Nancy. Rachmaninov : Aleko, F. Da Rimini. 6-15 fĂ©vrier 2015. Superbe et heureuse surprise lyrique proposĂ©e par l’OpĂ©ra de Nancy : les opĂ©ras de Rachmaninov sont trop peu jouĂ©s et pourtant d’un raffinement symphonique et crĂ©pusculaire, souvent saisissant. Aleko – opĂ©ra virtuose du jeune Ă©lĂšve talentueux au Conservatoire de Moscou de 1893) et surtout le flamboyant Francesca da Rimini- composĂ© en 1905, d’aprĂšs le VĂšme chant de l’Enfer de Dante, dĂ©voilent une facette mĂ©connue de compositeur russe, son gĂ©nie théùtral.
Nancy, Opéra de Lorraine
Les 6,8,10,12,15 février 2015
Calderon, Purcarete
Vinogradov, Maksutov, Sebesteyen, Gaskarova, Lifar – Gnidi, Maksutov, Vinogradov, Gaskarova, Liberman
Aleko, 1893
Aboutissement de son apprentissage au Conservatoire de Moscou, le jeune Rachmaninov doit composer un opĂ©ra d’aprĂšs Pouchkine. Illivre la partition scintillante d’Aleko, d’un raffinement orchestral dĂ©jĂ sĂ»r, Ă©gal des opĂ©ras les plus rĂ©ussis de Tchaikovski, avec une science des transitions mĂ©lodiques et des climats, entre Ă©lĂ©gie poĂ©tique, ivresse sensuelle et vertiges amers rarement aussi bien enchaĂźnĂ©s. En seulement 17 jours et suivant l’encouragement admiratif d’Arensky son professeur, Rachmaninov achĂšve Alenko qui lui permet de remporter la grande mĂ©daille d’or, rĂ©compense prestigieuse qu’il rĂ©colte avec un an d’avance : c’est dire la prĂ©cocitĂ© de son gĂ©nie lyrique. MalgrĂ© l’enthousiasme immĂ©diat de Tchaikovski dĂšs la premiĂšre Ă Moscou, Alenko sera ensuite rejetĂ© par son auteur qui le trouvait trop italianisant.
Proche de son sujet, immersion dans le monde tziganes oĂč la libertĂ© fait loi, Rachmaninov inspirĂ© par un milieu d’une sensualitĂ© farouche, Ă la fois sauvage et brutale mais Ă©tincelante par ses accents orientalisants, favorise tout au long des 13 numĂ©ros de l’ouvrage, une succession de danses caractĂ©risĂ©es, Ă©nergiquement associĂ©es, de choeurs trĂšs recueillis et prĂ©sents, un orchestre dĂ©jĂ flamboyant qui annonce celui du Chevalier Ladre de 1906. FidĂšle Ă son sens des contrastes, le jeune auteur fait succĂ©der amples pages symphoniques et chorales Ă l’atmosphĂ©risme envoĂ»tant et duos d’amour entre les Ă©poux, d’un abandon extatique. Parmi les pages les plus abouties qui dĂ©passe un simple exercice scolaire, citons la Cavatine pour voix de basse (que rendit cĂ©lĂšbre Chaliapine, d’un feu irrĂ©sistible plein d’espĂ©rance et de dĂ©sir inassouvi) ou la scĂšne du berceau. e souvenant de Boris de Moussorsgki, la scĂšne tragique s’achĂšve sur un sublime chĆur de compassion et de recueillement salvateur auquel rĂ©pond les remords du jeune homme sur un rythme de marche grimaçante et languissante, avant que les bois ne marque la fin, Ă peine martelĂ©e, furtivement. La maturitĂ© dont fait preuve alors Rachmaninov est saisissante.
Synopsis
Carmen russe ? La passion rend fou… D’aprĂšs Les Tziganes de Pouchkine, Alenko est un jeune homme que la vie de BohĂšme sĂ©duit irrĂ©sistiblement au point qu’il dĂ©cide de vivre parmi les Tziganes. Surtout auprĂšs de la belle Zemfira dont les infidĂ©litĂ©s le mĂšne Ă la folie : possĂ©dĂ©, Aleko tue la jeune femme, sirĂšne fascinante et inaccessible, avant d’ĂȘtre rejetĂ© par le clan qui l’avait accueilli. Le trame de l’action et la caractĂ©risation des protagonistes rappelle Ă©videmment Carmen de Bizet (1875), mais alors que le français se concentre sur le duo mezzo-soprano/tĂ©nor (Carmen, JosĂ©), Rachmaninov choisit le timbre de baryton pour son hĂ©ros tiraillĂ© et bientĂŽt meurtrier.
La figure de Francesca sâimpose dans lâhistoire des amants maudits magnifiques. Bien que mariĂ©e Ă Lanceotto, la jeune femme ne peut rĂ©sister au frĂšre de ce dernier : Paolo. La princesse de Rimini a inspirĂ© de nombreux artistes surtout romantiques : les peintres (cĂ©lĂšbre tableau de monsieur Ingres et de William Dyce en une claire nuit enchantĂ©eâŠ) et les compositeurs tels Liszt (Dante Symphonie), Tchaikovski ou Ambroise Thomas sans omettre Riccardo Zandonai⊠La lecture quâen offre Rachmaninov sâinscrit dans lâillustration tragique, tĂ©nĂ©breuse, crĂ©pusculaire.
