CD, compte rendu critique. Félicien David : Herculanum, 1859. Deshayes, Courjal, Niquet (2 cd Palazzetto Bru Zane, 2014). L’opéra de Félicien David, Herculanum, fusionne spectaculaire antique, souffle épique hérité des grands oratorios chrétiens, et aussi souvenir des opéras du premier romantisme français, signés Meyerbeer, Auber, Halévy. Sans avoir l’audace visionnaire et fantastique de Berlioz (Damnation de Faust), lequel témoin de la création a regretté malgré d’évidentes qualités expressives, musicales, dramatiques, l’orchestration plutôt terne de la partition (non sans raison d’ailleurs), Herculanum méritait absolument cette recréation par le disque. Tout en servant son sujet chrétien, l’ouvrage est aussi sur la scène un formidable spectacle : riche en péripéties et en effets de théâtre (Berlioz toujours a loué le luxe des décors, aussi convaincants/impressionnants que les talents de la peinture d’histoire dont le peintre Martin, auteur fameux alors de La destruction de Ninive). Ici l’irruption du Vésuve est favorisée par Satan qui tout en fustigeant l’indignité humaine, et favorisant / condamnant le règne décadent de la reine d’Herculanum, Olympia, ne peut empêcher la pureté exemplaire des deux élus, martyrs chrétiens par leur abnégation extrêmiste, Hélios et la chrétienne Lilia. Le tableau final qui est celui de la destruction de la ville par les laves et les fumées (-un moment qui nourrit le suspens et qu’attend chaque spectateur), est aussi l’apothéose dans la mort, des deux martyrs chrétiens.
Créé en 1859, après le succès de son oratorio, Le Désert (précisément étiquetté « ode symphonique »), Félicien David accède à une notoriété justifiée que soulignera encore sa nomination à l’Institut, en 1869, à la succession de… Berlioz justement.
Que pensez d’Herculanum donc Ă la lueur de ce double cd ? Evacuons d’abord ce qui reste faible. Dans le dĂ©roulement de l’action, David se laisse souvent tentĂ© par des formules standards, guère originales, ainsi le style souvent pompeux du choeur statique et pontifiant sans vrai finesse, soulignant la solennitĂ© des ensembles et des finaux… on veut bien que l’auteur prĂ©cĂ©demment stimulĂ© pour le rituel saint simonien pour lequel il a Ă©crit maints choeurs, se soit montrĂ© inspirĂ©, pourtant force est de constater ici, sa piètre Ă©criture chorale. Ainsi dans le pur style du grand opĂ©ra signĂ© Meyerbeer, HalĂ©vy, Auber. .. David n’est pas un grand orchestrateur et malgrĂ© des duos amoureux, de grandes scènes sataniques, plusieurs situations d’intense confrontation, la plume du compositeur cherche surtout l’effet dramatique moins les scintillements troubles d’une partition miroitante. N’est pas l’Ă©gal de Berlioz qui veut et tout orientaliste qu’il soit mĂŞme ayant comme Delacroix approchĂ©, – et vĂ©cu, de près les suaves soirĂ©es d’orient (surtout Ă©gyptiennes), l’exotisme antique de monsieur David n’a guère de gènes en commun avec les sublimes Troyens du grand Hector. De ce point de vue, la fin spectaculaire oĂą le VĂ©suve fait son Ă©ruption, est campĂ©e Ă grands coups de tutti orchestraux sans guère de nuances : c’est un baisser de rideau sans prĂ©tention instrumentale mais dont la dĂ©flagration monumentale convoque de fait les effets les plus rutilants de la peinture d’histoire.
Paris, 1859. Quand Gounod créée son Faust, David affirme sa théâtralitĂ© lyrique dans Herculanum…Â
Noir et somptueux Nicolas Courjal, Satan de braise
VoilĂ pour nos rĂ©serves. Concrètement cependant, en vĂ©ritable homme de théâtre, David se montre plus convaincant dans duos et trios, nettement plus intĂ©ressants. Celui ou la reine Olympia sĂ©duit et envoĂ»te Helios sous la houlette de Satan (III) n’est pas sans s’identifier -similitude simultanĂ©e- au climat mephistophĂ©lien de la sĂ©duction et de l’hypnose cynique tels qu’ils sont traitĂ©s et magnifiĂ©s dans Faust de Gounod (Ă©galement créé en mars 1859). PostĂ©rieur Ă Berlioz, le satanisme de David s’embrouille cependant par une Ă©criture souvent formellement acadĂ©mique : lĂ encore, le gĂ©nie fulgurant du grand Hector ou l’intelligence de transitions dramatique de Gounod lui manquent.
NĂ©anmoins, musicalement la caractĂ©risation des protagonistes saisit par sa justesse et sa profondeur. Olympia est un superbe personnage plein d’assurance sĂ©ductrice : une sirène royale (c’est la reine d’Herculanum), instance arrogante mĂŞlant pouvoir et magie : elle a jetĂ© son dĂ©volu sur Helios (voir sa grande scène de sĂ©duction)… conçu pour le contralto rossinien Borghi-Mamo, le rĂ´le est avec Satan, le plus captivant de la partition : dĂ©cadent, manipulateur, cynique. Ductile et habitĂ©e, la mezzo Karine Deshayes trouve la couleur du personnage central.
