jeudi 28 mars 2024

Verbier (Suisse), les 22 et 23 juillet 2011. Verbier Chamber Orchestra, A.Hewitt, R.Capuçon : Bach,Mozart. M. Helmchen, piano : Bach, Beethoven, Liszt

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4 jours à Verbier, bien sûr le plus possible de concerts, et cette année dans le cadre plus intime de l’Eglise : de quoi ensoleiller ce juillet si pluvieux et frais qui accroche les nuages, et mettre la musique au cœur. Premier soir : un concert des jeunes du Verbier Chamber, avec deux chefs-solistes inégalement convaincants. Premier matin : superbe voyage de Bach à Liszt via l’op.106, par l’un des plus inspirés pianistes, allemand, de la jeune génération.


Le temps d’avant

Petit cercle d’instrumentistes groupés autour du piano, sous le pseudo-canon à lumière de l’église moderne… Au fait, piano or not piano ? Pour Bach, à Verbier, c’est plus volontiers piano. Mais on aura tout de même la surprise d’entendre d’abord avec Angela Hewitt un piano-Bach ravivant la jeunesse des… moins jeunes auditeurs, du temps qu’on jouait droit et qu’on trouvait normal de transmettre ainsi le message du Père de la Musique. Les véritablement neufs instrumentistes du Verbier Chamber jouent donc d’abord debout et raide, mais sans ravissement, semblant se rappeler qu’avant leur propre naissance le pari baroqueux fit chanter et danser cela bien autrement. Leur chef est solidement arrimée à une rythmique privée de doute sur elle-même. Même les gondoles vénitiennes du largo se transforment en barges sur l’Elbe, cela ponctue grave en fin de phrase et se surligne. Bref les anciens peuvent se remémorer leur temps d’avant… Puis le dernier concerto de Mozart ( mais les musicologues ne sont plus maintenant aussi certains de cette place du K.595 dans la chronologie) résonne très classique et sans états d’âme sous les doigts de la pianiste dont la gestuelle un peu scolaire, la convention stylistique et surtout le manque d’imagination n’enchantent guère. Le calcul dialectique des proportions et des émotions est bien absent, avec ses ralentis et ses silences de coquetterie dans la cadence, et sa ponctuation fertile en points d’exclamation terminaux. C’est d’autant plus dommage que les instrumentistes, et spécialement du côté des vents, ont une réelle couleur sonore. Un bis de J.S.Bach viendra heureusement rappeler qu’Angela Hewitt existe… en arrière-plan.

Instant, arrête-toi…

Evidemment, la situation change totalement quand paraît Renaud Capuçon : le violoniste tient aussitôt sous le charme de sa virtuose éloquence les groupes d’interprètes qu’il galvanise. Dans le la mineur de Bach, les phrasés ont de l’ampleur, la danse du finale est contagieux bonheur. Seul l’andante est un rien forcé en son balancement, et malgré de bien beaux pianissimi, le soliste-chef se laisse parfois aller à des roulades quasi-opératiques, et – encore cela, qui est « vieux maîtres », – à des ralentis, et forts accords en fin de discours. Quant au 3e concerto de Mozart, il ravit par son adéquation à l’idée de jeunesse qui le saisit d’emblée. Renaud Capuçon, violoniste et vraiment conducteur, lui communique cette lumière de fin d’après-midi ensoleillé qu’il faut cette année imaginer pour un Verbier déserté par le soleil. Ce qui conquiert aussi, c’est l’entente – visiblement admirative des « nouveaux », et affectueuse de l’aîné en face de ses cadets – qui permet d’accéder à la rayonnante perfection de ce concerto écrit par un Mozart de 18 ans, épris de conquête sonore mais aussi du plaisir de l’instant qui se sublime en bonheur d’être. Une nuance de mélancolie se fait jour dans l’adagio à l’élégante gravité – peut-être, avant la formule de Goethe, « l’instant est-il si beau » qu’il ne se « puisse arrêter » ?- , et dans une cadence où se suspendent de petites propositions sur le silence. Qu’importe alors un désir parfois excessif de virtuosité ou de décalé dans des intentions trop appuyées, car certes ni Bach, ni Mozart ne sauraient « se réduire » à des postures pour grand concerto pré ou post-romantique. Mais ici l’essentiel est atteint, et fait espérer que le soleil se lèvera demain vaillant et généreux sur les crêtes des Combins ! (vendredi 22, 11h)

Un Bach-Ruisseau

Aussitôt l’on sait que ce sera pour chacun des Trois – hasardons une Trinité : le Père Johann-Sebastian, le Fils, Ludwig Van, l’Esprit indocile Franz Liszt – intuition, juste mesure, libération d’énergie spirituelle. Martin Helmchen, encore jeune homme, évoque de visage un Richard Wagner modeste et doux (Wotan ! quel oxymore !), et fait aborder en terre de Bach (Partita n°1) par la tendresse d’un chant et contrechant, dialogue intérieur, souple balancement qui murmurent l’exigence de l’esprit. Puis ce sont des joies dansées, des appels d’arpèges pour construire une mélodie à recoins d’ombre et d’infinitésimal repos. Sans rien, bien sûr, de ces coquetteries qui gâtent parfois les meilleurs. Non, une ligne-arabesque dont les peintres aimeraient dire que c’est entre Watteau et Tiepolo. A la fin, l’autorité et son léger écho précèdent la jubilation perpétuelle d’une gigue où le Ruisseau-Bach irrigue de sa transparence jamais lasse les territoires du temps.

