Livres. Philippe AndrĂ© : Nuages gris (le dernier pĂšlerinage de Franz Liszt). Le Passeur Editeur. Au cĆur des piĂšces pour piano de Liszt, plusieurs Livres des AnnĂ©es de PĂšlerinage, commencĂ©es pendant les voyages en Suisse et Italie avec Marie dâAgout, mais augmentĂ©es et retouchĂ©es jusquâĂ la fin dâune vie si riche de celui qui Ă©tait devenu « lâabbĂ© Liszt ». De 1881 Ă 1886, Liszt compose « autrement », en « Nuages gris » pour reprendre le titre le plus « paysagiste » de cette ultime sĂ©rie au langage moderniste et mĂȘme prophĂ©tique. Philippe AndrĂ© clĂŽt par un dernier volume son Ă©tude lisztĂ©enne, aux accents bien plus larges que ceux dâune musicologie traditionnelle.
3e et 4e Ăąges novateurs
« Ce siĂšcle avait deux ans », disait Victor Hugo pour dater sa naissance au dĂ©but du XIXe ; avec Liszt, le siĂšcle en avait onze ; mais ils moururent Ă quelques mois dâintervalle (1885, 1886), le poĂšte français dans lâexaltation dâun sur-pouvoir mĂ©diatique ( deux millions de personnes Ă ses funĂ©railles nationales !), le musicien hongrois et europĂ©en, dans le relatif effacement dâune retraite quâil avait voulue plutĂŽt discrĂšte. Tous les deux avaient su conquĂ©rir leur Ă©poque en une activitĂ© torrentielle⊠Mais on ne saurait trop se mĂ©fier des immenses crĂ©ateurs parvenant au 3e, voire 4e Ăąge, tel, en ce XIXe post-romantique, un Verdi qui, Ă 80 ans, par un coup de jeune Ă©blouissant, inventera son Falstaff novateur et dĂ©chaĂźné⊠Si Hugo, en approchant du terme, insĂšre du prĂ©-impressionnisme (Le matin, en dormant) dans son Art dâĂȘtre grand-pĂšre et parachĂšve sa LĂ©gende des SiĂšcles, Liszt ne ressemble plus alors Ă aucun autre, et dâailleurs qui pourrait lui ressembler ?
Hors temps et prophétique
AprĂšs avoir passĂ© sa Glanz(Eclat)-Periode en flamboyants combats pianistiques, sâĂȘtre fixĂ© Ă Weimar, puis avoir « trifurquĂ© sa vie » (Rome, Weimar, Budapest) comme il le dit joliment, le voilĂ qui en ses cinq derniĂšres annĂ©es se consacre (sâenferme ? se confine ? jugent ceux qui ne comprennent pas) Ă une sĂ©rie â pas encore sens XXe, mais le mot est venu sous la plume ! â dâĆuvres courtes pour le clavier, oĂč lâart dâĂ©crire se fait minimaliste, hors-temps mais aussi prophĂ©tique. ConfortĂ© par sa Foi catholique, « lâabbé » nâaura dĂšs lors, et le moment venu, plus besoin dâimplorer les « Seigneurs de la Mort : ayez pitié de moi, voyageur dĂ©jĂ de tant de voyages sans valisesâŠÂ »
Rien de péremptoire
Câest cet ultime parcours dâun Voyageur que le 3e livre consacrĂ© aux AnnĂ©es de PĂšlerinage Ă©crit par Philippe AndrĂ© commente, mĂ©dite, et nous donne Ă entendre. Lâauteur de cet opus lisztien a triple vocation et mĂ©tier : musicien, sĂ»rement ; dans le « charme discret de la musicologie », aussi ; psychiatre et psychanalyste, indubitablement, Ă la ville comme Ă la campagne (languedocienne). Sa mĂ©thode dâinvestigation ne semble pas changĂ©e depuis 2010, mais la façon de cerner de «plus  petits objets Ă la limite de lâabstraction » resserre le propos. Lâapproche est toujours en recherche et en sympathie, sans rien de pĂ©remptoire, malgrĂ© la science Ă©vidente et multiple de celui qui nous guide. Les deux premiers tomes Ă©taient vouĂ©s Ă la figuration et Ă lâambulation amoureuses : Marie dâAgout, mĂȘme quand « avec le temps, va, tout sâen va », et quâil ne reste plus que « des chouettes souvenirs », suisses, italiens, picturaux ou poĂ©tiquesâŠ
