ENTRETIEN avec LĂ©o Marillier Ă propos des « Caprice Variations » de Georg ROCHBERG. Le violoniste LĂ©o Marillier dĂ©voile la force et la puissance poĂ©tique des « Caprice Variations » composĂ©s en 1970 par George Rochberg (1918-2005), compositeur amĂ©ricain dâautant plus mĂ©connu que son Ă©criture opĂšre une rĂ©flexion fondamentale sur la musique et les formes musicales. En tĂ©moignent ses 51 Variations inspirĂ©es de Paganini, point de dĂ©part dâun labyrinthe foisonnant, flamboyant qui mĂȘle et interroge tous les styles, en un parcours dont lâarchitecture Ă©chappant Ă lâĂ©vidence, exprime le tumulte mĂȘme dâune vie tragique, celle prĂ©cipitĂ©e de lâauteur lui-mĂȘme, foudroyĂ© par une catastrophe personnelle⊠LĂ©o Marillier, qui est aussi membre du Quatuor Diotima depuis dĂ©c 2021, est le premier violoniste français Ă enregistrer l’intĂ©grale des “Caprice Variations” qui paraĂźt en mars 2022 (aprĂšs avoir rĂ©alisĂ© la crĂ©ation française de l’oeuvre en concert Ă Paris en 2017). LâinterprĂšte en Ă©claire les incertitudes critiques comme le cheminement allusif.

 Léo Marillier par © Aurélien Melior.
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CLASSIQUENEWS : Comment prĂ©sentez-vous lâĂ©criture de Rochberg Ă travers ses 51 Variations : Ă©clectique, nĂ©o classique, nĂ©o tonale ? De quelle maniĂšre nous fait-il comprendre lâinventivitĂ© qui sâoffre au compositeur en jouant des styles ?
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LĂO MARILLIER : George Rochberg Ă©tait un poly-styliste dans ses oeuvres des annĂ©es 70, donc il est dĂ©licat de pouvoir prĂ©senter lâĂ©criture des Caprice Variations sans en faire un catalogue. Je ne le qualifierai pas de nĂ©oclassique cependant, car sâil reprend les principes du classicisme ce nâest pas Ă un niveau de surface Ă lâinstar dâun Stravinsky dans les annĂ©es 30, mais plutĂŽt dâun Brahms, pour qui lâĂ©quilibre des formes, dâun Schönberg pour qui la tenue et le port mĂ©lodique sont cruciaux, et hĂ©ritĂ©s de la rhĂ©torique classique de Haydn. Cette attitude, ces rĂ©flexes nĂ©oclassiques sont ceux qui dominent les premiĂšres variations. Ils sont le port dâattache duquel nous partirons de plus en plus loin au cours de lâoeuvre.
Au fur et Ă mesure de lâoeuvre, de maniĂšre assez linĂ©aire, la rhĂ©torique classique se distend, et laisse place Ă une forme dâinventivitĂ© plus Ă©purĂ©e, plus moderne. Rochberg, par la dimension «vignettes» quâimplique le genre de la variation, permet de faire comprendre que lâinventivitĂ© va dans les deux sens :
le compositeur joue des styles et les styles jouent du compositeur. Certaines variations sont de mon point de vue, des sortes dâaveux -surtout au regard de la modernitĂ© des annĂ©es 60 â tels que lâinventivitĂ© requiert du courage pour les mettre sur papier. LâĂ©clectisme est, je dirais, la condition sine qua non de son style et sa comprĂ©hension. Aucun emprunt Ă un style ne pourrait fonctionner sans la prĂ©sence, quelque part dans les Variations, de son antithĂšse, son reflet. Les variations nĂ©oclassiques, reprenant Brahms, Dvorak, Bach, ne « fonctionnent » que si les Variations sans rĂ©fĂ©rence, sans tonalitĂ©, sans barres de mesure, sont Ă©galement lĂ . En jouant des styles, il sâimpose de jouer de ces oppositions quâil sâagit dâĂ©vider, dâĂ©puiserâŠ
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CLASSIQUENEWS : Le doute et le questionnement perpĂ©tuel portent tout lâĂ©difice. Pour autant dĂ©celez-vous au fond du parcours, une impuissance tragique ou une rĂ©demption positive ?
LĂO MARILLIER : Rochberg nâĂ©tait pas dans une relation rĂ©demptrice Ă la musique : avec les Variations, il nâa pas cherchĂ© Ă rĂ©dimer ou faire renaĂźtre son fils Paul. De mĂȘme, un sentiment tragique, sâil peut paraĂźtre important dans le contexte biographique de lâauteur des Caprice Variations : guerre du Vietnam, mort de Paul, modernitĂ© Ă©clatĂ©e, nâest pas la raison de la conduite si singuliĂšre de lâoeuvre. Il lâest davantage, je le pense, dans une autre de ses oeuvres : « Music for the Magic
Theater ».
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Un jeu de styles qui dévoile la singularité du réel
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Il nây a pas non plus ici dâimpuissance Ă la Beckett de moment oĂč lâoeuvre, lâĂ©noncĂ© des notes, se transforme en babil, comme il y aurait dans le théùtre de Beckett, si ce nâest de maniĂšre volontaire parodique – je pense essentiellement Ă la variation 45. Il y a cependant une impuissance gĂ©nĂ©ralisĂ©e, non dans la parole et lâacte crĂ©ateurs, mais dans le fait de vivre pour Rochberg Ă ce moment-lĂ . Celle ci conduit Ă une rĂ©flexion trĂšs forte dans le texte « No Center » notamment oĂč plutĂŽt que lâimpuissance ou la rĂ©demption, câest la nĂ©cessitĂ© qui conduit lâoeuvre Ă ĂȘtre créée. Trouver de nouvelles maniĂšres dâĂ©chapper aux hiĂ©rarchies de certaines formes, classiques ou sĂ©rielles, pour percer le filtre de la forme et atteindre le fond, toucher le fond. Nâoublions pas quâune pareille expĂ©rience de rĂ©alisme musical est menĂ©e dans les mĂȘmes annĂ©es par George Crumb, ami et collĂšgue de Rochberg, avec son « Black Angels ».
