COMPTE-RENDU, critique. LILLE, le 20 nov 2019. MAHLER : Symphonie n°8 des Mille. Orch National de Lille, Alexandre Bloch, direction.
La plus colossale, la plus spectaculaire et pourtant sous les effectifs impressionnants, (plus de 1000 musiciens Ă la crĂ©ation)⊠pĂ©nĂ©trante, bouleversante, humaine. Le propre du chef Alexandre Bloch est de nuancer lâĂ©chelle spectaculaire de la symphonie « cosmique » que Mahler compose en quelque mois Ă lâĂ©tĂ© 1909 : le maestro, directeur musical du National de Lille, en exprime lâunitĂ© architecturale et lâirrĂ©pressible Ă©lan salvateur. Sâil est bien une symphonie rĂ©demptrice et Ă©lĂ©vatrice, celle ci serait un sommet. Car lâĂ©difice est surtout spirituel, liĂ© Ă la ferveur personnelle du compositeur : un acte de foi, une expĂ©rience de partage et de fraternitĂ© retrouvĂ©e oĂč lâhomme peut ĂȘtre sauvĂ© sâil sâouvre Ă lâAmour que lui accorde lâEternel fĂ©minin. VoilĂ pour le sens gĂ©nĂ©ral, ascensionnel et de moins en moins terrestre. Sur le plan de la rĂ©alisation, le chef est confrontĂ© Ă tous les dĂ©fis.
QUE JAILLISSE LâESPRIT CRĂATEUR⊠En latin, lâhymne chrĂ©tien de la PentecĂŽte, « Veni creator », exalte dâabord (premiĂšre partie) toutes les forces dâespĂ©rance, les aspirations des fervents pour que jaillisse lâEsprit CrĂ©ateur. En tant quâauteur lui-mĂȘme, Mahler devait ĂȘtre plus quâaucun autre, concernĂ© par le mystĂšre de lâinspiration et de la crĂ©ation ainsi invoquĂ©. EngagĂ© et passionnĂ© par son sujet, le compositeur a souhaitĂ© inventer sa propre Ă©criture en collant au texte ; sans rĂ©fĂ©rence Ă aucun motif prĂ©alable (ni valses, ni lĂ€ndler ici contrairement Ă ses symphonies prĂ©cĂ©dentes), il invente littĂ©ralement une nouvelle « prosodie orchestrale » oĂč le chant et la parole des instruments articulent le texte latin. Alexandre Bloch dĂ©taille et explicite ce concept miroitant, autogĂ©nĂ©rateurâŠÂ de « variance » (1), oĂč un mĂȘme motif est recyclĂ© en autant de dĂ©clinaisons possibles, produisant en parentĂ© proche et semblable, une multitude dâĂ©pisodes divers. Tout est Ă la fois appareillĂ© mais diffĂ©rent. Lâarchitecture du contrepoint atteint un sommet de complexitĂ© (double fugue) que le chef Ă©claire de lâintĂ©rieur, veillant toujours au sens fraternel global, Ă la souveraine cohĂ©rence organique que le principe de “variance” prĂ©serve, malgrĂ© le colossal des effectifs rĂ©unis.
Pour se faire, le chĆur britannique Philharmonia Chorus (impliquĂ©, vivant, prĂ©parĂ© par son chef Gavin Carr) relĂšve les dĂ©fis dâune partition qui saisit et mĂȘme foudroie : ici lâincantation du verbe choral « terrasse » mĂȘme ; il assoit la soliditĂ© de lâĂ©difice qui se dĂ©roule et se dĂ©ploie sous nos yeux, occupant un espace de plus en plus large ; idem pour les plus jeunes chanteurs (Jeune ChĆur des Hauts de France, pilotĂ© par Pascale Dieval-Wils), apportant le scintillement vif argent des angelots, surtout des Enfants Bienheureux : dans la partie II, inspirĂ©e par Goethe, chacune de leur intervention y jalonne lâĂ©lĂ©vation du corps de Faust, vers son accomplissement spirituel complet, accueilli par Mater Gloriosa.
La premiĂšre partie est en soi une synthĂšse de toute la musique sacrĂ©e polyphonique depuis la Renaissance, mais avec ce laboratoire instrumental propre Ă Mahler (juif, lui-mĂȘme converti au catholicisme). On sent bien que ce travail particulier fait Ă©cho Ă son cheminement personnel, le plus critique comme le plus exigeant.
Avec lâexpĂ©rience de toutes les symphonies prĂ©cĂ©dentes, lâOrchestre National de Lille et son chef en mesurent toutes les nuances, chaque aspiration et chaque vertige dâespĂ©rance ou de sidĂ©ration panique, autant de tentatives, de souhaits vĂ©cus par le fervent, confrontĂ© Ă lui-mĂȘme.
