samedi 20 avril 2024

Toulouse. Théâtre du Capitole, Hippolyte et Aricie, tragédie lyrique de Jean-Philippe Rameau, le 8 mars 2009. Emmanuelle Haïm, direction.

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Premier opéra d’un quinqua…





Le 1er octobre 1733, il y a 275 ans et 4 mois, l’Académie royale de musique lève son rideau sur Hippolyte et Aricie, tragédie lyrique en un prologue et cinq actes de Jean-Philippe Rameau. Le compositeur a 50 ans. C’est son premier opéra. C’est un coup de maître.

Le sujet de ce premier ouvrage lyrique n’a pourtant rien d’exceptionnel. C’est un remake de la tragédie gréco-romaine qui a sa source dans la mythologie, laquelle, partie d’Euripide, passe par Sénèque pour aboutir à Racine dans sa tragédie (non lyrique) de Phèdre. Et l’auteur du livret, l’abbé Pellegrin, se livre au pillage habilement (peut-être même génialement, contrairement à certaines opinions) synthétisé de ces trois auteurs.


D’un bois d’amour aux enfers acides




La pièce. De quoi s’agit-il ? Au lever de rideau- c’est le Prologue – apparaissent la Diane chasseresse [Jennifer Hollowy] et l’Amour [Jaël Azzaretti] se disputant dans la forêt d’Erymanthe pour savoir lequel des deux règnera sur le cœur des habitants des bois. Mais Jupiter [François Lis], qui apparaît dans les airs tout comme Diane, met fin à la querelle en persuadant celle-ci de laisser faire l’Amour, la convainquant si bien qu’elle va même jusqu’à jurer de protéger les amours d’Hippolyte et Aricie. Car ces amours-là sont menacées : Hippolyte [Frédéric Antoun], le fils du roi Thésée, aime la jeune Aricie [Anne-Catherine Gillet] d’ailleurs sur le point de prononcer ses vœux dans un temple consacré à Diane, alors que Phèdre [Allyson McHardy], l’épouse de Thésée, convoite incestueusement Hippolyte (son gendre) et ordonne de détruire le temple de Diane pour détruire Aricie par la même occasion. Mais Diane intervient, toujours célestement, pour protéger les amoureux – c’est le méli-mélo mythologique classique toujours favori des humanistes et des humanités. C’est l’Acte I.

Mais voilà qu’à l’Acte II, Neptune [Jérôme Vernier], dieu de la mer, frère de Jupiter et père de Thésée [dixit l’abbé Pellegrin], promet aide et protection à son fils en lui accordant trois voeux : lui permettant de descendre aux enfers pour secourir son ami Pirithoüs, de combattre la furie Tisiphone, d’échapper à Pluton [François Lis] le dieu de l’enfer sur les instances de Mercure [Johan Christensson] venant rappeler à Pluton le serment de Neptune (deuxième vœu accordé). Mais Pluton ordonne toutefois aux Parques (les trois sœurs qui règlent le destin des mortels, en un trio aux dissonances harmoniques qui firent tant de terrifiés à l’époque des répétitions originales) [Nicholas Mulroy, Marc Mauillon, Jérôme Varnier] de lui révéler son sort : car c’est peut-être l’invisible Destin, « sous qui tout tremble » comme dit Jupiter dans le Prologue, qui joue le rôle principale dans cette tragédie.
Pendant ce temps, Acte III, Phèdre va déclarer son amour à Hippolyte, qui réclame alors un châtiment divin. Mais en fait de châtiment divin, c’est un quiproquo infernal qui s’installe en la personne de Thésée qui, revenu impromptu des enfers et croyant son fils coupable après la déclaration ambiguë de la servante Oenone [Françoise Masset], demande son sang à Neptune (troisième vœu).