Rochberg ne cherche pas Ă se rĂ©dimer par cette oeuvre peut-ĂȘtre veut-il savoir oĂč se trouve son centre, ainsi que celui de la musique dâoĂč le fait que le thĂšme se fasse attendre tout le long des Variations.
A la fin du parcours de lâoeuvre ce qui domine, câest le fait dâavoir atteint un pays fertile trĂšs Ă©trange, polysĂ©mique, polymorphe dont on peut tenir en notre esprit la singularitĂ©. Une rĂ©solution particuliĂšre traverse les derniĂšres pages et les cinq derniĂšres Variations car elles sâenfoncent de plus en plus profondĂ©ment dans le mystĂšre de leur
contemplation.
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CLASSIQUENEWS : Quels sont les plus grands dĂ©fis pour lâinterprĂšte dans la rĂ©alisation du cycle que vous avez tenu Ă jouer / enregistrer comme sâil sâagissait de la continuitĂ© âun concert ?
LĂO MARILLIER : En dehors de la technicitĂ© requise pour parfaire lâoeuvre, la grande difficultĂ© est de rĂ©aliser quelles variations participent dâun parcours qui les recouvre du dĂ©but Ă la fin, et quelles autres sont en quelque sorte des «impasses», des apartĂ©s. Comprendre cela permet de mettre en regard des variations jugĂ©es « dâun second ordre », comme Ă©tant des essais avortĂ©s de la part du
compositeur avec des variations dont le placement dans cet ordre est surprenant.
En effet les variations, dans leur ordre de publication, sâenfoncent, sâĂ©lĂšvent de plus en plus vers la modernitĂ© – mais certaines premiĂšres variations sont des prĂ©monitions de cet Ă©lan qui sera actualisĂ© plus tard dans lâoeuvre. De mĂȘme la fin de lâoeuvre compte des variations dâallure classique, comme des rĂ©miniscences isolĂ©es. Jâai jouĂ© Ă quelques reprises les variations dans un ordre plus libre, mais lâeffet de la piĂšce dans son ordonnancement originel de publication est tel que je ne pouvais adopter un autre ordre lors de lâenregistrement.
Lâautre difficultĂ© consiste Ă pouvoir renouveler lâĂ©coute malgrĂ© le fait que toute cette musique tourne autour de la note « la ». Il faut creuser trĂšs loin pour pouvoir trouver encore une Ă©nergie, un dĂ©tail dâarticulation qui donnera Ă telle ou telle variation, son charme et faire dĂ©passer son stade de variation sur le chemin de la totalitĂ© de la piĂšce.
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CLASSIQUENEWS : Pourquoi Rochberg a-t-il choisi comme préambule ce Caprice XXIV de Paganini ?
LĂO MARILLIER : Pour la simplicitĂ© presque dĂ©sarmante de la structure de son thĂšme. MallĂ©able Ă lâinfini, chargĂ© dâune histoire consĂ©quente â il a Ă©tĂ© auparavant variĂ© par Brahms, Liszt, Rachmaninoff, LutoslawskiâŠ, ce mythique caprice permet Ă George Rochberg de puiser dans un genre dâinconscient collectif musical. Câest un peu le point zĂ©ro, le centre creux du phĂ©nomĂšne musical, ce dâautant plus que le thĂšme nâest vĂ©ritablement existant quâaux derniers instants de lâoeuvre, nâapparaissant en tant que tel quâĂ ce moment-lĂ .
Propos recueillis en février 2022.
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CD événement : Léo Marillier, violon. ROCHBERG : 51
Caprice Variations – 1 cd Albany records. Parution : le 9 mars 2022. Prochaine critique du cd Ă venir dans le mag cd dvd livres de classiquenews.com
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Entretien précédent avec Léo Marillier, à propos du Festival INVENTIO en Seine-et-Marne⊠juin 2021 -
FESTIVAL INVENTIO 2021. Entretien avec LĂ©o Marillier, directeur artistique. PrĂ©sentation et enjeux du Festival INVENTIO 2021, 6Ăš Ă©dition, sur le thĂšme « Ecouter voir » ⊠Fondateur du festival INVENTIO en Seine et Marne, le violoniste LĂ©o Marillier en assure aussi la direction artistique. Le musicien place au cĆur de son projet musical, lâhumain, lâexploration voire lâexpĂ©rimentation en partage Ă destination du plus large public possible, avec une dose exaltante de crĂ©ation car le directeur artistique est aussi compositeur (dont les Ćuvres sont jouĂ©es par son propre Quatuor, le Quatuor JOYCE). Bel acte de dĂ©mocratisation de la musique qui profite aussi aux expĂ©riences multiples, aux mĂ©tissages fraternels, Ă une thĂ©atralisation crĂ©ative des instrumentistes, mis en dialogue avec les sites les plus dĂ©paysants voire enchanteurs de Seine-et-Marne (Théùtre du Voyageur, Galleria ContinuaâŠ)⊠Cette annĂ©e le thĂšme « écouter voir » tisse un nouveau parcours exaltant entre musique et peinture⊠entretien exclusif.
http://www.classiquenews.com/festival-inventio-2021-entretien-avec-leo-marillier-directeur-artistique-presentation-et-enjeux-de-la-6e-edition/