COMPTE RENDU, opĂ©ra. MARSEILLE, le 26 dĂ©cembre 2018. VERDI : Car, Janot⊠La Traviata. Abbassi, Auphan. « à Dieu, mourir si jeuneâŠÂ », sâĂ©crie la malheureuse phtisique dans lâun de ses derniers spasmes. La chance des morts, câest quâils ne vieillissent pas. Palme de martyre et privilĂšge des Mozart, Schubert, fixĂ©s dans la jeunesse dâune Ćuvre Ă©ternelle, tels James Dean, Marylin Monroe quâune fin prĂ©maturĂ©e fixe dans lâĂ©ternitĂ© de leur jeune beautĂ©, ou mĂȘme une Greta Garbo, admirable Marguerite Gautier, qui sut rompre Ă temps le miroir par sa mort publique pour se conserver Ă©ternellement belle dans la mĂ©moire par la perfection de son image de cinĂ©ma.
Une hĂ©roĂŻne sans futur pour une Ćuvre qui ne vieillit pas dans une rĂ©alisation dĂ©jĂ ancienne de RenĂ©e Auphan, rĂ©alisĂ©e par Emma Martin, mais qui nâa pas pris une ride. LâOpĂ©ra de Marseille finissait et commençait une annĂ©e par le pathos de la pathologie romantique.
LâĆuvre : sources
Faut-il encore raconter lâaventure de cette « DĂ©voyĂ©e », sortie de la bonne voie, de cette Violetta ValĂ©ry verdienne tirĂ©e du roman autobiographique La Dame aux camĂ©lias (1848) dâAlexandre Dumas fils ? Il en fera un mĂ©lodrame en 1851, qui touchera Verdi. Alexandre Dumas fils Ă©tait lâamant de cĆur de la courtisane Marie Duplessis qui inspire le personnage de Marguerite Gautier, maĂźtresse un temps de Liszt, morte Ă vingt-cinq ans de tuberculose.
HEURTS ET MALHEURS DES COURTISANES

Le jeune et alors pauvre Alexandre, offrira plus tard Ă Sarah Bernhardt, pour la remercier dâavoir assurĂ© le triomphe mondial de sa piĂšce qui fait sa richesse, sa lettre de rupture avec celle quâon appelait la Dame aux camĂ©lias, dont il rĂ©sume lâun des aspects cachĂ©s du drame vĂ©cu :
 « Ma chĂšre Marie, je ne suis pas assez riche pour vous aimer comme je voudrais, ni assez pauvre pour ĂȘtre aimĂ© comme vous voudriezâŠÂ »
Noble mais fausse rupture comme il y a de fausses sorties au théùtre, puisque Armand Duval, dans le roman, sâaccommodera assez aisĂ©ment du vieux duc, qui loue mĂȘme la maison de campagne qui abriteront ses amours non tarifĂ©es avec la courtisane amoureuse qui lâembrasse triomphalement :
« Ah, mon cher, vous nâĂȘtes pas malheureux, câest un millionnaire qui fait votre lit. »
Car le roman est dâune cruelle cruditĂ© financiĂšre sans fard. Câest lâentremetteuse et profiteuse Prudence, cocotte sur le retour, de ces amies « dont lâamitiĂ© va jusquâĂ la servitude mais jamais jusquâau dĂ©sintĂ©ressement », qui Ă©nonce longuement au jeune amoureux idĂ©aliste les exigences du train de vie fastueux dâune courtisane : trois ou quatre amants sont au moins nĂ©cessaires pour en entretenir une seule. Marguerite, fort cotĂ©e, en a deux officiels, le Comte G⊠et le vieux Duc richissime pour subvenir Ă ses immenses besoins : lâamant de cĆur en est dâabord rĂ©duit Ă guetter quâils sortent de chez elle pour y entrer la retrouver. Ce seront dâailleurs les seuls Ă son enterrement.
