Compte rendu, opĂ©ra. Marseille, OpĂ©ra, le 15 juin 2016. Verdi : Macbeth. Steinberg / BĂ©lier-Garcia. Triomphale fin de saison Ă l’OpĂ©ra de Marseille. L’OEUVRE. Contexte théâtral : théâtre de l’horreur. Tout en s’en dĂ©marquant quelque peu, la tragĂ©die de William Shakespeare (1564-1616), Macbeth (entre 1603 et 1607), demeure, par sa brutalitĂ©, les scènes de meurtre, dans la veine d’un théâtre europĂ©en de l’horreur Ă cheval sur les XVIe et XVIIe siècles dont, en France, Les Juives de Robert Garnier (1583), par leur violence imprĂ©gnĂ©e de celle des Guerres de religion, demeurent un exemple. Shakespeare, avec son Titus Andronicus (vers 1590/1594), ne dĂ©roge pas Ă cette inspiration barbare des pièces Ă©lisabĂ©thaines de la fin des annĂ©es 1580, prodigues en scènes atroces (cannibalisme, mutilation, viol, folie). Il y renchĂ©rit mĂŞme sur les Ĺ“uvres plus que violentes de ses rivaux, tels Christopher Marlowe qui porte Ă la scène avec cruditĂ© la Saint-BarthĂ©lemy (Massacre de Paris, 1593) et la cuve d’huile bouillante de son Juif de Malte (1589) ou Thomas Kyd et sa TragĂ©die espagnole. Macbeth fut le plus grand succès public de Shakespeare, longtemps rejouĂ©e, traduite en allemand par des compagnies itinĂ©rantes. Mais ce mĂ©lange d’horreur et de pathĂ©tique, dĂ©rogeant aux règles de la biensĂ©ance classique s’imposant au milieu du XVIIe siècle, la pièce sera relĂ©guĂ©e après avoir rĂ©galĂ© le grand public.
MACBETH, un théâtre de l’horreur
Le dramaturge anglais s’inspire librement d’une chronique médiévale relatant des événements historiques, la vie de Macbeth, roi des Pictes, qui régna en Écosse de 1040 à 1057 ; il monte sur le trône en assassinant Duncan, le roi légitime. Mais de cet événement, un régicide, le meurtre d’un roi, somme toute banal dans l’histoire, Shakespeare tire la peinture, le portrait d’un assassin ambitieux certes, mais timoré, freiné puis tourmenté par des scrupules moraux. Cependant, il est incité par sa machiavélique femme, Lady Macbeth, qui le pousse dans la marche au pouvoir qui ne se soutient que par l’enchaînement inexorable de crime en crime. Le couple maudit, rongé par la crainte d’être découvert et le remords, acculé à la surenchère criminelle pour se maintenir au sommet de la puissance, dans son escalade criminelle, trouve son expiation, son châtiment, lui, saisi d’abord d’hallucinations croyant voir même dans un banquet, au milieu des courtisans, le fantôme de Banquo, l’ami qu’il a fait assassiner, elle, Lady Macbeth, son âme damnée, sombrant dans le somnambulisme qui la trahit, dans la folie, lavant sans cesse des mains tachées du sang du régicide, avant de périr.
Shakespeare ajoute au drame historique une dimension surnaturelle : ce sont des sorcières, qui, après une glorieuse bataille, saluant Macbeth, seigneur de Glamis, du titre supéarieur de seigneur de Cawdor, seront les agents de sa fulgurante ascension politique et de sa chute. En prophétisant ce titre inattendu de seigneur de Cawdor, que lui décerne sur le champ le roi Duncan pour prix de sa victoire sur les Norvégiens envahisseurs, et en lui prédisant qu’il sera également roi d’Écosse, les sorcières enclenchent la mécanique de l’ambition, qui déclenche la tragédie. Elles sont peut-être la manifestation de son inconscient. À son ami, l’autre général, Banquo, elles prédisent également que, sans régner lui-même, il sera l’origine d’une lignée de roi. Quoiqu’il en soit, Macbeth écrit ces prédictions à sa femme et met en route en elle l’ambition fatale qui les perdra tous deux.