A contrario, la pure Lilia a l’intensitĂ© de la vierge chrĂ©tienne appelĂ©e aux grands sacrifices (son Credo est la vraie dĂ©claration d’une foi sincère qui donne la clĂ© du drame : après la mort, l’immortalitĂ© attend les croyants) : elle forme avec son fiancĂ© Helios, le couple hĂ©roĂŻque exemplaire de cette fresque antique conçue comme une dĂ©monstration des vertus chrĂ©tiennes. MĂŞme usĂ©, le timbre de la soprano VĂ©ronique Gens d’une articulation Ă toute Ă©preuve, campe la vierge sublime avec un rĂ©el panache.
En Helios coule le sang des traĂ®tres sympathique, c’est un pĂŞcheur fragile et coupable trop humain pour ĂŞtre antipathique : sa faiblesse le rend attachant; il a le profil idĂ©al du pĂŞcheur coupable, toujours prĂŞt Ă expier, s’amender, payer la faute que sa faiblesse lui a fait commettre. C’est la proie idĂ©ale de la tentation, qui tombe dans les rets tendus par Olympia et Satan au III. Duo enflammĂ© d’un très fort impact dramatique et contrepointant le couple des Ă©lus Helios / Lilia, le duo noir, Olympia/Satan est subtilement manipulateur, nĂ©faste. D’une articulation tendue et serrĂ©e, surjouant en permanence, le style du tĂ©nor Edgaras Montvidas finit par agacer car il semble expirer Ă chaque fin de phrase. … tout cela manque de naturel et d’intelligence dans l’architecture du rĂ´le; du moins eĂ»t-il Ă©tĂ© plus juste de rĂ©server tant de pathos concentrĂ© en fin d’action quand le traĂ®tre coupable, terrassĂ©, embrasĂ©, exhorte Lilia Ă lui pardonner son ignominie.
VĂ©ritable rĂ©vĂ©lation ou confirmation pour ceux que le connaissaient dĂ©jĂ , le baryton basse rennais Nicolas Courjal (nĂ© en 1973) Ă©blouit littĂ©ralement dans le double rĂ´le de Nicanor (le proconsul romain, frère d’Olympia) puis surtout de Satan : mĂ©tal clair et fin, timbrĂ© et naturellement articulĂ©, le chanteur sait nuancer toutes les couleurs du lugubre sardonique, trouvant ce cynisme dramatique glaçant et sĂ©ducteur qui demain le destine Ă tous les personnages goethĂ©ens / faustĂ©ens, sa couleur Ă©tant idĂ©alement mĂ©phistophĂ©lienne : une carrière prochaine se dessine dans le sillon de ce Satan rĂ©vĂ©lateur (Ă©videmment Mephistopheles de La Damnation de Faust de Berlioz), sans omettre le personnage clĂ© du Diable aux visages multiples comme chez David, dans Les Contes d’Hoffmann. Au dĂ©but du IV, son monologue oĂą Satan dĂ©miurge suscite ses cohortes d’esclaves marcheurs, dĂ©montre ici plus qu’un interprète intelligent et mesurĂ© : un diseur qui maĂ®trise le sens du texte (“l’esclave est le roi de la terre. .. »). Magistrale incarnation et l’argument le plus convaincant de cette rĂ©alisation.
Vivante et nerveuse souvent idĂ©alement articulĂ©e (Pas des Muses du III), la baguette d’HervĂ© Niquet dĂ©montre constamment (Ă©coutez cette musique mĂ©connue comme elle est belle et comme j’ai raison de la ressusciter), et il est vrai que l’on se laisse convaincre mais il y manque une profondeur, une ivresse, de vraies nuances qui pourraient basculer de la fresque acadĂ©mique Ă la vĂ©ritĂ© de tableaux humainement tragiques. Maillon faible, le choeur patine souvent, reste honnĂŞte sans plus, certes articulĂ© mais absent et curieusement timorĂ© aux points clĂ©s du drame. Au final, un couple noir (Olympia et Satan) parfait, nuancĂ©, engagĂ© ; un chef et un orchestre trop poli et bien faisant ; surtout des choeurs et un HĂ©lios (dont on regrette aussi le vibrato systĂ©matisĂ© et uniformĂ©ment appuyĂ© pour chaque situation), trop absents. NĂ©anmoins, malgrĂ© nos rĂ©serves, voici l’une des gravures les plus intĂ©ressantes (avec La mort d’Abel, ThĂ©rèse, les rĂ©centes DanaĂŻdes) de la collection de dĂ©jĂ 10 titres « OpĂ©ra français / French opera » du Palazzetto Bru Zane.
CD, compte rendu critique. Félicien David : Herculanum, 1859. Karine Deshayes (Olympia), Nicolas Courjal (Nicanor / Satan), Véronique Gens (Lilia)… Flemish Radio Choir, Brussels Philhamronic. Hervé Niquet, direction (2 cd Palazzetto Bru Zane, 2014). Enregistré à Bruxelles en février et mars 2014.