vendredi 19 avril 2024

Toulon. Opéra, le 15 mai 2012. Verdi: Otello. Giuliano Carella, direction. Giulio Ciabatti, mise en scène

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L’œuvre

On connaît la pièce de Shakespeare, inspirée d’une nouvelle italienne, le Maure de Venise, ce capitaine au service de la Sérénissime, fait gouverneur de Chypre pour ses victoires sur les Turcs menaçant la Méditerranées et les territoires vénitiens, époux d’une noble Vénitienne et la tuant par jalousie. Le génial librettiste et compositeur Arrigo Boito en tira un livret resserré et plus efficace dramatiquement ; Verdi, prétendument retiré jusque-là de l’opéra, l’auréola d’une musique qui en fit un chef-d’œuvre incontesté de l’art lyrique. Drame de la jalousie magistralement et machiavéliquement tissé fil à fil, fil d’un mouchoir et d’un rasoir par un « honest Iago », un apparemment honnête Iago pour des raisons de basse vengeance chez le dramaturge (femme ancienne maîtresse du maître Othello et perte offensante d’une promotion), motivation plus sourde et sournoise chez le librettiste qui, à l’offense de la promotion manquée, ajoute surtout une dimension métaphysique, nihiliste, à ce personnage, génie grandiose du mal, dans un Credo terrible : le mal pour le mal de l’homme mauvais dans un monde mauvais, né dans la fange et destiné au néant. Crime sans châtiment d’un dieu cruel dont il est suivant et servant.
Moins sensible, mais perceptible à un bon metteur en scène, serait aussi la haine raciale : Othello, même christianisé, apparemment « assimilé », « intégré » dirions-nous aujourd’hui, est un Maure : c’est donc aussi le drame d’une insolite et impossible greffe entre deux cultures, deux mondes, deux classes, le mercenaire bronzé et la patricienne blonde, mariage par ailleurs inégal puisque, dans la pièce, il est plus âgé… Tous les ingrédients pour exacerber les malentendus jusqu’à la tragédie finale.

La réalisation
Hélas, ce n’est pas dans la mise en scène, ou plutôt plate et pâle régie de Giulio Ciabatti, à l’ancienne, qu’on peut trouver la moindre complexité ou profondeur. Il semble s’être contenté de faire entrer et sortir, encore avec beaucoup de maladresse, les personnages, exemple accablant, la dernière scène où tout le monde est debout, immobile, bras ballants, devant le cadavre de Desdémone et autour d’Otello, sans trop savoir que faire. Sans compter la saint-sulpicienne guirlande d’enfants avec roses et lis, pléonastique puisque le texte parle déjà de ces fleurs. Puis il y a l’emphase grandguignolesque de gestes ostentatoires ponctuant et surlignant les rideaux de fin d’acte : Iago bras levé, et sorte d’apothéose naïve de fond, descendant du ciel, sur le lit des époux morts.
Il reste que le décor, ce palais classique, gris, est beau, avec quelques signes intéressants, le sextant, le sablier sur le bureau (servant à faire le point sur les navires), la belle cuirasse dorée, la robe de chambre en brocart noire et or, le sol en miroir, le lit de mer et de mort (Pier Paolo Bisleri ). Les costumes de Chiara Barichello sont d’époque, somptueux, avec ce qu’il faut d’exotisme oriental pour cette colonie vénitienne de Chypre. C’est décoratif.Lumières, on les cherche encore avec une lanterne en plein midi, excepté, les faciles éclairs et clairs-obscurs de la scène première de la tempête.

Interprétation
Fort heureusement, la fosse et les chanteurs compensent les manques de la scène qui ne peut leur être imputée.
L’Orchestre et le chœur de l’Opéra de Toulon (Christophe Bernollin) sont au mieux pour servir la beauté de cette musique que la baguette, précise et souple, de Giuliano Carella transcende, enflamme sans jamais appuyer les effets, attentif à ciseler ces petits motifs cinglants, sanglants, poignants, ces couleurs instrumentales qui parsèment comme les reliefs du brocart la soie ou le velours d’une trame orchestrale nourrie où se fond le tissu vocal, dans une étoffe généreuse jamais déchirée, largement déployée.
La distribution est digne d’éloge des premiers aux derniers rôles qui n’ont que quelques interventions brèves : nuit du timbre de Nika Guliashvili, allure et noblesse grave de Frédéric Caton, souple clarté de Giorgio Trucco en Roderigo manipulé. Le quatuor central est exceptionnel : le Cassio de Stanislas de Barbeyrac justifie bien la jalousie d’Otello par l’allure, la figure, la voix ferme et lumineuse de jeune héros solaire béni des dieux malgré l’épisode noir ourdi par Iago pour le noircir, pion inconscient du rôle qu’il joue, de l’enjeu qu’il est, se tirant du drame en triomphateur comme un canard sur lequel glisse l’eau sans le mouiller. Certains spectateurs, s’attendant à ce qui est attendu, furent déçu de l’apparence de Falstaf rebondi du Iago d’Alberto Mastromarino. Pourtant, je trouve que ce physique apparemment jovial et même timoré de bon gros Michel Simon, inspirant confiance, rend encore plus sinistre sa machination comme une eau dormante, rassurante (« Honest Iago ») à qui l’on donnerait le bon Dieu sans confession. Mais il est de confession du Diable, son émule de maître. Sa voix est puissante, terrifiante, son air à boire en gammes descendantes est un ricanement sinistre. Quant à Otello, mince, râblé, hâlé ce qu’il faut, sombre, il est incarné avec justesse, grandeur et puissance, par Marius Vlad, voix tonnante quand il faut, aux arêtes de lame de couteau mais douce, nuancée, presque murmurée de torture dans d’autres. C’est un fauve blessé pathétique sans pathétisme exagéré.
Le rôle ne prête malheureusement pas à l’Emilia de Nona Javakhidze de déployer le velours d’un timbre de mezzo qui nous fait aussitôt regretter de ne point l’entendre davantage. Desdemona, déjà appréciée du temps du CNIPAL, c’est Hiromi Omura. La voix a généreusement mûri, élargie du grave à l’aigu, épanouie, le timbre déjà coloré, fruité, ouvre un bel éventail de couleurs, de nuances, avec des piani exquis et douloureux. Dans sa dernière et grande scène, la voix semble déjà embuée par ces larmes dont elle a le pressentiment oppressant. De l’inconscience insistante face à son jaloux d’époux pour la grâce de Cassio, elle passe, avec une grandissante noblesse, à la tragédie consentie de l’innocence face au bourreau, nous serrant la gorge d’émotion.

Opéra de Toulon. Verdi: Otello (1887). Drame lyrique en quatre actes, Livret d’Arrigo Boito, d’après ShakespeareLes 11, 13, 15 mai 2012. Orchestre et chœur de l’Opéra de Toulon. Direction musicale : Giuliano Carella. Mise en scène&
nbsp;: Giulio Ciabatti ; décors : Pier Paolo Bisleri ; costumes : Chiara Barichello ; Lumières : Iuraj Saleri.

Distribution :
Desdemona : Hiromi Omura ; Emilia : Nona Javakhidze.
Otello : Marius Vlad ; Iago : Alberto Mastromarino ; Cassio : Stanislas de Barbeyrac ; Lodovico : Frédéric Caton ; Roderigo : Giorgio Trucco ; Montano : Nika Guliashvili.
Production du Teatro Lirico « Giuseppe Verdi » de Trieste ;
Coproduction avec le Théâtre National Croate et le Festival de la Corogne.

Illustration : ©Frédéric Stéphan

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