Compte rendu, opĂ©ra. Paris, Palais Garnier, le 16 septembre 2016. Cavalli : Eliogabalo (1667), recrĂ©ation. Franco Fagioli⊠Leonardo Garcia Alarcon, direction musicale. Thomas Jolly, mise en scĂšne. DâemblĂ©e, on savait bien Ă voir lâaffiche du spectacle (un homme torse nu, les bras croisĂ©s, souriant au ciel, Ă la fois agitĂ© et peut-ĂȘtre dĂ©lirant⊠comme Eliogabalo?) que la production nâallait pas ĂȘtre fĂ©erique. Dâailleurs, le dernier opĂ©ra du vĂ©nitien Cavalli, cĂ©lĂ©britĂ© europĂ©enne Ă son Ă©poque, et jamais jouĂ© de son vivant, met en musique un livret cynique et froid probablement du gĂ©nial Busenello : une action dâune cruditĂ© directe, parfaitement emblĂ©matique de cette dĂ©sillusion poĂ©tique, oscillant entre perversitĂ© politique et ivresse sensuelle⊠Chez Giovanni Francesco Busenello, lâamour sâexpose en une palette des plus contrastĂ©es : dâun cĂŽtĂ©, les dominateurs, manipulateurs et pervers ; de lâautre les Ă©pris transis, mis Ă mal parce quâils souffrent de nâĂȘtre pas aimĂ©s en retour. Aimer câest souffrir ; feindre dâaimer, câest possĂ©der et tirer les ficelles. La lyre amoureuse est soit cruelle, soit douloureuse. Pas dâissue entre les deux extrĂȘmes.
PRINCE “EFFEMINATO”… Au sommet de cette barbarie parfaitement inhumaine, lâEmpereur Eliogabalo a tout pour plaire : trahir est son but, parjurer serments et promesses, possĂ©der pour jouir, mais surtout ĂȘtre dieu lui-mĂȘme voire changer les saisons et, selon la mode lĂ©guĂ©e par lâEgypte antique, se couvrir dâor (ce qui est superbement manifeste dans un tableau parmi le plus rĂ©ussis, au III : Eliogabalo y paraĂźt, lascif, concupiscent solitaire⊠en son bain dâor).
De fait, Busenello avait travailler avec Monteverdi – maĂźtre de Cavalli- dans Le Couronnement de PoppĂ©e (LâIncoronazione di Poppea, 1643) oĂč perçait la folie politique dâun jeune empereur abĂątardi par sa faiblesse et sa grande perversitĂ© : un jouisseur lui-aussi, dâune infecte dĂ©bilitĂ©, nâaspirant non pas Ă rĂ©gner mais assoir sur le trĂŽne impĂ©rial sa nouvelle maĂźtresse, PoppĂ©e (quitte Ă assassiner son conseiller philosophe SĂ©nĂšque, Ă rĂ©pudier son Ă©pouse en titre Octavie). Ici rien de tel mais des dĂ©lires tout autant inouĂŻs qui dĂ©voilent lâampleur du dĂ©rĂšglement psychique dont souffre en rĂ©alitĂ© le jeune Eliogabalo : dĂ©cider la crĂ©ation dâun SĂ©nat composĂ© uniquement de femmes⊠(en rĂ©alitĂ© pour y capturer sa nouvelle proie fĂ©minine : Gemmira) ; organiser un banquet oĂč seront versĂ©s Ă
des cibles bien choisies, puissant somnifĂšre et poison dĂ©finitif ; ou bien encore, dĂ©cider de nouveaux jeux avec gladiateurs⊠afin dâĂ©liminer son principal ennemi, Alessandro (dont le crime nâest rien dâautre que dâĂȘtre lâaimĂ© de cette Gemmera tant convoitĂ©e).
Busenello et Cavalli, aprĂšs Monteverdi, Ă©laborent un Ăąge dâor de lâopĂ©ra vĂ©nitien au XVIIĂšmeâŠ
PerversitĂ© du prince, langueur douloureuse des justesâŠ
Intrigues, manipulations, mensonges, assassinat⊠les tentatives dâEliogabalo pour conquĂ©rir la femme de son choix sont multiples mais tous sont frappĂ©s dâĂ©chec et dâimpuissance. Ce prince pervers est aussi celui de ⊠la stĂ©rilitĂ© triomphante : Busenello tire le portrait dâun despote mĂ©prisable qui finit dĂ©capitĂ©. Ainsi son dernier grand air de conquĂȘte de Gemmira oĂč lâEmpereur se voit gifler par un « non » retentissant, derniĂšre mur avant sa chute finale. Busenello sâingĂ©nie Ă portraiturer lâinhumanitĂ© corrompue et dĂ©bile dâun pauvre dĂ©cĂ©rĂ©brĂ© qui est aussi dans la filiation Ă©vidente de son NĂ©ron montĂ©verdien du Couronnement de PoppĂ©e prĂ©cĂ©demment citĂ©, la figure emblĂ©matique du roi dĂ©bile « effeminato », en rien vertueux ni hautement moral comme câest le cas a contrario, de cet Alessandro dont le couronnement conclue lâopĂ©ra (en un somptueux quatuor amoureux).
