Les Espagnols, nous ne dĂ©testons rien tant que lâinterprĂ©tation hyper coloriste de notre couleur locale, surtout de cette Andalousie que, par une synecdoque abusive autrefois imposĂ©e par le franquisme, on a longtemps donnĂ©e comme la partie pour le tout dâune Espagne plurielle et diverse. Aussi applaudit-on Ă cette vision de Carmen, Ă©purĂ©e dâespagnolisme de façade, dâespagnolade pour caricaturales « fiestas » bachiques et sanglantes, que nous offre la mise en scĂšne de Louis DĂ©sirĂ©, dont les somptueux et sombres Ă©clairages de Patrick MĂ©eĂŒs mettent, paradoxalement, en lumiĂšre, la profonde noirceur hispanique, lâĂąme tragique au milieu de la fĂȘte, la cĂ©lĂ©bration de la vie au bord du prĂ©cipice : allure et figure jusquâĂ la sĂ©pulture. IncarnĂ©e par lâEspagnole Carmen qui, si « elle chante de la musique française », ce dont on donne acte Ă Louis DĂ©sirĂ© dans sa note, nâenchante pas moins par une musique qui emprunte Ă lâEspagne certains de ses rythmes, comme la sĂ©guedille, le polo prĂ©lude Ă lâActe IV inspirĂ© du Poeta calculista du fameux Manuel GarcĂa, pĂšre andalou de la Malibran et de Pauline Viardot GarcĂa qui venait dâen Ă©diter des Ćuvres et, surtout, lâemblĂ©matique habanera, « Lâamour est un oiseau rebelle », que Bizet reprend du sensuel et humoristique El arreglito de son ami espagnol SebastiĂĄn Iradier, auteur de La paloma, professeur de musique de lâimpĂ©ratrice espagnole EugĂ©nie de Montijo, quâil a lâĂ©lĂ©gance de citer. Mais lâart nâa pas de frontiĂšres, les gĂ©nies prennent leur bien oĂč ils le trouvent et, dâaprĂšs un texte trĂšs justement espagnol de MĂ©rimĂ©e, la française et hispanique Carmen de Bizet est universelle, figure mythique sur laquelle nous nous sommes dĂ©jĂ penchĂ©s, et, personnellement, sur son clair-obscur sexuel .
Carmen au Théùtre Antique : nocturne goyesque à Orange
Héros déracinés et ligotés, illusion de liberté
Je ne reviendrai pas sur tout ce que jâai pu Ă©crire sur les personnages, dĂ©racinĂ©s, ligotĂ©s par la sociĂ©tĂ©, condamnĂ©s Ă une errance, Ă la fuite : Don JosĂ©, nobliau navarrais, arrachĂ© Ă sa contrĂ©e par une affaire dâhonneur et de meurtre, rĂ©duit Ă ĂȘtre dĂ©classĂ©, soldat, dĂ©gradĂ©, emprisonnĂ© puis contrebandier contre sa volontĂ©, aux antipodes nationaux de chez lui, dans cette Andalousie oĂč il reste fondamental Ă©tranger ; sa mĂšre qui lâa suivi dans un proche village, conscience du passĂ©, du terroir, des valeurs locales, et cette MicaĂ«la, orpheline venue dâon ne sait oĂč, escortant la mĂšre et suivant JosĂ© ; ces contrebandiers, passant dâun pays (Gibraltar anglais) Ă lâautre, sans oublier ces femmes, ces ouvriĂšres, sans doute fixĂ©es dans lâusine, par la nĂ©cessitĂ© esclavagiste du travail, mais peut-ĂȘtre bientĂŽt enracinĂ©es par un mariage donnant au mĂąle nomade la fixitĂ© contrainte du foyer : la femme soumise ne peut que procrĂ©er des fillettes dans le rang sinon des filles soumises, des fillettes dĂ©jĂ esclaves, avant dâĂȘtre lâobjet de la convoitise brutale de la troupe des hommes, dont seule Carmen, avec son art de lâesquive, se tire un moment. Les petits garçons sont aussi formatĂ©s par lâordre social, « comme de petits soldats », avant dâĂȘtre des grands, gardiens de lâordre corsetĂ© et oppressif.
