COMPTE-RENDU, critique, concert. PARIS, salle Cortot, le 2 dĂ©c 2019. Le temps retrouvĂ© / Li-Kung Kuo (violon), CĂ©dric Lorel (piano). Au cĆur du chambrisme français. Chausson, Saint-SaĂ«ns, Hahn, YsaĂże⊠le duo Li-Kung Kuo (violon), CĂ©dric Lorel (piano) Ă la faveur de leur rĂ©cent cd Ă©ditĂ© par Cadence Brillante, intitulĂ© « Le temps retrouvé » (rĂ©compensĂ© par le CLIC de CLASSIQUENEWS), souligne lâĂąge dâor de la musique de chambre en France au temps de Proust dont ils ont proposĂ© une certaine idĂ©e du goĂ»t musical, propre Ă la Belle-Epoque. Il nây a aucun doute sur la qualitĂ© de cette musique Ă©vocatrice e poĂ©tique et lâon sâĂ©tonne toujours de ne pas lâĂ©couter plus souvent dans les salles de concert.
Mille et une nuances du chambrisme français
Sur les traces de la lĂ©gendaire et trĂšs littĂ©raire Sonate de Vinteuil, mythe proustien par excellence, les deux artistes abordent plusieurs auteurs du programme de leur cd, mais dans un ordre diffĂ©rent, terminant par EugĂšne YsaĂże dont il trace ainsi un portrait complet, comme interprĂšte et comme compositeur.âš A lâĂ©poque de Proust, le chant de lâĂąme vibrante et dĂ©sirante sâexprime au violon ainsi : virtuosissime (Caprice opus 52 n°6, dâaprĂšs Saint-SaĂ«ns dâYsaĂże) ; Ăąpre et profond, jusquâĂ lâexpiration enivrĂ©e (trĂšs wagnĂ©rien et tristanesque PoĂšme de Chausson opus 25 ; extatique Ă©perdu en une voluptĂ© heureuse (Nocturne de Hahn) âŠ
Le sommet du rĂ©cital Ă Cortot Ă©tant la Sonate n°1 de Saint-SaĂ«ns (opus 75) de 1885, sa petite mĂ©lodie aĂ©rienne, fruit dâun gĂ©nie français de 50 ans, qui aura certainement inspirĂ© Marcel, lequel nâhĂ©sitait jamais, comme pour mieux brouiller les pistes, Ă dire sa dĂ©testation de⊠Saint-SaĂ«ns justement. Câest pourtant bien cet air qui semble jaillir de lâenfance, naturel et coulant en une innocence, intacte et vive qui surgit comme second thĂšme du premier mouvement, saisissant par sa simplicitĂ© et son intensitĂ© sincĂšre. Proust y dĂ©tecte comme un leit motiv emblĂ©matique de La Recherche du temps perdu, la « masse » du piano sous la ligne violonistique, Ă©crit-il transportĂ©, « multiforme, indivise, (âŠ), la mauve agitation des flots que charme et bĂ©molise le clair de lune ». Au cĆur de lâinspiration proustienne, la musique qui a ce don de jaillir comme une source fĂ©condante, continue. Tout le gĂ©nie de Camille sâexprime alors, organisant la forme Sonate en un diptyque qui marque les esprits par son souffle, ses crĂ©pitements vifs argents, son charme « intĂ©rieur », ce « chic Ă la française » qui surpasse mĂȘme lâĂ©lĂ©gance viennoise par sa profondeur et la sensualitĂ© de ses couleurs⊠que CĂ©dric Lorel, remarquable de couleurs fauves en effet, par son toucher suggestif, ⊠« proustien », rĂ©active dâun bout Ă lâautre au clavier.
Sa complicitĂ© et son Ă©coute offrent une assise souple et articulĂ©e au chant direct et intense du violoniste taiwanais Li-Kung Kuo dont la franchise sonore sait libĂ©rer la tension et maintenir lâexpressivitĂ© du son de façon continue. Et câest peu dire que le violoniste aborde avec une superbe chauffĂ©e Ă blanc la sĂ©quence ivre de doubles croches qui sâĂ©lectrise en cascades irradiantes jusquâau finale, Ă©blouissant de santĂ© apollinienne. Du cran et de la constance marque ce programme rĂ©gĂ©nĂ©rant. Un bain de romantisme français dâune hallucinante maturitĂ© poĂ©tique.
Le Chausson (que crĂ©a YsaĂże) culmine dans lâĂ©vocation de paysages crĂ©pusculaires oĂč plane lâidĂ©e dâun envoĂ»tement mystĂ©rieux.
UN AGE DâOR de la musique française⊠Rien nâest semblable Ă lâacuitĂ© expressive des compositeurs français que marque alors une nette volontĂ© dâaffirmer lâĂ©criture nationale vis Ă vis des germaniques. Si Chausson, mort trop jeune, se forme en vĂ©ritĂ© en copiant les quatuors de Beethoven et de Schumann, saine vocation pour celui que son pĂšre força au droit, il nous laisse (avec Franck), une alternative au wagnĂ©risme inĂ©vitable, que les deux interprĂštes ce soir, dĂ©voilent avec une sĂ»retĂ© musicale et une grande finesse.
Et quelle belle idĂ©e de terminer le concert en jouant Lili Boulanger, trĂšs inspirĂ©e dans ce Nocturne (qui semble ainsi rĂ©pondre Ă celui de Reynaldo Hahn, jouĂ© en ouverture). En un mot, superbe concert que lâauditeur retrouve dans le cd opportunĂ©ment intitulĂ© « le temps retrouvé ».
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LIRE aussi notre critique du cd Le temps retrouvé par Li-Kung Kuo (violon), Cédric Lorel (piano), édité en novembre 2019 chez Cadence Brillante.