Franz de terre et d’eau

Est-ce d’une telle lumière-source que vient à Martin Helmchen l’idée d’un portrait lisztien en quatre regards, et le premier, justement, selon Bach ? « Weinen, Klangen… »,d’abord : certes il y a démesure d’un romantisme, mais ce n’est pas le tonitruement d’un Busoni relecteur du Père. Simplement une forme d’épopée mystique, du visionnaire hugolien capable de se clore en mystérieux chuchotement. Après ce Liszt-montagne en gravissement héroïque, un Franz d’eau courante où s’est apprivoisée la grandeur d’une Année de Pèlerinage alpin, cet Au bord d’une Source où jaillit par instants, et déjà, la cristallerie de quelque « Jeux d’Eau à la Villa de Bagnes »….Et puis passent les Nuages Gris, la plus séduisante des pièces ultimes d’un Liszt en désassemblement prophétique : très bientôt Debussy, et plus tard les hommages de Ligeti, cette pure poésie commence en ciels de Friedrich et s’achève dans le nuagisme de l’abstraction la plus libérée du réel, des lambeaux en mouvement suggèrent la mélodie qui s’absente, les notes-sur-silence se résolvent en arpèges que Martin Helmchen distille en magicien. Le dernier visage (Vexilla regis…) retourne en architecture avec son choral légendaire, à la fois puissant et venu du lointain – Aus der Ferne, et on songe à ce qu’aurait pu alors rapporter Robert Schumann de l’enfermement d’Endenich, si son esprit n’y avait été anéanti. Ici les démons enchaînés ou apaisés, les ruissellements en délire de perles laissent aussi se lover un petit chant dans le territoire harmonique, et le pianiste allemand donne à cet orgue mystique des harmoniques bouleversants. On connaît l’autoportrait de Liszt : franciscain et tzigane. On a envie de paraphraser : dominicain, et – pourquoi pas ? – à cause du rôle de voyant : rimbaldien ….

Ancien et Nouveau Testament

Ces 4 visages en miniature conduisent aux 4 temps d’une des plus formidables constructions de la musique, cette 29e Sonate op.106 d’un Beethoven qui achève là son Ancien Testament pianistique dont les op.110 et 111 seront le bref Nouveau. Le pianiste allemand s’y confirme démiurge qui a la courtoisie de faire oublier une technicité de si haute exigence, et poursuit avec lui-même un discours à peine extériorisé qui n’a rien à voir avec quelque gesticulation que ce soit. Sa simplicité de comportement y est tranquille apanage des plus grands. Ici la fanfare métaphysique ouvrant l’allegro conduit bien à l’aventure d’une pensée butant parfois sur des silences de création du monde, les paysages de falaises et d’abrupt où se rue la volonté d’anti-destin. Passent les elfes d’un scherzo, si peu mendelssohnien et qui ne peut se retenir de « fuguer » avec sauvagerie. Et au centre, la prière : mais est-ce bien cela, cette énonciation de la parole sacrée pour un humain en recherche, « dialogue de la base et du sommet » dont M.Helmchen se garde bien de toute tentation grandiloquente ?

Audace géniale de Lavoisier

L’allure est souveraine en cette infiniment longue mélodie, génératrice des plus folles expansions, des dialogues entre extrémités du clavier. Ici, qui parle et chante ? Un dieu dont compositeur et interprète seraient les messagers ? Le pianiste paraît s’effacer et à la fin se dissoudre en choral raréfié, presque imperceptible… Pour mieux rejaillir un temps d’anxieuse Attente, de crises de rage-sur-silence, prélude à la plus audacieuse construction fuguée, la plus démente aussi, aujourd’hui encore à peine acceptable selon les lois de la Beauté. M.Helmchen en est l’architecte « démonique », toujours s’effaçant derrière la grandeur de l’énigme dont sa force nous permet cependant de concevoir les formes souveraines. On songe aux mots d’un des écrivains qui sut le mieux cerner la création musicale : « O audace aussi géniale que celle d’un Lavoisier, d’un Ampère, l’audace découvrant les lois secrètes d’une force inconnue, menant à travers l’inexploré l’attelage invisible
qu’il n’apercevra jamais ! »

Cette embardée d’une fugue de géant débouchant sur le vide monstrueux, renaissant après un chant apaisé qui renoue avec la polyphonie et enfin triomphe par elle, ces fleurs cueillies au dessus de l’abîme, un tel pianiste a le droit de nous y guider, certes à cause de dons infiniment perfectionnés, mais surtout par la grâce la plus véritable. Tout cela saisit, bien au-delà de qualités qui impressionnent (voire même « expressionnent », sans forfanterie), par une très rare qualité d’émotion qui colore le souvenir en le rendant infiniment vivace….

Festival de Verbier (Suisse), les 22 et 23 juillet 2011. Verbier Chamber Orchestra, dir. Angela Hewitt et Renaud Capuçon : J.S.Bach (1685-1750), Concertos BWV 1056 et 1041. W.A.Mozart (1756-1791),Concertos K.595 et 216. Martin Helmchen, piano : Bach, Partita BWV 825 ; L.van Beethoven (1770-1827) : 29e Sonate op.106 ; F.Liszt (1811-1886), 4 pièces.

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