Don JosĂ© est dâentrĂ©e lâhomme prisonnier, ligoté : de ses prĂ©jugĂ©s, de sa chastetĂ©, de son uniforme. Fils soumis Ă la MĂšre, dont la maternelle MicaĂ«la apporte le message, à la MĂšre Ă©glise, Ă la MĂšre Patrie: homme enfant malgrĂ© les apparences. Carmen, apparemment prisonniĂšre et ligotĂ©e par lui, lui offrira lâoccasion de la libertĂ© mais oiseau rebelle, papillon insaisissable, elle sera finalement Ă©pinglĂ©e, fixĂ©e par le couteau dâune implacable loi.
RĂALISATION
Cartes sur table, sur scÚne : la donne du destin
Dans une obscuritĂ© augurale, sans doute du destin indĂ©chiffrable, vague lumiĂšre qui fait hĂ©siter entre rĂȘve et Ă©veil, ou goyesque cauchemar plein de formes inconnues qui envahissent la scĂšne, une foule grouillante se prĂ©cise, femmes en peu seyantes robes orange ou marron (Louis DĂ©sirĂ©), soldats en uniformes noirs, et, au milieu, se dĂ©tache la lumineuse blancheur de lâhabit de Carmen, un bouquet de roses sanglantes de rougeur Ă la main. Lâouverture sonne, lancĂ©e par un enfant et sâanime dĂ©jĂ du drame : JosĂ©, seul, cartes Ă la main, Carmen sâavance vers lui comme la fatalitĂ©, dĂ©jĂ voile de deuil sur la tĂȘte, lui jetant les fleurs sur le thĂšme du destin. Dâavance, tout est dit, Ă©crit. Lâon comprend ces cartes gĂ©antes posĂ©es comme au hasard, comme en Ă©quilibre instable, de guingois, contre la soliditĂ© du mur antique : la vie comme un fragile chĂąteau de cartes dont on sent le possible et inĂ©luctable Ă©croulement sur les hĂ©ros confrontĂ©s, pour lâheure vide de sens, Ă lâenvers, simples somptueux tapis de sol qui ne sâĂ©claireront quâĂ lâheure fatale dĂ©cidĂ©e par un destin obscur qui Ă©chappe aux hommes et Ă Carmen mĂȘme qui le connaĂźt : pique et carreau. Ces cartes se dĂ©clineront, mises en abĂźme, en Ă©ventails et cartes en main, Ă jouer, de tous les personnages : chacun a la main, mais aucun lâatout dĂ©cisif : « Le destin est le maĂźtre », reconnaĂźtra Carmen. Tout converge intelligemment vers lâair fatidique des cartes oĂč la clartĂ© impitoyable du destin sâĂ©claire tragiquement Ă leur lecture.
Autre lumiĂšre dans cette ambiante obscuritĂ©, le magnifique effet solaire des doublures dorĂ©es des soldats fĂȘtant Escamillo ou, moins rĂ©ussi, trop clinquant, le dĂ©filĂ© des « cuadrillas » en habits de lumiĂšre Ă©clairant heureusement le ridicule des faux hĂ©ros de la virilitĂ© et du courage que sont les toreros.
On admire dâautres trouvailles : les lances des dragons plantĂ©es sur le sol Ă la fois herse, dĂ©fense, agression possible et prison pour Don JosĂ©, habitĂ© dĂ©jĂ du rĂȘve de la taverne de Pastia, traversĂ© par lâombre, les ombres de Carmen robe dâune sobre Ă©lĂ©gance espagnole, en mantille, devenant filet, rets dâun sortilĂšge jetĂ© sur le pauvre brigadier, Carmen signifiant aussi, en espagnol, âcharmeâ, âmagieâ. La corde, Ă©galement, circulera comme signe des liens de lâamour, du destin, de lâimpossible libertĂ© sauf dans la mort, et mĂȘme de lâĂ©vasion plaisante du quintette qui a un rythme de galop digne dâOffenbach. Il y a aussi cette magnifique idĂ©e, enchaĂźnant la fin du III avec lâacte IV, la cape de matador (‘tueur’, en espagnol) dont Escamillo couvre galamment Carmen, devenant sa parure de mort prochaine. Enfin, la fleur se dissĂ©mine aussi dans le parcours, offerte dâabord par ZĂșñiga Ă Carmen, par Carmen Ă Don JosĂ© depuis lâouverture, avec son acmĂ©, son sommet dans lâair de la fleur, puis par le torero Ă la gitane, finalement traces de sang sur son corps sacrifiĂ© par JosĂ© sur la carte fatidique.