L’exceptionnel Francesca da Rimini opus 25 (1905) sur le livret de Modeste Tchaikovski, aux Ă©clats crĂ©pusculaires … souligne combien Rachmaninov est un auteur taillĂ© pour les atmosphĂšres somptueusement fantastiques voire lugubres : pas d’Ă©chappĂ©e possible pour Francesca. La partition met en avant le gĂ©nie symphonique de l’orchestrateur, sa capacitĂ© Ă saisir des ambiances sombres et mĂ©lancoliques que sous-tend cependant une rĂ©elle Ă©nergie tendre (ample et prophĂ©tique prĂ©lude, trĂšs dĂ©veloppĂ©). Les profils psychologiques sont remarqualement caractĂ©risĂ©s par un orchestre ocĂ©anique qui fait souffler une houle flamboyante et introspective : difficile de rĂ©sister au chant de Lanceotto Malatesta (baryton) chez qui s’embrase littĂ©ralement le feu dĂ©vorant du soupçon et de la jalousie.
En dĂ©pit d’un livret assez sommaire et trĂšs schĂ©matique de Modeste Tchaikovsky, la musique comble les vides criants du texte, dĂ©veloppe de superbes variations symphoniques sur chaque situations en conflits opposant les deux amants ivres et impuissants face au venin de plus en plus menaçant de Lanceotto. StructurĂ© en flasback, le livret mĂȘle prĂ©sent de l’action tragique et dramatique, et passĂ©.
Le prologue Ă©voque le premier et le second cercle des enfers que traverse Dante conduit par Virgile (comme dans le tableau de Delacroix oĂč les deux sont sur la barque sur un ocĂ©an inquiĂ©tant…). Dante aperçoit l’Ăąme et les fantĂŽmes errants de Paolo et Francesca…
Au premier tableau, ans la palais Malatesta, le trĂšs grand monologue de Lanceotto Malatesta, solitaire, douloureux tĂ©moin d’un amour qu’il ne peut attĂ©nuer sans le dĂ©truire, se glisse l’amertume de Rachmaninov lui-mĂȘme qui compose cette partie (1900) alors qu’il vit une profonde dĂ©pression aprĂšs l’Ă©chec de sa premiĂšre symphonie. Conflit entre rage et impuissance tenace face au destin qui renforce sa totale frustration : Francesca qu’il aime en aime un autre : son propre frĂšre, Paolo. Toute la thĂ©matique de la malĂ©diction se dĂ©ploie ici avec des couleurs inouĂŻes. Contraint de partir Ă la guerre, Lanceotto exprime nĂ©anmoins ses soupçons et sa colĂšre dĂ©munie. Le meurtre est Ă©vacuĂ© en quelques mesures comme si l’opĂ©ra Ă©tait plutĂŽt centrĂ© sur le ressentiment du frĂšre trahi et Ă©cartĂ© : Lanceotto est le vrai protagoniste de ce drame Ă la fois Ă©conome et fulgurant.
Dans le tableau II, en l’absence de son frĂšre, le beau Paolo fait sa cour Ă Francesca en lui narrant subtilement l’histoire de Lancelot et de GueniĂšvre : adultĂšre et trahison d’une force irrĂ©pressible au son de la harpe enchantĂ©e… Rachmaninov peint alors un superbe lieu d’amour enchantĂ© : ce lieu mĂȘme qu’Ă©voque insidieusement Paolo, lĂ oĂč GueniĂšvre s’est donnĂ© au chevalier magnifique. Les deux s’embrassent quand surgit Lanceotto qui les poignarde de fureur.
L’Epilogue (avec son choeur surexpressif bouche fermĂ©e) Ă©voque le retour de Dante conduit par Virgile hors du second cercle des Enfers. L’ouvrage s’achĂšve ainsi dans les brumes du souvenir, de l’Ă©vocation fantomatique, comme un songe surnaturel.
CD. On ne saurait mieux conseiller la version signĂ©e il y a presque 20 ans, en 1996 par Neeme JĂ€rvi et le symphonique de Gothenburg (Decca) avec deux monstres sacrĂ©s du chant russe : le baryton ardent et noble Serguei Leiferkus (Lanceotto) et le tĂ©nor non moins hallucinant Serguei Larin dans le rĂŽle Ă©perdu de Paolo. Chacun Ă©blouit dans la premiĂšre et seconde partie. Il est temps de reconnaĂźtre le gĂ©nie lyrique de Rachmaninov tel qu’il se dĂ©voile dans ses pages hautement dramatiques. Certes la livret pĂȘche mais la construction et l’intelligence musicale captivent de bout en bout : la fin prĂ©cipite le drame, l’Ă©vocation des enfers de Dante offre une fresque symphonique avec chĆur d’une Ă©vidente puissance poĂ©tique.