Sentences cĂ©lèbres de Macbeth : « Ce qui est fait, est fait… », « Qui aurait dit que le corps de ce vieillard pouvait contenir autant de sang ? », dit la femme fatale, « Notre vie est une pièce de théâtre pleine de bruit et de fureur racontĂ©e par un idiot, et qui n’a pas de sens » , conclut le hĂ©ros maudit.
Le livret de Francesco Maria Piave est remarquable de concision, supprimant des scènes qui s’Ă©loignent du noyau du drame qu’il resserre, notamment celle, comique, du portier ivre, contraste nĂ©cessaire du drame baroque anti-aristotĂ©licien qui mĂŞle les registres. Le massacre de la femme et des enfants de Macduff est rĂ©duit Ă la plainte dĂ©chirante de l’Ă©poux et père, qui se dressera en vengeur valeureux. De la première version de Florence en 1847 Ă celle de de Paris en 1865, Verdi a aussi resserrĂ© et intensifiĂ© la musique d’un opĂ©ra qui, dĂ©rogeant aux conventions de l’opĂ©ra romantique qui exalte l’amour, en fait un drame lyrique nouveau oĂą règne seul l’amour du pouvoir ou la voluptĂ© dans le crime et le vertige du remords dans un couple maudit.
Réalisation et interprétation
Théâtre baroque du monde, mais une scène au fond d’une salle classique livide aux rigiditĂ©s linĂ©aires de froid Ă©difice d’architecture fasciste, Ă©clairĂ©e de deux suspensions Arts DĂ©co. Pilastres engagĂ©s, rainurĂ©s, accentuant l’angoisse des raides verticales, trumeaux aveugles au-dessus des portes latĂ©rales (scĂ©nographie, Jacques Gabel). DĂ©coupĂ©es en carreaux Ă©gaux impĂ©nĂ©trables, les mystĂ©rieuses portes frontales seront celles par oĂą se glisse insidieusement Ă tour de rĂ´le le couple meurtrier, lui, pour tuer le roi, elle, plus froidement, pour assassiner les serviteurs et leur faire porter le poids du rĂ©gicide. La lumière glaciale (Roberto Venturi) tombe d’entrĂ©e, progressivement, d’une verrière gĂ©omĂ©trique aux vitres brisĂ©es sur l’ombre des murs : quelque chose de pourri, sinon dans le royaume du Danemark d’Hamlet, dans celui d’Écosse de Macbeth. Ombre et lumière comme clair-obscur de la luciditĂ© trouant les tĂ©nèbres de l’âme, indĂ©cise pĂ©nombre de la conscience morale assoupie comme le sommeil goyesque de la raison qui engendre des monstres. Les Ă©clairages seront ensuite plus gĂ©nĂ©raux qu’individuels, comme Ă l’Ă©poque baroque, avec ces fonds opaques et glauques de cloaque oĂą grouille un cauchemar de choses inconnues, les sorcières consultĂ©es par Macbeth, incarnation objective d’une conscience subjective gagnĂ©e par le mal, mais ici surgies en nombre de l’ombre, scène intĂ©rieure extĂ©riorisĂ©e, dĂ©mons intimes matĂ©rialisĂ©s, pour peupler une sorte d’asile d’aliĂ©nĂ©s Ă la Michel Foucault, théâtre oĂą figure aussi, avec un poussah misĂ©rable, le Pape et le Roi près du gueux, image encore d’une vanitĂ© baroque de l’inanitĂ© des richesses, de la puissance face Ă l’Ă©galitĂ© de tous devant la mort. Peuple « idiot » qui, s’il ne raconte pas cette « histoire de bruit et de fureur » qu’il a mise en branle, sera, tout au long, l’implacable spectateur, tĂ©moin de la farce tragique du pouvoir qui se joue devant lui. Lueurs de l’abondance du sang du meurtre et sa fatale multiplication.