Le privilĂšge des proches places de la presse se retourne, hĂ©las, contre la vision dâensemble : effet de la perspective, toute cette foule nourrie de choristes semble sâaccumuler, sâĂ©craser sur lâavant-scĂšne, occupant ou saturant lâespace Ă©troit laissĂ© par les superbes cartes adossĂ©es contre le fond. Mais, vu Ă la tĂ©lĂ©vision, le dispositif, en plongĂ©e, prend son sens, a une indĂ©niable beautĂ© plastique et picturale qui saisit et sĂ©duit. Les cartes rĂ©vĂ©lĂ©es par la lumiĂšre font rĂȘver. Et, ce que la distance semblait diluer du jeu des chanteurs se magnifie par des gros plans qui Ă©meuvent par la beautĂ© et le jeu intense et nuancĂ© des interprĂštes, dignes du cinĂ©ma. Cette production tĂ©lĂ© aura bĂ©nĂ©ficiĂ© dâun exceptionnel rĂ©alisateur qui a captĂ© lâessence de cette mise en scĂšne, Andy Sommer.
INTERPRĂTATION
Ce dĂ©but avec tout ce monde serrĂ© sur lâobscuritĂ© du plateau, forcĂ©ment contraint dans ses mouvements, ne pouvait donner au chef Mikko Franck lâoccasion de faire briller une ouverture en discordance avec la tonalitĂ© ombreuse du plateau. Quelques malotrus, tous Ă jardin et groupĂ©s, donc dirigĂ©s, se permettront des huĂ©es inconvenantes. Sortant dâune excessive tradition coloriste, quelques tempi sont lents aux oreilles de certains, mais quelle mise en valeur du crescendo, partant dâune lenteur inquiĂ©tante de lâabord de la chanson gitane qui, de sa contention premiĂšre, Ă©clate en folle rage festive sur les cris des trois danseuses ! Et le quintette menĂ© Ă un train dâenfer ! Cette approche, impressionniste, impressionne par la mise en valeur des timbres, des couleurs dâune dĂ©licatesse toute mozartienne de lâinstrumentation plus que de lâorchestration de Bizet. Le problĂšme est, peut-ĂȘtre, que la mise en scĂšne symbolique avec ces cartes matĂ©rialisant le destin, visant le mythe, demandait sans doute plus de simplification des lignes que de rutilance des dĂ©tails. Les chĆurs, malgrĂ© des craintes sur lâencombrement de la scĂšne, tirent leur Ă©pingle du jeu et les enfants, trĂšs engagĂ©s, se paient, bien sĂ»r, un triomphe.
On nous a Ă©pargnĂ©, par des chanteurs Ă©trangers mĂȘme Ă la parfaite diction, les passages parlĂ©s de cet opĂ©ra-comique Ă lâorigine, guĂšre intĂ©ressants (qui comprend aujourdâhui lâhistoire de lâĂ©pinglette qui justifie le moqueur « épinglier de mon cĆur de Carmen Ă José ?). Les rĂ©citatifs de Guiraud sont concis et percutants (« Peste, vous avez la main leste ! »), ou sonnent comme des maximes : « Il est permis dâattendre, il est doux dâespĂ©rer ». Câest bien vu et bien venu.
Comme toujours Ă Orange, le plateau est dâune homogĂ©nĂ©itĂ© digne de mention. En Remendado truand rapiĂ©cĂ© selon son nom, on a plaisir Ă retrouver Florian Laconi, faisant la paire, inverse en couleur de voix, lumiĂšre et ombre, avec le tonitruant et truculent DancaĂŻre dâOlivier Grand, couple symĂ©trique et antithĂ©tique avec ces coquines de dames : la fraĂźcheur lumineuse de la Frasquita dâHĂ©lĂšne Guilmette contrastant joliment avec la chaleur du mezzo sombre de Marie Karall. Armando Noguera campe un fringant Morales, perchĂ© sur sa belle voix de baryton comme un coq sur ses pattes pour sĂ©duire MicaĂ«la. Le Zuñiga de Jean Teitgen est tout sĂ©duction aussi par un timbre sombre, profond, et une allure de « caballero » Ă©lĂ©gant et humain.
Humaine, si humaine, le miel de lâhumanitĂ© est distillĂ©, avec lâinaltĂ©rable grĂące quâon lui connaĂźt et que lâon goĂ»te, par la MicaĂ«la tendre dâInva Mula, maternelle et protectrice messagĂšre de la MĂšre, mĂšre en puissance et, pour lâheure, amante blessĂ©e mais compatissante et courageuse. La voix, moelleuse, apaisante, se dĂ©ploie en lignes dâune aisance cĂ©leste mais aux pieds sur la terre de la piĂ©tĂ© et pitiĂ©.