Acte IV. Revoici un bois consacré à Diane : on y trouve Hippolyte en train de se lamenter sur ses amours, et justement voici Aricie qui le rejoint, et tous deux supplient Diane de les bénir. Suit un divertissement de chasseurs et de chasseresses que disperse une brusque tempête du bord de mer, un monstre surgit qui engloutit Hippolyte : le troisièrme vœu est accompli. Et l’on retrouve Phèdre prise de remords par un hasard heureux. Elle va se suicider.
C’est l’Acte V, le drame s’aggrave : Thésée, apprenant la mort de sa femme après celle de son fils, court vers la mer pour en finir avec le triste destin que lui avaient annoncé les Parques. C’est alors que Neptune, encore lui, intervient pour lui dire qu’en réalité Hippolyte n’est pas mort, ayant été sauvé par Diane, encore elle ! Mais seulement, à titre de châtiment, Thésée est condamné à ne plus revoir son fils – toujours le destin annoncé par les Parques.
Et c’est ainsi que, tout ayant été remis en ordre moral par les divines interventions de Neptune et de Diane, cette dernière déesse couronne son œuvre en éveillant Aricie, éplorée endormie, dans la forêt merveilleuse sur laquelle elle doit régner, lui apprenant du même coup qu’Hippolyte est vivant. Si ce n’est le Paradis reconquis, c’en est une forte suggestion : Adam n’aurait-il pas ainsi retrouvé Ève, après s’être fait pardonner son erreur ?


Humour & merveilleux




La musique: L’harmonie réduite à ses principes naturels (ouvrage de Rameau de 1722), voilà précisément ce qu’illustre le compositeur dans cette partition destinée à La Génération harmonique (autre ouvrage de Rameau de 1737) : harmoniques naturelles (octave supérieure, quinte de l’accord parfait, renversement des accords, la triade majeure, la triade mineure, les dissonances des tierces ajoutées). Mais ces subtilités techniques, pour importantes qu’elles soient, ne sauraient occulter ce que Rameau perçoit mieux que tous les musiciens de son temps, et qui répond étrangement aux préoccupations « modernes » : l’expressivité confiée à l’orchestre. Tout savant qu’il est, Rameau demeure proche du sentiment et de la vérité.
Précisément. Emmanuelle Haïm qui dirige le chœur et l’orchestre du Concert d’Astrée, et pour qui « c’est la musique qui explique plus que la parole » s’ingénie à souligner ce naturel irrésistible dans la musique ramélienne. Même les « divertissements » qui interviennent tout au long du sujet « rendent l’œuvre plus saillante encore », dit-elle. Et d’ailleurs les danses [danseurs de la compagnie Les Cavatines magistralement mis en situation par leur créatrice, Natalie van Parys] participent de plein droit au drame : il convient d’en admirer la chorégraphie tranquille qui colle à la musique, et les figures qui en résultent, vues de l’Amphithéâtre, quatrième étage du Capitole, forment d’impressionnants tableaux pastel dont l’expressivité subtile est la parfaite illustration de la musique française à la Rameau : décidément, les « ramoneurs » (selon le mot de Voltaire) prennent le pas sur les « lullystes ». Rameau a bien réinventé l’opéra baroque.
Emmanuelle Haïm dirige l’ensemble avec le brio mais aussi le « doigté » qui lui est propre, et c’est avec un à-propos inattaquable qu’elle note « l’humour » de la musique du prologue et le « merveilleux » de celle de l’Acte V « qui donne un relief décisif à Aricie. » Oui, on ne saurait trop le souligner : l’orchestre tient ici une place essentielle, il participe à l’action, suit la déclamation, déchaîne la tempête, fait chanter la forêt, donne aux instruments et aux voix tout leur relief, notamment par le choix du diapason 400 qui a été retenu ici.


Scénographie respectueuse




La mise en scène: Ivan Alexandre, musicologue issu de la Sorbonne, comprend l’unité de la disparité : passer « d’une forêt à un temple, d’un temple aux enfers, des enfers à un palais et ainsi de suite », opposer la justice à la loi et inversement requiert une hauteur de perception nécessaire. Mais il a finalement réussi, et le public ne s’y est pas trompé, à trouver une unité qui n’était pas utopique entre le verbe, le son, l’esprit et l’image. Pour ce faire, il a notamment élargi le rôle de l’Amour, « qui s’arroge des airs initialement destinés à une matelote et une bergère anonymes. »
Dans cette œuvre, Ivan Alexandre, s’inspirant de l’attitude de Rameau en son temps, a voulu respecter « avec enthousiasme » la forme de l’opéra français d’alors : les machines qui font descendre et remonter au ciel dieux et déesses, les danses et les divertissements, les tempêtes, les monstres, le tout dans les décors également très conformes d’Antoine Fontaine et aussi les magnifiques costumes dessinés par Jean-Daniel Vuillermoz. Il s’est bien gardé, contrairement à d’autres, de vouloir actualiser le spectacle en imaginant d’autres scènes que ce qu’avaient prévu le librettiste et le compositeur : la forme n’a pas été déformée, et le fond, indubitablement, en a profité aussi. Sans distorsion visuelle ni décalage pseudo dépoussiéré, tout cela fonctionne et conduit l’action. L’ovation finale l’a démontré.