Une colossale colonne gagnĂ©e de mousse ou de pourriture, descendra lourdement des cintres pour s’encastrer, au centre, reliant ciel et terre, objet lascif d’enlacements de Lady Macbeth, phallique symbole de la puissance du mâle dont s’empare cette virile femme face Ă un Ă©poux veule et vil, peut-ĂŞtre impuissant, copulation monstrueuse Ă l’Ă©chelle de son ambition et de la voluptĂ© du pouvoir qui la hante et qu’elle chante, ou anticipation de l’Ă©crasement du couple monstrueux sans descendance.
Les sombres costumes (Catherine et Sarah Leterrier), hors de longs manteaux en gĂ©nĂ©ral d’Ă©poque et les intemporelles robes des sorcières, pourpoints, hauts de chausses et bottes pour les hommes, s’ourlent au col d’une frise de fraises Ă la Greco de l’Enterrement du Comte d’Orgaz, et, Ă©largis en dĂ©licate collerette au cou des enfants, progĂ©niture sauve de Banquo mais promise au massacre de Macduff, en dit d’avance la fragilitĂ© de papillons Ă©pinglĂ©s plus tard par les poignards des sbires de Macbeth : tĂŞtes comme sur le plateau des larges cols Ă godrons de futurs dĂ©capitĂ©s. Les robes des dames Ă©claireront de gaies couleurs les scènes de cour mais jamais Ă©clairer la teinte obscure gĂ©nĂ©rale du drame. Les insolites fauteuils Louis XV sont-ils une mĂ©taphore de raffinement pervers dans la brutalitĂ© du reste du mobilier, d’intemporalitĂ© ou une coquetterie Ă la mode usĂ©e de mĂŞler les Ă©poques? La table, un piano, renversĂ©s sont des signes connus de dĂ©cadence et chute, de rĂ©volution, chez FrĂ©dĂ©ric BĂ©lier-Garcia qui signe cette mise en scène.
On admire la qualitĂ© plastique, l’agencement pictural des groupes, de ce chĹ“ur pratiquement omniprĂ©sent et admirablement prĂ©parĂ© par Emmanuel Trenque, notamment les sorcières qui, sous la baguette nuancĂ©e et puissante de Pinchas Steinberg, passent du murmure sardonique au ricanement sarcastique, d’autant plus inquiĂ©tantes d’ĂŞtre traitĂ©es scĂ©niquement en femmes banales, presque en voisines : le mal est parmi nous. Le chef, dès le prĂ©lude, donne aux cordes un frĂ©missement de vol effarĂ© d’effroi d’oiseaux de mauvais augure, trilles angoissants, pincements aigus de flĂ»tes affutĂ©es et claquement effrayant de cuivres, un Ă©clair, un Ă©veil de cauchemar, glisse l’angoissante onirique et dĂ©solĂ©e de la scène du somnambulisme. Tout au long de l’Ĺ“uvre, il nous fera goĂ»ter les mĂŞmes qualitĂ©s de relief dĂ©licat pour les dĂ©tails des divers pupitres et de violence dĂ©chaĂ®nĂ©e sans jamais brouiller les lignes, les volumes d’une Ĺ“uvre polie par Verdi pendant près de vingt ans.
PLATEAU ADMIRABLE
Le plateau est admirable. Tour Ă tour valet servile de Macbeth, assassin Ă gages asservi aux noirs desseins du maĂ®tre, une apparition puis mĂ©decin de Lady Macbeth, Jean-Marie Delpas, multiplie en peu de phrases une grande prĂ©sence dramatique et vocale, sombre en timbre mais limpide en diction. Fils du roi Duncan assassinĂ©, menacĂ© lui-mĂŞme, fuyant le danger et ne revenant que pour hĂ©riter de la couronne que lui ont conquise ses partisans, Malcolm est un personnage Ă©pisodique et falot, encore rĂ©duit par le librettiste, et l’on ne reprochera pas au tĂ©nor Xin Wang, timbre soyeux, un manque de prĂ©sence que le rĂ´le ne lui accorde pas. Beaucoup plus prĂ©sente par le travail scĂ©nique que lyrique, Vanessa Le Charlès, suivante de Lady Macbeth est traitĂ©e, cheveux courts et habits masculins, comme son obsĂ©dante ombre portĂ©e virile, dont les attouchements furtifs de mains avec sa maĂ®tresse laissent supposer une intimitĂ© plus grande que celle d’une simple femme (homme) de chambre. Lorsque on entend enfin les quelques phrases de son joli soprano le contraste est frappant.