Dans le rĂŽle Ă lâingrate tessiture dâEscamillo, trop grave pour un baryton, trop aigu pour une basse, nouveau venu Ă Orange, Kyle Ketelsen est foudroyant de prĂ©sence physique et vocale, amplitude, largeur, couleur et incarnation, il remporte avec justice tous les suffrages.
Que dire de Jonas Kaufmann quâon nâait dĂ©jĂ dit ? Il sait dĂ©chirer le tissu de sa superbe voix pour rendre les dĂ©chirures rauques de ce hĂ©ros passionnĂ© meurtri, un Don JosĂ© dâabord rĂȘveur ou prostrĂ© par le passĂ© sur sa chaise, interloquĂ© par lâaudace de la femme, de cette femme, de cette Carmen qui fait son chemin en lui, jusquâĂ lâair Ă la fois intime et Ă©clatant de la fleur. Il le commence en demi-teinte, comme se chantant Ă lui-mĂȘme, en tire des couleurs et nuances dâune frĂ©missante sensibilitĂ© et sensualitĂ© et en donne le si bĂ©mol final en double pianissimo, comme il est Ă©crit dans la partition, en voix de poitrine, qui prend tout son sens : la voix du cĆur. Il est bouleversant.
Face Ă lui, face Ă face, effrontĂ©e et affrontĂ©e, Kate Aldrich entre dans la catĂ©gorie moderne des Carmen que Teresa Berganza rendit Ă la fidĂ©litĂ© de la partition et Ă la dignitĂ© fĂ©minine et gitane sans grossissement de fĂ©minisme ou gitanisme outrancier. Elle est dâune beautĂ© quâon dirait du diable si ce sourire Ă©clatant ne lui donnait une humanitĂ© fraternelle et une fraĂźcheur parfois angĂ©lique : sĂ»re sans doute de sa sĂ©duction mais sans se laisser abuser par elle, elle donne au personnage une distance avec la personne qui dit, sans dire, sa profondeur et une sorte de dĂ©tachement dĂ©sabusĂ© du monde. La voix rĂ©pond au physique, Ă©lĂ©gante, souple, satinĂ©e, raffinĂ©e, nâescamotant pas les nuances, nâaccusant aucun effet dans la grandeur dĂ©mesurĂ©e de lâespace quâelle habite sans effort. Il faudrait des pages pour dĂ©tailler la finesse de son jeu heureusement captĂ© par la tĂ©lĂ©vision : rieuse, railleuse, blagueuse (Carmen a des mots dâesprit des plus plaisants), enfin, tragique. ĂlĂ©gante mĂȘme dans ces gestes pour chasser, comme mouches importunes, tous ces hommes bavant de dĂ©sir, Ă©cartant dâune main la fleur de lâofficier dans la taverne, la photo dĂ©dicacĂ©e de lâarrogant torero, passionnĂ©e avec JosĂ© et plus grave, dĂ©jĂ , avec Escamillo. Est-elle la figure mythique de lâhĂ©roĂŻne ? Les mythes ne sont plus de ce temps. Elle me semble plutĂŽt une femme du nĂŽtre, qui a conquis sa libertĂ© et qui en a acceptĂ© le prix : ce quâallĂ©gorise sans doute la mort de Carmen au nom de toutes les femmes autrefois sacrifiĂ©es sur lâautel de lâhonneur des hommes.
Compte rendu, opĂ©ra. Orange, ChorĂ©gies. Bizet : Carmen. Le 14 juillet 2015. Orchestre Philharmonique de radio France. ChĆurs des OpĂ©ras dâAngers-Nantes, du Grand Avignon et de Nice. MaĂźtrise des Bouches-du-RhĂŽne. Direction musicale : Mikko Franck. Mise en scĂšne, dĂ©cors, costumes :  Louis DĂ©sirĂ©.
Distribution : Carmen : Kate Aldrich ; Micaëla : Inva Mula; Frasquita : HélÚne Guilmette
MercédÚs : Marie Karall ; Don José :  Jonas Kaufmann ; Escamillo : Kyle Ketelsen ;
Zuñiga :  Jean Teitgen ; le Dancaïre Olivier Grand; le Remendado : Florian Laconi
; MoralÚs : Armando Noguera. Illustration : Philippe Gromelle
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- Voir Benito PelegrĂn « Carmen, entre chien et loup de la sexualité », entre autres Ă©tudes, in Carmen, ĂditĂ© par Ălisabeth Ravoux-Rallo, Figures mythiques, Ăd. Autrement, p.50-75, 1986.