra en deux actes de Wolfgang Amadeus Mozart,
Livret de Lorenzo da Ponte
DIRECTION MUSICALE: Frédéric Chaslin
MISE EN SCĂNE:Â Davide Livermore
DĂCORS:Â Davide Livermore
ECLAIRAGES:Â Antonio Castro
VIDĂOS:Â D-Wok
CONTINUO:Â Mathieu Pordoy
DON GIOVANNI:Â Erwin Schrott
LEPORELLO:Â Adrian SĂąmpetrean
DONNA ANNA:Â Mariangela Sicilia
DONNA ELVIRA:Â Karine Deshayes
DON OTTAVIO:Â Stanislas de Barbeyrac
ZERLINA:Â Annalisa Stroppa
MASETTO:Â Igor Bakan
LE COMMANDEUR:Â AlexeĂŻ Tikhomirov
Orchestre de l’OpĂ©ra de Lyon
ChĆurs des OpĂ©ras d’Avignon et de Monte-Carlo
(Coordination chorale : Stefano Visconti)
Coproduction avec le Festival de Macerata
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Photos Philippe Gromelle et Bruno Abadie
1. Catalogue du serial killer / 2. Taxi sans compteur et monnaie au vent (Schrott); 3. Elvire et ses pompom girls (Deshayes) /  4. Fantasmagorique dĂ©cor / 5. ”Laci darem la mano⊔ (Stroppa, Schrott) / 6. L’Amour avec un grand tasâŠ
[1] Lâoriginal espagnol en offre une Ă©bauche comme je lâai montrĂ© dans mes travaux citĂ©s plus bas.
[2] Je renvoie Ă ma PrĂ©face (« Du Don Juan dâhier au dragueur dâaujourdâhui » ; Libertinage et liberté », p. 9-36 et Ă ma Postface (« Physique et mĂ©taphysique de Don Juan », p. 197-235 qui prĂ©cĂšdent et suivent mon adaptation française du Burlador de Sevilla [Tirso de Molina?] Don Juan, le Baiseur de SĂ©ville, Ăditions de lâAube, 1993, 239 pages, crĂ©ation Aulnay-sous-Bois, puis Théùtre Gyptis, 1995, et tournĂ©es, mise en scĂšne de Françoise ChatĂŽt. Ma deuxiĂšme version, de Paris, est parue chez Muse Ă©ditions, 2017. Voir aussi mon essai Dâun Temps dâincertitudes, Sulliver, 2008, DeuxiĂšme Partie : « Incertitude du temps », I. Temps mesurĂ© et temps comptĂ©, p. 135-150 ; VII LâĂšre des pĂšres, p. 207-216 ; VIII. Combats de coqs, soleil couchant, p. 217-228.
[3] Ignorer cela, câest ne rien comprendre Ă lâargument essentiel du faux sĂ©ducteur, « épouseur Ă toutes mains ». Câest pour contrer ces mariages de lâombre que le Concile de Trente exigera la publication de bans et la prĂ©sence de tĂ©moins. Je renvoie encore Ă mes travaux.
[4] LâidĂ©e de la photo, avec le valet comme voyeur et vidĂ©aste attitrĂ© de la vie Ă©rotique du maĂźtre, est bonne Ă lâheure de Facebook et dĂ©ment la vielle affirmation de Camus qui explique lâinconstance de Don Juan en disant : « Il ne sait pas regarder les portraits », que jâavais dĂ©jĂ rĂ©futĂ©e dans mes travaux sur le mythique hĂ©ros.