En Ă©poux et père douloureux, d’autant qu’on l’avait vu tendrement en scène avec son enfant, Ă©mouvante trouvaille, dĂ©couvrant au milieu de la masse persĂ©cutĂ©e l’horreur du massacre de sa famille, Stanislas de Barbeyrac est bouleversant, dĂ©chirant son timbre lumineux de tĂ©nor de la dĂ©chirure de sa chair, retrouvant en jeune hĂ©ros des accents vengeurs superbes pour terrasser le monstre. Autre père attentif, veillant sur sa progĂ©niture, son fils, et rĂ©ussissant Ă la sauver dans la forĂŞt du piège, Banquo, auquel les sorcières ont prĂ©dit que, sans rĂ©gner, il aurait une lignĂ©e de rois, est incarnĂ© par la noble allure de Wojtek Smilek. Dans son grand air assailli de noirs pressentiments sur la mort qui le guette, il dĂ©ploie le sombre tissu de sa voix de basse, passant du murmure oppressĂ© Ă son fils Ă l’Ă©clat terrible de la rĂ©vĂ©lation lucide du complot jusqu’Ă un Ă©clatant mi aigu final.
On sait que Verdi, toujours soucieux de vĂ©ritĂ© dramatique, voulait, pour sa Lady Macbeth, un timbre laid mais expressif, ce qui fut la chance de Callas selon son propre aveu quand elle fut choisie Ă la Scala par Toscanini soucieux de respecter le vĹ“u du compositeur. On ne dira pas que la soprano dramatique hongroise Csilla Boross remplit le rĂ©quisit verdien de laideur vocale en revanche, mĂŞme si l’expression dramatique dans la scène du somnambulisme semble paradoxalement trop sommeiller, sa voix charnue, immense, remplit pleinement toutes les exigences du rĂ´le : largeur et couleur Ă©gale du timbre, passant avec aisance des notes les plus corsĂ©es de la tessiture terrible du rĂ´le aux sauts d’aigus pleins et triomphants. Un triomphe assurĂ©ment. Ă€ ses cĂ´tĂ©s, en Macbeth, scĂ©niquement et vocalement, le baryton Juan JesĂşs RodrĂguez, triomphe pareillement : Ă©gale aussi sur tout le registre, sa voix d’airain aux teintes bronzĂ©es se joue de la difficultĂ© de ce rĂ´le Ă©crasant sans en ĂŞtre Ă©crasĂ©. Homme du doute, Ă peine entrĂ© dans le premier degrĂ© du crime, poussĂ© par sa femme, il traduit si sensiblement ses remords qu’il en deviendrait humain et touchant. Un grand artiste que l’on dĂ©couvre. Triomphale fin de saison Ă l’OpĂ©ra de Marseille.
Opéra de Marseille,
Macbeth de Verdi
Livret de Francesco Maria Piave d’après la tragédie de Shakespeare
Coproduction Opéra Grand Avignon
7, 10, 12, 15 juin 2016
Orchestre et chĹ“ur (Emmanuel Trenque) de l’OpĂ©ra de Marseille sous la direction de
Pinchas Steinberg. Mise en scène : Frédéric Bélier-Garcia. Scénographie : Jacques Gabel ; costumes : Catherine et Sarah Leterrier. Lumières : Roberto Venturi.
Distribution
Macbeth : Juan Jesús Rodriguez ; Lady Macbeth : Csilla Boross ; Banquo : Wojtek Smilek : Macduff : Stanislas de Barbeyrac ; suivante de Lady Macbeth :  Vanessa Le Charlès ; Malcolm : Xin Wang ; serviteur de Macbeth, un sicaire, une apparition, le médecin : Jean-Marie Delpas ; un hérault : Frédéric Leroy.
Photo : © Christian Dresse / Opéra de Marseille 2016