Histoire dâargent
La vĂ©nalitĂ© amoureuse, juste prĂ©sente dans lâopĂ©ra par la scĂšne de jeu du second tableau de lâacte III, est thĂšme essentiel du roman, Lâargent est le cĆur de lâhistoire dâamour. Le pĂšre de son amant exige le sacrifice de la courtisane car il redoute que les amours scandaleuses de son fils avec une poule de luxe ne compromettent le mariage de sa fille dans une famille oĂč on ne sait si la morale ou lâargent fait loi. On y craint surtout que le fils prodigue ne dilapide lâhĂ©ritage familial en cette Ă©poque oĂč le ministre Guizot venait de dicter aux bourgeois leur grande morale : « Enrichissez-vous ! » Bourgeoisie triomphante, pudibonde cĂŽtĂ© cour mais dĂ©pravĂ©e cĂŽtĂ© jardin, jardin mĂȘme pas trĂšs intĂ©rieur, cultivĂ© au grand jour des nuits de dĂ©bauche officielles avec des lionnes, des « horizontales », des hĂ©taĂŻres, des courtisanes affectĂ©es (et infectĂ©es) au plaisir masculin que les messieurs bien dĂ©nient Ă leur femme lĂ©gitime. Sans compter le menu fretin infĂ©rieur des grisettes, des lorettes,racoleuses de Notre-Dame-des-Lorettes.
En tous les cas, ni lâamie Prudence, ni mĂȘme Marguerite, ne cachent au jeune amant de cĆur la nĂ©cessitĂ© des amis de portefeuille : Marguerite dĂ©pense 100 000 fr (de lâĂ©poque) par an, en a 30 000 de dettes ; le duc lui en octroie annuellement 70 000 (somme quâelle refuse honnĂȘtement dâaugmenter), et lâon peut supposer que le comte G. pourvoie au reste, mais le compte nây est pas dans la fuite en avant des dĂ©penses. Alors, le malheureux Armand avec ses 7 000 ou 8 000 fr de rente par an peut se rhabiller, pauvre et nuâŠFiĂšre de son plan campagnard, sa cure dâamour et dâair frais avec le jeune amant, Marguerite fait financer la location de la maison de campagne par le duc, refusant tout de mĂȘme, par Ă©lĂ©gance morale, de lui faire assumer les frais du sĂ©jour Ă lâauberge voisine dâArmand, quâelle paie elle-mĂȘme, pour prĂ©server les apparences et la dignitĂ© du vieil amant. Elle ne lâinvite Ă demeure un certain temps que parmi dâautres de ses amis, causant la rupture avec le duc qui sâen scandalise en arrivant de maniĂšre inopinĂ©e au milieu dâun repas oĂč il fait figure de barbon grincheux trouble-fĂȘte.
Demi-monde fastueux
Alexandre Dumas, digne fils de son gĂ©niteur, qui disait tout fier de son rejeton marchant sur ses pas quâil « usait les vieilles chaussures et les vieilles maĂźtresses de son pĂšre », tous deux ayant la mĂȘme « pointure », sâĂ©tait fait une spĂ©cialitĂ© de scandale de la description du monde de la galanterie parisienne. Câest sans doute Ă sa piĂšce Le Demi-Monde(1855) que lâon doit le terme de demi-mondaine pour dĂ©finir ces prostituĂ©es de haut vol, pratiquement toutes issues du peuple mais que leur luxe et souvent leur raffinement final feront arbitres des Ă©lĂ©gances, imposant mĂȘme leur mode aux femmes du monde les plus huppĂ©es, aux aristocrates, courtisanes anoblies souvent par des mariages prestigieux.
Quâon songe, pour ne sâen tenir quâaux strictement contemporaines, Ă Lola MontĂšs, lâIrlandaise fausse danseuse espagnole, sans doute amante, entre autres, des Dumas pĂšre et fils, parcourant toute lâEurope, multipliant scandales et mariages, bigame, sĂ©duisant Wagner, Liszt (contraint de fuir ses fureurs), des princes, devenue comtesse de Lansfeld, entraĂźnant Ă Munich Ă©meutes, rĂ©volution en 1848 et la chute de Louis 1erde BaviĂšre, son amant protecteur, contraint dâabdiquer, avant de finir, aprĂšs avoir Ă©cumĂ© les Ătats-Unis et mĂȘme lâAustralie dâune piĂšce Ă sa gloire, ruinĂ©e et confite en dĂ©votion.