Sur ce fond de cynisme et de perversion continus, les « justes » en souffrance ne cessent dâexprimer en fins lamentos, la dĂ©chirante lyre de leur impuissance amoureuse. Busenello, en particulier au III, dans le duo des « empĂȘchĂ©s » Giuliano et Eritea, exprime une poĂ©tique amoureuse pleine de raffinement nostalgique et dĂ©licieusement dĂ©sespĂ©rĂ©e : une veine expressive qui tout en caractĂ©risant lâopĂ©ra vĂ©nitien du XVIIĂš, particularise aussi sa maniĂšre ainsi noire mais scintillante. LâopĂ©ra compte en effet nombres de couples « impossibles », Ă©prouvĂ©s : Alessandro aime Gemmira qui ne cesse de le dĂ©fier et feint de se laisser sĂ©duire par lâEmpereur ; Atilia aime Alessandro⊠en pure perte ; et Giuliano, le frĂšre de Gemmira, aime dĂ©sespĂ©rĂ©ment la belle Eritea, laquelle se retire de toute sĂ©duction avec lui car violĂ©e par lâEmpereur, elle ne cesse de rĂ©clamer cette union, promise par ce dernier, qui lui rendrait lâhonneur perdu : câest dâailleurs sur cette revendication lĂ©gitime que sâouvre lâopĂ©ra.
Propre au théùtre vĂ©nitien du Seicento (XVIIĂšme siĂšcle), lâaction cumule en une surenchĂšre de plus en plus tendue, lâodieuse cruautĂ© du jeune Empereur, dâautant quâil est en cela, stimulĂ© par sa garde rapprochĂ©e : les deux intrigants Ă sa solde : Zotico et la vieille Lenia ; la langueur des amoureux impuissants ; et des tableaux dĂ©lirants mais furieusement poĂ©tiques comme cette apparition fantasmatique, fantastique des monstrueux hiboux, lesquels en envahissant le banquet du II, mettent Ă mal le projet dâassassinat dâEliogabalo⊠câest avec la scĂšne du bain dâor au III, lâĂ©pisode visuel le plus rĂ©ussi. DâoĂč vient cette idĂ©e de hiboux grotesques, colossaux, sâemparant de la scĂšne humaine ? Lâinvention de Busenello s’affirme Ă©trangement moderne.
Visuellement et dramatiquement, lâimaginaire conçu / rĂ©alisĂ© par le metteur en scĂšne et homme de théùtre, Thomas Jolly, rĂ©ussit Ă exprimer la laideur infantile du jeune empereur dĂ©bile et Ă lâinverse, la grandeur morale des justes : Alessandro, Eritea, Gemmira, surtout Giuliano : chacun a de principes et des valeurs auxquels ils restent inĂ©luctablement fidĂšles. Dâautant que les tentations Ă rompre leur foi, sont lĂ©gions tout au long de lâopĂ©ra. Pour traduire cette opposition des sentiments et cette tension qui va crescendo, des faisceaux de lumiĂšre – comme ceux que lâon constate dans les concerts de variĂ©tĂ© et de musique pop-, concrĂ©tisent les cordes de la lyre amoureuse dont nous avons parlĂ© : faisceaux verticaux qui dĂ©limitent une arĂšne (oĂč se joue lâexacerbation des sentiments affrontĂ©s) au I ; faisceaux indiquant une nacelle qui semble piĂ©ger les coeurs Ă©prouvĂ©s, au II ; enfin vĂ©ritable toile arachnĂ©enne (dĂ©but du III) oĂč la proie nâest pas celle que lâon pense : car dans le trio qui paraĂźt alors, Eritea, Gemmera et Giuliano, se sont bien les victimes de la perversitĂ© impĂ©riale qui veulent la tĂȘte de lâempereur sadique. La mise en scĂšne cultive les effets de lumiĂšre, crue ou voilĂ©e, dĂ©terminant un espace Ă©touffant oĂč s’insinuent lâintrigue et les agissements en sous-mains.