Un nouveau Franz Liszt
Mais « Nuages gris » paraĂźt concerner un nouveau Franz Liszt, pour lequel le poĂšte portugais Pessoa eĂ»t trouvĂ© quelque « hĂ©tĂ©ronyme » ironique et affectueux. Et pas seulement parce quâaprĂšs Marie la flamboyante amante (et la mĂšre de trois enfants) il y avait eu avec la princesse Sayn-Wittgenstein – un rien mystico-rĂ©actionnaire â course finalement infructueuse au mariage bĂ©ni par lâEglise, puis entrĂ©e de Liszt dans son rĂŽle dâabbĂ©-sans-lâĂȘtre-tout-Ă -fait⊠Et en prime virage Ă droite de lâex-libĂ©ral-dĂ©mocrate, (qui avait Ă©tĂ© partisan dâun Printemps des Peuples europĂ©ens), sous la houlette dâune papautĂ© en collage avec la monarchie (la parenthĂšse dâaggiornamento social de LĂ©on XIII nâinterviendra quâaprĂšs la mort de Liszt⊠). Le dernier chapitre compositionnel est ainsi une sorte de finistĂšre, presquâĂźle avancĂ©e vers le large des morts, poussiĂšre dâĂźlots peu habitables pour des contemporains qui ne risquaient pas de saisir le « sens » de cet avenir. « Ce nâest pas pour vous, avait ironisĂ© Beethoven en parlant de ses derniĂšres Ćuvres, câest pour le temps Ă venir ! » Et on se rappelle que Schoenberg parla plus tard de « Brahms le progressiste » : la formule nâeĂ»t-elle pas encore mieux convenu au « dernier Liszt », qui avec son sans-trop-de-tonalitĂ©, son abandon du dĂ©veloppement pour des processus juxtaposĂ©s ou incertains de rĂȘve, sâavançait en mystĂ©rieux devenir de lâart quâil avait si Ă©loquemment cĂ©lĂ©bré ? P.AndrĂ© rappelle au passage lâusage-leitmotive de ces Nuages quâen feront Kubrick dans lâerrance de Eyes wide shut, ou des piĂšces de Ligeti et de Kagel.
Dernier pĂšlerinage
« Nuages gris », sous-titre Philippe AndrĂ© pour « PĂšlerinage de Franz sur la terre ». Câest en effet la piĂšce la plus connue â la moins inconnue ? â de la SĂ©rie, et dâailleurs la seule qui par son titre puisse se rattacher aux « paysages » antĂ©rieurs (Suisse, Italie). Le reste est plutĂŽt « état de lâĂąme » (selon la formule de lâintrospectif Suisse H.F. Amiel). Lâensemble â dâailleurs non rĂ©uni en un cycle â « parle » de vie et de mort, les entrelaçant parfois. Et parcourant cette Ă peine-heure de musique, la « mĂ©thode Philippe André », jamais dogmatique, perdure, depuis les rives des trois PremiĂšres AnnĂ©es (Suisse, I ; Italie, II ; et III, qui dĂ©jĂ tend au « philosophique ou mystique »). Ici, en « dernier pĂšlerinage », on retrouve â plus resserrĂ© avec la rĂ©duction temporelle de lâobjet dâĂ©tude â un appel cordial vers le lecteur, pour lâinciter Ă une dĂ©couverte en commun.