Sans allonger la liste des horizontales finissant bien debout plus titrĂ©es que maltraitĂ©es comme la pauvre Marguerite/Violetta, on croit rĂȘver Ă lire la vie de la PaĂŻva, de sa lointaine et misĂ©rable Russie, Ă©pousant et divorçant dâaristocrates allemand, anglais, et gardant son nom du titre de marquise portugaise quâelle conserve aprĂšs la ruine de cet autre malheureux Ă©poux. De ses immenses et innombrables propriĂ©tĂ©s, on peut juger par le somptueux hĂŽtel particulier du 25 Champs-ĂlysĂ©es, aux grilles noires et dorĂ©es, dont Dumas pĂšre disait sarcastiquement, lors de sa construction :
« Câest presque fini, il manque le trottoir ».
Demeure vite appelée par les rieurs non payeurs, jouant sur son nom :
« Qui paye y va ».
MĂȘme NapolĂ©on III.
La chair est chĂšre, dirait-on. Mais sĂ»rement rentable, chacun y trouvant son compte, en banque pour la courtisane entretenue, en prestige social, prĂ©cieuse monnaie dâĂ©change pour lâhomme dont le train de vie se mesure Ă celui quâil offre Ă sa maĂźtresse officielle, affichant par-lĂ , pour les affaires autres que dâamour, quâil est solvable et fiable. DâoĂč la surenchĂšre avec les concurrents, et le triomphe des amours-propres et non de lâamour. Marguerite Gautier, avec une amertume lucide, lâexplique Ă son jeune amant, fauchĂ© Ă cette Ă©chelle de valeurs monĂ©taires vertigineuses :
« Nous avons des amants Ă©goĂŻstes qui dĂ©pensent leur fortune non pas pour nous comme ils disent, mais pour leur vanitĂ©. [âŠ] Nous ne nous appartenons plus. Nous ne sommes plus des ĂȘtres mais des choses. Nous sommes les premiĂšres dans leur amour propre, les derniĂšres dans leur estime. »
Un amant de cĆur, une fleur Ă la main, une larme Ă lâĆil comme dit Marguerite, faisant secrĂštement antichambre tandis que le « payeur » (comme disait dĂ©jĂ Ninon de Lenclos) est encore dans la chambre, câest donc comme une revanche de lâamour sur lâamour-propre Ă©pidermique.
Il faut dire aussi que la jeune Marie Duplessis, prise en mains par son premier amant aristocrate, en reçut Ă©ducation et maniĂšres (elle joue au piano lâInvitation Ă la valsede Weber, mĂȘme si elle avoue buter sur un passage en diĂšse), alors que, six ans auparavant, elle ne savait pas Ă©crire son nom comme elle le confesse sans fard Ă Armand. Elle est spirituelle, lit Manon Lescaut, et ne rate pas une premiĂšre Ă lâOpĂ©ra ou au théùtre, terrain de chasse certes, oĂč elle ne passe jamais inaperçue malgrĂ© son Ă©lĂ©gante discrĂ©tion : un noble amant se doit aussi dâĂȘtre fier de la femme quâil affiche Ă son bras. Elle tiendra un salon littĂ©raire et politique. Dâailleurs, le fidĂšle Comte de Perregaux lâĂ©pouse Ă Londres, la faisant comtesse mĂȘme si lassĂ©e, elle rentre Ă Paris, reprend son ancienne vie et meurt lâannĂ©e suivante, aprĂšs un an dâamour avec Alexandre Dumas fils qui lâimmortalise en Marguerite Gautier.
Elle habitait Boulevard de la Madeleine, mais Dumas fils lui donne un « magnifique appartement » Rue dâAntin.
Le rideau se lĂšve sur un vaste salon digne dâelle.