Un cast sans failles



Les chanteurs: Frederic Antoun, le ténor canadien dans le rôle d’Hippolyte n’a pas déçu son public, bien au contraire, puisqu’il a interprété le personnage dans un style qui eut fort plu à Rameau : naturel, sans excès ni faiblesse, gardant sa dignité dans tous les cas, sans pour autant faire montre d’austérité, aussi bien quand il s’agissait de faire face aux pulsions dominatrices de sa belle-mère, Phèdre, que lorsqu’il était question de répondre aux tendresses d’Aricie. Ajoutons que sa voix, dont on nous avait annoncé la faiblesse due à une maladie passagère, ne l’a pas trahi une seconde, l’ayant au contraire bien servi, avec les inflexions expressives nécessaires aux différentes circonstances que nous avons mentionnées.
Anne-Catherine Gillet, soprano, est une Aricie peu passionnée mais néanmoins suffisamment expressive, puisque le rôle, du moins dans cette version de la pièce, semblait l’exiger ainsi. Allyson McHardy, mezzo-soprano dans le rôle de Phèdre, déploie une belle énergie furieuse, réclamant un amour impossible, celui de son beau-fils Hippolyte, jurant également la mort d’Aricie, sa rivale au bonheur insolent. C’est ce qui justifie vraisemblablement l’allongement des gémissements « à la baroque » dans les fins de phrase. Stéphane Degout, à la voix basse d’or et à la forte personnalité est un Thésée digne, tant en surface (dans son palais) que souterrain (aux enfers), tant dans la fortune que dans l’infortune.
François Lis, baryton sombre quand il incarne Pluton, le dieu des enfers, mais baryton lumineux quand il incarne Jupiter, le dieu des dieux. Dans les deux cas, il s’impose lui aussi grâce à sa forte personnalité. Jaël Azzaretti, la soprano malicieuse venait dérider l’atmosphère souvent tendue de cette « œuvre rouge sang » [Emmanuelle Haïm], en incarnant le joyeux petit Amour qui décoche généreusement ses flèches de ci, de là et qui, à la fin l’Acte V, « qu’elle porte à elle seule » [Ivan Alexandre], termine la pièce en un véritable duo paradisiaque avec la flûte cajoleuse et lumineuse, tendre et élégiaque.

Saluons les chœurs, esprits infernaux, peuple de Trézène, marins, nymphes, bergers et bergères prévus par l’abbé Pellegrin et conduits majestueusement par Emmanuelle Haïm. Opéra rare mais ici production délectable: la réalisation est magnifiquement interprétée et opportunément produite pour rappeler à beaucoup la belle présence de l’opéra « à la française »: nous ne pouvons qu’en remercier le Capitole de Toulouse qui suit les pas de l’Opéra de Paris, oublieux depuis des lustres d’un Rameau génial… et dont les oeuvres demeurent trop exceptionnelles sur les scènes lyriques (quoique à la fin mars, un Zoroastre nouveau, devrait convaincre à l’Opéra-Comique).

Toulouse. Théâtre du Capitole, Hyppolyte et Aricie, tragédie lyrique de Jean-Philippe Rameau, le 8 mars 2009. Chœur et Orchestre du Concert d’Astrée, sous la direction d’Emmanuelle Haïm. Jusqu’au 15 mars 2009.

Crédits photographiques: © Patrice Nin 2009
1. Thésée (Stéphane Degout)
2. Aricie (Anne-Catherine Gillet)
3. Diane descend des cintres
4. Hippolyte (Frédéric Antoum)
5. Amour (Jaël Azzaretti)

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