Les concepts philosophiques
P.AndrĂ© nâassĂšne pas la vĂ©ritĂ© unique, dâune chaire professorale que ses mĂ©rites dâĂ©rudition lui vaudraient certainement. Ses schĂ©mas dâinterrogation textuelle sont prĂ©cis, fouillĂ©s, mais ils continuent Ă questionner en avançant, comme on imagine que Liszt lui-mĂȘme improvisait, cherchait, calibrait. Si lâanalyse â le versant professionnel de lâauteur ! â conduit la dĂ©marche, celui qui est devenu lâabbĂ© Liszt, ci-devant tzigane « traĂźnant tous les cĆurs aprĂšs lui » et aussi franciscain, nâest pas mis dâautoritĂ© sur le divan : au chapitre pathologie, Schumann et ses abĂźmes cĂŽtoyĂ©s ont suffi au Dr André ! Simplement, la culture philosophique Ă©claire lâinvestigation musicienne, et rĂ©apparaissent les concepts des deux premiers tomes : lâApeiron (lâIllimitĂ©), lâHybris (la DĂ©mesure), lâespace originaire de « lâOuvert » et la Physis â Nature â de la relation Ă la mĂšreâŠ
Le chemin mĂšne vers lâintĂ©rieur
Ainsi, en se confrontant au texte musical de la SĂ©rie, est-il fait justice expĂ©ditive des imbĂ©cilitĂ©s naguĂšre pĂ©rorĂ©es sur une quelconque dĂ©gradation des facultĂ©s intellectuelles du vieillard Liszt ; Dieu ( ! ) merci, des « pianistes visionnaires » avaient au second XXe repris le chemin et montrĂ© son caractĂšre autonome, voire prophĂ©tique : « Brendel, Pollini, Zimmerman, Bonatta, RankiâŠÂ » On songe aussi au « lĂąchage » par Zola de son ami CĂ©zanne quâĂ partir dâun certain point de rupture il ne comprend plus, et travestit dans « LâĆuvre ». Et auparavant, nây avait-il pas eu Balzac pour sâinterroger sur la folie (Ă©ventuelle) de son compositeur italien exilĂ© et maudit, Gambara ? A travers lâonirisme de ces pages, et comme lâavait indiquĂ© Novalis, « le chemin mĂšne vers lâintĂ©rieur ». Et pour commencer chez Liszt ĂągĂ©, retourne au « berceau » (lors dâun voyage au village natal), Ă cette « berceuse dont la monodie est tressĂ©e en chacun de nous, en nos propres racines (oubliĂ©es) de la musique⊠et pour le bĂ©bĂ©, Ă lâinstant du bercement, ce qui le relie Ă ce qui deviendra sa transcendance originelle : sa mĂšre ».
La non-étoile
De lĂ , on ira « jusquâĂ la tombe », et le compositeur en fera poĂšme symphonique, avec Ă©pisode intercalĂ© de « chasse sauvage », oĂč le vieux Liszt « ne renĂącle pas devant le combat ». En face, le terrible Unstern (littĂ©ralement : non-Ă©toile), DĂ©sastre (mauvais astre), qui « fait pĂ©nĂ©trer dans la lumiĂšre noire » (tiens Hugo , en mourant, avait aussi parlĂ© de « lumiĂšre noire »âŠ), Ă moins que ce ne soit « le soleil noir de la mĂ©lancolie » (nervalienne), ou encore « le trou noir dâanti-matiĂšre » cher aux fantasmes dâaujourdâhui ⊠Un anti « nuages gris » en quelque sorte, oĂč « une syntaxe radicale, un paysage sans coordonnĂ©es, au seuil mĂȘme de lâirreprĂ©sentable » entraĂźnent vers « lâĂ©trange familier, qui permet de toucher Ă la rumeur de notre espace originaire »âŠOn peut songer aussi aux gravures et peintures dont alors Odilon Redon peuple lâunivers mental des Français qui savent se consacrer Ă leurs rĂȘvesâŠ
Le sublimissime gendre
Bien sĂ»r, il y a lâĂ©tape de la tombe, et au cĆur du pĂšlerinage, « la mort Ă Venise » de « R. W. », le balancement des deux Gondoles FunĂšbres. Occasion pour Philippe AndrĂ© de conter, dâune plume alerte, le sĂ©jour au Palazzo Vendramin, Ă lâinvitation de la « chĂ©rissime fille », Cosima, et du « sublimissime gendre », Richard, qui dâailleurs dĂ©clare en douce quâil ne comprend rien Ă la « folie en germe » dans les derniĂšres Ćuvres de son beau-pĂšre, surnommĂ© aussi « le roi Lear »⊠Brouilles, chamailleries, jalousie quand lâautre⊠gagne trop au whist, rĂ©conciliations autour de la Musique-malgrĂ©-tout, et puis Liszt exaspĂ©rĂ© sâen va, et puis R. W. sâen va pour toujours, « mort Ă jamais ?». Alors demeurent, en « son nom de Venise dans Bayreuth dĂ©sert », deux Gondoles, la premiĂšre, « terrible, nĂ©e sous le sceau de la fermeture », et la Seconde qui, en son espace central et « avant que lâespace se rĂ©duise Ă rien, nous raconte que lâOuvert est quelquefois plus proche que les extrĂ©mitĂ©s de la galaxie oĂč nous dĂ©sespĂ©rons de le rencontrer ».