Réalisation
« Pour ĂȘtre moderne, soyons classique ! » sâexclamait Jean Cocteau au dĂ©but des annĂ©es 20 pour protester contre certaines dĂ©rives artistiques. Depuis un demi-siĂšcle dĂ©jĂ , on redoute, au lever de rideau dâune Ćuvre classique, le traitement, souvent affligeant que va lui infliger un metteur en scĂšne en mal dâoriginalitĂ©, qui se sentirait dĂ©shonorĂ© de respecter lâĆuvre pour ce quâelle est. AustĂšres en ligne, nâĂ©tait-ce la sombre beautĂ© du ronce de noyer aux dĂ©licates veinures fondues de marron, ces murs lisses tissent une Ă©lĂ©gante et sobre harmonie sur laquelle affleure lâefflorescence de robes floues des femmes, des dames, en dĂ©licates teintes pastels, parme, vaguement rose, bleu pĂąle, paille, dĂ©livrĂ©es du carcan des crinolines ou raides cerceaux mortificateurs qui auraient signĂ©, avec des coiffures datĂ©es, une Ă©poque prĂ©cise. Les habits des hommes sont aussi des smokings libĂ©rĂ©s dâun temps figĂ©, celui des courtisanes cĂ©lĂšbres ayant eu pour butoir la Grande Guerre.
La scĂšne nâest pas encombrĂ©e de meubles : tentures dorĂ©es sur le miel ambiant, candĂ©labres, ce canapĂ© noir dĂ©jĂ funĂšbre qui, Ă la couleur prĂšs, pourrait ĂȘtre RĂ©camier, sauf que les dames, avec la nonchalance des Femmes au jardinde Monet ou autres peintres, prĂ©fĂšrent sâassoir souplement par terre, fleurs Ă©closes Ă©panouies sur les pĂ©tales Ă©tales de leur robe, qui ont toute lâĂ©lĂ©gance raffinĂ©e de costumes de Katia Duflot.
Ce beau monde semble plus le monde que le demi-monde, sans doute assez juste historiquement pour Marie Duplessis qui tenait salon mondain, littĂ©raire et politique, les amants protecteurs pouvant aussi, recevant chez leur maĂźtresse, y recevoir des gens dâun autre monde qui nâauraient jamais Ă©tĂ© reçus dans le leur, pour brasser officieusement des affaires impossibles Ă Ă©taler au grand jour officiel. Mais cette Ă©lĂ©gance, câest sans doute aussi une façon pour la metteur en scĂšne Ă lâorigine, puis sa rĂ©alisatrice, sa dĂ©coratrice et sa costumiĂšre, beau quatuor de dames, de dignifier ces femmes souvent dĂ©criĂ©es et rĂ©prouvĂ©es par la morale ambiante de surface de leur sociĂ©tĂ© corsetĂ©e dans les prĂ©jugĂ©s. On rappellera que, par la volontĂ© dâAudrey Hepburn de faire porter Ă son hĂ©roĂŻne, une humble call girl, une robe noire de Givenchy et de magnifiques chapeaux, la modeste Holly de Diamants sur canapĂ©, atteint Ă une sorte de mythe de lâĂ©lĂ©gance fĂ©minine. Câest justement au nom de ces belles maniĂšres dont devaient faire montre en public les courtisanes, pour racheter par la forme le jour lâinformalitĂ© de leurs nuits, quâon sâĂ©tonne de la familiaritĂ© de ces bises prodiguĂ©es dans la premiĂšre scĂšne.
On apprĂ©cie le mĂȘme dĂ©cor variĂ©, contraste vif avec le salon canaille de Flora, olĂ© olĂ© prĂ©cisĂ©ment avec ces torĂ©ros de mauvais goĂ»t, ces bohĂ©miennes. Le regard complice mais Ă©grillard de Flora Ă son amie au premier acte en Ă©tait dĂ©jĂ une aguicheuse annonce et sa danse affriolante, robe et jambes fendues, affolant ses invitĂ©s et le public, est une Ă©lĂ©gante bacchanale de la sculpturale Laurence Janot, qui nous Ă©merveille toujours en artiste complĂšte, jouant ici, de crĂ©dible façon, lâenvers, le revers de Violetta : ludique et non pudique, dominatrice mĂȘme avec son marquis, bien campĂ© par le mince, juvĂ©nile et joyeux FrĂ©dĂ©ric Cornille. Câest aussi un contraste bien vu avec le sombre baron bourru, bourrĂ© sans doute, de Violetta, incarnĂ© solidement par Jean-Marie Delpasqui, dĂšs sa premiĂšre apparition, prĂ©figure la meurtriĂšre jalousie frustrĂ©e puisque câest lui qui sera blessĂ© dans le duel qui lâopposera Ă Alfredo. Carl Ghazarossian est le Gaston qui complĂšte au mieux et ferme la trilogie des fĂȘtards particularisĂ©s. Dans ces rĂŽles secondaires, forcĂ©ment nĂ©cessaires, la rĂ©vĂ©lation, câest Carine SĂ©chaye en Annina, voix claire et figure touchante, plus de suivante confidente que de chambriĂšre et garde-malade de la courtisane. Ă lâacte II, câest une juste attitude de reproche quâelle manifeste envers lâinconscience dâAlfredo qui nâa pas lâair de voir que quelque chose cloche dans le pied sur lequel il vit.