Vocalement, domine incontestablement la Gemmari, de plus en plus volontaire de Nadine Sierra : Ă la fin, câest elle qui « ose » ce que personne ne voulait commettre ; distinguons aussi le trĂšs sĂ©duisant et raffinĂ© Giuliano de Valer Sabadus dont la voix trouve son juste format et de vraies couleurs Ă©motionnelles, malgrĂ© la petitesse de lâĂ©mission ; lâimmense acteur, toujours juste et dâune truculence millimĂ©trĂ©e : Emiliano Gonzalez Toro qui fait une Lenia, matriarcale, intriguant et hypocrite Ă souhaits : son incarnation marque aussi lâĂ©volution des derniers rĂŽles travestis, habituellement dĂ©volus aux confidentes et nourrices (ce que le tĂ©nor a chantĂ©, dans LâIncoronazione di Poppea justement). Lâautre tĂ©nor vedette, Paul Groves assoit en une conviction qui se bonifie en cours de soirĂ©e, lâĂ©clat moral dâAlessandro, lâexact opposĂ© dâEliogabalo : il est aussi vertueux et droit quâEliogabalo est retors et tordu. Marianna Flores (Atilia) dĂ©borde dâune fĂ©minitĂ© touchante par sa naĂŻvetĂ© dĂ©pourvue de tout calcul ; enfin, Franco Fagioli, manifestement fatiguĂ© pour cette premiĂšre, malgrĂ© une projection vocale (surtout les aigus dĂ©pourvus dâĂ©clat comme de brillance) ne peut se dĂ©faire dâun chant plutĂŽt engorgĂ© qui passe difficilement lâorchestre, mais le chanteur reste exactement dans le caractĂšre du personnage : son Eiogabalo nâĂ©met aucune rĂ©serve dans lâintonation comme lâattitude : tout transpire chez lui la vanitĂ© du puissant qui se rĂȘve dieu, comme la dĂ©bilitĂ© pathĂ©tique dâun ĂȘtre fou, finalement fragile, aux caprices des plus infantiles : ses deux derniers airs dĂ©veloppĂ©s (au bain dâor puis dans sa derniĂšre Ă©treinte sur Gemmira, au III) expriment avec beaucoup de finesse, lâimpuissance rĂ©elle du dĂ©cadent tarĂ©. Souhaitons que le contre tĂ©nor vedette (qui publie fin septembre un recueil discographique rossinien trĂšs attendu chez Deutsche Grammophon) saura se mĂ©nager pour les prochaines soirĂ©es.
En fosse, Leonardo Garcia Alarcon pilote Ă mains nues, un effectif superbe en qualitĂ©s expressives : onctueux dans les lamentos et duos langoureux ; vindicatif et percussif quand paraĂźt Eliogabalo et sa cour infecte. Le chef retrouve le format sonore originel des théùtres dâopĂ©ra Ă Venise : musique chambriste aux couleurs et accents ciselĂ©s, au service du chant car ici rien ne saurait davantage compter que lâarticulation souveraine et naturelle du livret. En cela, le geste du maestro, fondateur et directeur musical de sa Cappella Mediterranea, nous rĂ©gale continĂ»ment tout au long de la soirĂ©e (soit prĂšs de 4h, avec les 2 entractes) par sa pĂąte sonore claire et raffinĂ©e, sa balance idĂ©ale qui laisse se dĂ©ployer le bel canto cavalier. Saluons l’excellente prestation des chanteurs du ChĆur de chambre de Namur (idĂ©alement prĂ©parĂ© par Thibaut Lenaerts) : c’est bien le meilleur chĆur actuel pour toute production lyrique baroque.
En somme, une production des plus recommandables qui rĂ©active avec dĂ©lices, la magie pourtant cynique de lâopĂ©ra vĂ©nitien Ă son zĂ©nith. A voir Ă lâOpĂ©ra Garnier Ă Paris, jusquâau 15 octobre 2016. Courrez applaudir la cohĂ©rence musicale et visuelle de cette rĂ©crĂ©ation baroque oĂč les spectateurs parisiens retrouvent la fascination pour les auteurs de Venise, exactement comme Ă lâĂ©poque de Mazarin, câest Ă dire pendant la jeunesse (et le mariage) du futur Louis XIV, la Cour de France Ă©duquait son goĂ»t Ă la source vĂ©nitienne, celle du grand CavalliâŠ
LIRE aussi notre prĂ©sentation et dossier spĂ©cial : Eliogabalo de Cavalli Ă lâOpĂ©ra Garnier, Ă Paris
PEINTURE. Voluptueux et lascif, Eliogabalo est peint par Alma Tadema, comme un jeune empereur abonné aux plaisirs parfumés et mous (DR) :