Philosophes (et) poĂštes
Sans tapage ni solennitĂ©, voilĂ bien Philippe AndrĂ© nous rendant par son Ă©criture Ă lâespace quâil fait sien de la poĂ©sie, lui qui salue au fil des pages Hölderlin, RenĂ© Char, Michaux, AndrĂ© du Bouchet, et chez les philosophes « en langue française », ceux qui sont non moins poĂštes, Jankelevitch ou MaldineyâŠOn retrouvera le « beau, premier degrĂ© du terrible » selon Rilke, dans la description de lâĂ©nigmatique Schlafoss (Sans sommeil), mais lâapaisement sâaccomplit dans Recueillement, – rĂ©visĂ© en 1884 Ă Budapest, oĂč Liszt est malade et craint la cĂ©citĂ© â et lâultime «En RĂȘve », que P. AndrĂ© dĂ©crit sous le signe de la « pure durĂ©e » bergsonienne : Ćuvre issue dâun mouvement de sublimation, « comme nĂ©e dâune Ă©vanescence des nocturnes, sâĂ©levant au-dessus dâeux pour dire la nostalgie de leur nostalgie. »
Est-ce moi qui rĂȘve la nuit ?
En un dernier chapitre (Coda, bien sĂ»r), lâauteur rĂ©ausculte le Temps si particulier de cette fin du PĂšlerinage, – « sous lâemprise dâune circularité » ? -, un Temps, « susceptible de faire perdre Ă OrphĂ©e la notion de temps lui-mĂȘme, avec la permanence dans notre prĂ©sent du monde originaire oĂč le vĂ©cu essentiel est celui de lâespace ». Celui des synesthĂ©sies, (alias Correspondances) de Baudelaire (lui qui appelait : « O mort, vieux capitaine, il est temps, levons lâancre ! Ce pays nous ennuie, ĂŽ Mort ! Appareillons »), et aussi des discordances, des recouvrements dans la mĂ©moire (il nous revient aussi, selon le palimpseste â le « grattĂ© Ă nouveau » – de la couche des souvenirs que les « affichistes », Hains ou VilleglĂ©, ont explorĂ© depuis les annĂ©es 60)âŠ
La conception de lâOuvert
Et selon cette conception de lâOuvert pour laquelle P. AndrĂ© « milite » discrĂštement, invitant le lecteur Ă prolonger la dĂ©marche, il nous importe quâun maĂźtre-livre comme celui dâAlbert BĂ©guin, LâAme romantique et le RĂȘve- 1937 ! -soit citĂ© ici, en sa magnifique Introduction : « Est-ce moi qui rĂȘve la nuit ?… Faut-il croire que jâassiste Ă la danse incohĂ©rente, honteuse, misĂ©rablement simiesque des atomes de ma pensĂ©e ? », reliant ainsi (via Armin : « Les Ćuvres poĂ©tiques ne sont pas vraies de cette vĂ©ritĂ© que nous attendons de lâhistoire ») lâimmense Liszt rĂȘveur Ă un romantisme allemand oĂč se ressourcent aussi, malgrĂ© la distance temporelle et culturelle, ses « derniĂšres Ćuvres pianistiques ». Tout autant que celles-lĂ envoient, comme le disait le compositeur, « un javelot dans lâavenir », un avenir « dĂ©livré » non seulement de lâordre tonal , mais de la conduite « ordinaire » des pensĂ©es dĂ©veloppĂ©es, prĂ©-Ă©tablies, Ă©chappant Ă la magnifique libertĂ© onirique.
Philippe AndrĂ© : « Nuages gris », le dernier pĂšlerinage de Franz Liszt, collection Sursum Corda, Editeur Le Passeur. ( 165 p. ; 2014 ) Les deux premiers tomes des AnnĂ©es de pĂšlerinage (dâabord Ă©ditĂ©s en livre chez AlĂ©as) sont disponibles en e-books, Alter-Ă©ditions.