Cette subtile attention Ă tous les personnages est comme une signature de RenĂ©e Auphan qui a toujours rendu lâopĂ©ra au théùtre, Ă un théùtre qui nâignore ni le cinĂ©ma ni la tĂ©lĂ©vision, par un travail dâacteurs qui bannit toute outrance du jeu qui y deviendrait insupportable dans les gros plans. Heureuse idĂ©e, justement, de faire vivre une de ces silhouettes, câest le cas du Docteur Grenvil, incarnĂ© en de trop brĂšves phrases par la sombre voix dâAntoine Garcin, mais qui existe ici, mĂȘme muet, dans lâacte II puisque, belle trouvaille, visiteur dans lâheureuse campagne de Violetta et Alfredo, il en signifie certes et quâelle va mieux mais que la maladie est toujours lĂ , devenant le confident privilĂ©giĂ© du jeune amant enthousiaste, donnant une vĂ©ritĂ© Ă un air monologue en gĂ©nĂ©ral adressĂ© au vent.
Dans cet acte, lâintelligente et belle structure unique du dĂ©cor de Christine Marest, permet, avec les Ă©clairages expressifs et diffĂ©renciĂ©s de Roberto Venturi, sans hiatus, le changement, le passage du I Ă lâacte II campagnard : des plantes dâagrĂ©ment, un canapĂ© et un fauteuil beige clair, plus marquĂ©s nĂ©o Louis XV Second Empire ou 1900, et des vĂȘtements intemporels dâAlfredo, sur les mĂȘmes parois marrons allĂ©gĂ©es de lumiĂšre, des camaĂŻeux de bis, bistre, crĂšme, miel glacĂ©.
Un univers Ă la paix retrouvĂ©e que vient troubler, avec le crĂ©puscule puis la nuit tombante des rĂȘves de Violetta, lâintrusion douce mais violente de Germont, pĂšre dâAlfredo. En costume strict, noir, la raideur dâun col ecclĂ©sial lui donne lâair sĂ©vĂšre dâun pasteur qui nâest pas un bon berger, oiseau moralisateur de mauvais augure pour la jeune femme rĂ©dimĂ©e par lâamour, par la clĂ©mence de Dieu, mais condamnĂ©e par les hommes. Cependant, Ătienne Dupuis, dans cette mise en scĂšne, nâen fait pas un personnage odieux. La voix est belle, Ă©gale, bien conduite, toute en nuances expressives. Certes, il y a la culpabilisante image de la fille angĂ©lique Ă la fille perdue, lâinĂ©vitable chantage aux larmes (âPiangi, piangi, o miseraâŠÂ ») pour les Marie Madeleine repenties ; il Ă©bauche des gestes de tendresse, hĂ©site Ă embrasser Violetta qui le lui demande, mais cela devient plus pudeur que froideur. Ă son fils, son air fameux « Di Provenza il mare, il solâŠÂ », devient une tendre berceuse murmurĂ©e oĂč le legato, le phrasĂ©, sont dâune Ă©motion quâil nous fait partager.

Et câest sans doute aussi la marque de cette production musicale menĂ©e souplement et fermement par Nader Abassi : les airs les plus connus semblent redĂ©finis de lâintĂ©rieur, leur rythmique, souvent savonnĂ©e, retrouvĂ©e, met en valeur chaque mot, en polit le sens, nous Ă©merveillant de la subtilitĂ© verdienne parfois gommĂ©e par des excĂšs vocaux. On trouve ces qualitĂ©s dĂšs les premiĂšres strophes dâEnea Scala, un Alfredo que sa virilitĂ© vocale nâempĂȘche pas de ciseler avec une impeccable aisance prĂ©cise les triolets de son « Brindisi » que peu de tĂ©nors rĂ©ussissent dans leur finesse, dĂ©taillant avec ivresse son bonheur ou profĂ©rant de convaincante façon sa douleur et son remords de lâinsulte publique Ă la femme aimĂ©e.
Nicole Car, par sa silhouette Ă©lĂ©gante, sa grĂące, son sourire, la finesse de son jeu expressif, est une digne Violetta, de grande classe. Elle se tire parfaitement de ses rĂ©pliques dĂ©sinvoltes aux compliments du jeune amoureux ; son rĂ©citatif mĂ©ditatif, dans la tradition baroque des affects opposĂ©s comme ceux dâune Donna Elvira, est touchant mais, vite, la voix sâassĂšche dans les aigus, raidit. On sent lâeffort dans la vocalise la plus haute qui monte au rĂ© bĂ©mol avant dâamorcer la cabalette vertigineuse quâelle couronnera dâun aigu tentĂ©, effleurĂ©, mais prudemment glissĂ© Ă la note infĂ©rieure. Cependant dans sa grande scĂšne de lâacte II avec le pĂšre, dans une tessiture moins tendue, elle bouleverse de bout en bout : tout est exprimĂ© dans une douloureuse douceur, piano ou pianissimo, et son partenaire y rĂ©pondant par un art consommĂ©, câest bien un sommet Ă©motionnel rare, pathĂ©tique sans pathos, que nous donnent ces deux grands artistes.
Nader Abassi, dâentrĂ©e, fait naĂźtre la nostalgique brume de lâouverture, comme un rĂȘve Ă©vanescent, gommant les « zim-boum-boum » percussifs de lâaccompagnement un peu forain, qui contrastera avec lâĂ©clat brillant de la fĂȘte. Ilsemble parfois tirer de lâombre de la fosse des couleurs instrumentales quâon entend rarement, notamment dans le rĂ©citatif de Violetta. MĂȘme la joyeuse cohue des chĆurs (Emmanuel Trenque) est exempte de dĂ©bordements autres que festifs, et rĂ©glĂ©s par la mise en scĂšne. Un grand raffinement.
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COMPTE RENDU, opéra. MARSEILLE, le 26 décembre 2018. VERDI : Car, Janot⊠La Traviata. Abbassi, Auphan
LA TRAVIATA (1853)
de Giuseppe Verdi,
livret de Francesco Maria Piave,
dâaprĂšs La Dame aux camĂ©lias(1852),
drame dâAlexandre Dumas fils tirĂ© de son roman Ă©ponyme (1848) – Production OpĂ©ra de Marseille
Opéra de Marseille,
23 décembre 2018 14:30
26 décembre 2018 20:00
28 décembre 2018 20:00
31 décembre 2018 20:00
02 janvier 2019 20:00
Direction musicale :Â Nader ABBASSI
Mise en scÚne :  Renée AUPHAN
Réalisée par Emma MARTIN
Violetta : Nicole CAR
Flora : Laurence JANOT
Annina :Â Carine SĂCHAYE
Alfredo : Enea SCALA
Germont :Â Ătienne DUPUIS
Baron Douphol :Â Jean-Marie DELPAS
Gastone :Â Carl GHAZAROSSIAN
Marquis dâObigny : FrĂ©dĂ©ric CORNILLE
Docteur Grenvil : Antoine GARCIN
Le Commissionnaire : Florent LEROUX-ROCHE
Giuseppe : Wladimir-Jean-Irénée BOUCKAERT
Un Domestique :Â Tomasz HAJOK
Orchestre et ChĆur de lâOpĂ©ra de Marseille
Photos : Christian Dresse
1. Le Docteur et Alfredo (Garcin, Scala) ;
2. Une Violette parme (Car);
3. La danse affriolante de Flora (Janot).