LE FAUST TRANSCENDĂ DE MAHLER⊠La Seconde partie est assurĂ©ment le seul opĂ©ra que Mahler ait jamais composĂ©. Directeur de lâOpĂ©ra de Vienne pendant une dĂ©cade, le compositeur connaĂźt le rĂ©pertoire lyrique comme peu Ă son Ă©poque : de Mozart Ă Beethoven, de Strauss, Debussy Ă Wagner. Il faut remettre dans la genĂšse de chaque opus symphonique, le travail spĂ©cifique du chef, dirigeant les opĂ©ras des grands maĂźtres. Le second volet de la 8Ăš recycle et Wagner et Strauss, mais dans lâĂ©criture propre Ă Mahler, avec ces aspĂ©ritĂ©s instrumentales, la diversitĂ© de sĂ©quences qui suivent Ă la lettre lâenjeu dramatique du sujet, dans le texte de Goethe (ultime scĂšne, Faust II) : la machine orchestrale sâappuyant sur les ressources des choeurs et des 8 solistes expriment cette opĂ©ration mystique qui assure lâĂ©lĂ©vation et la rĂ©demption du hĂ©ros ; lĂ oĂč Schumann et Berlioz ne parlaient que de damnation, ou, dans le cas dâune salvation, ils s’autorisaient Ă nâĂ©voquer que celle de Marguerite, Mahler embrasse plus large ; rĂ©capitule la tradition romantique faustĂ©enne et « ose » mettre en musique le salut final du hĂ©ros qui avait pourtant pactisĂ© avec le dĂ©mon. Chance lui est offerte dâĂȘtre sauvĂ© par lâabsolu pardon que permet lâEternel FĂ©minin (quelle soit ici Magna Peccatrix / Magdalena, Samaritana ou Mater Gloriosa) : dĂ©itĂ© souveraine, « reine du ciel » dont ici le docteur Marianus se fait le tĂ©moin, si Ă©mu, et si convaincant (un vĂ©ritable intercesseur).
Alexandre Bloch nâoublie jamais lâĂ©chelle de lâhumain en dĂ©pit du colossal effectif. Exploitant les facilitĂ©s permises par la salle du Nouveau SiĂšcle, les solistes dâabord dans lâorchestre pour le Veni Creator, car ils sont adorants comme la foule des chĆurs, se prĂ©sentent ensuite comme des acteurs sur le devant de la scĂšne, chacun selon son air soliste et le personnage d’une action lyrique (Pater Ecstaticus, Pater Profundis), puis donc Doctor Marianus, tĂ©moin terrassĂ© ; enfin les 3 femmes, pĂ©nitentes sublimes (trio fĂ©minin). Toujours, il sâagit dâamour et de compassion ; dâappels brĂ»lant Ă lâamour. Le chef les porte, souligne chaque intervention (dâune activitĂ© wagnĂ©rienne), comme un tĂ©moignage sâadressant directement au public. Lâexhortation exclamative du Veni Creator sâimmisce insidieusement ainsi dans le texte de Goethe : il lui souffle son urgence, son ardeur embrasĂ©e. Et finalement, on perçoit lâĂ©tonnante cohĂ©rence qui respire dâune partie Ă lâautre.
ACCOMPLISSEMENT A LILLE⊠Ecriture picturale dâune invention prodigieuse, ce Faust mahlĂ©rien prolonge par ses couleurs et ses crĂ©pitements fauves, tout ce que les premiers romantiques Berlioz, Schumann, Liszt ont apportĂ© au mythe. Il nâest que dâĂ©couter ici lâample prĂ©lude introductif qui dĂ©peint la solitude de Faust ermite dans la montagne pour mesurer lâacuitĂ© et la profondeur de Mahler. Sa capacitĂ© Ă peindre et exprimer le drame du hĂ©ros que la question taraude. On y dĂ©tecte et la profonde insatisfaction de l’homme, et l’ample souffle de la Nature qui se dĂ©robe.
GĂ©nĂ©reux comme Ă son habitude, engagĂ© et mesurant aussi en dĂ©licats Ă©quilibres, lâimpact de chaque pupitre traitĂ© en bloc agissant, dĂ©taillĂ©, articulĂ© (cuivres, cordes, vents et bois), Alexandre Bloch nous offre une superbe leçon dâĂ©loquence orchestrale au service de ce cheminement progressif qui conduit Faust Ă©reintĂ©, des tĂ©nĂšbres Ă la lumiĂšre ; du terrestre au cĂ©leste, sous la caresse permanente de la Femme protectrice, compassionnelle, gĂ©nĂ©reuse, omnisciente.
Pour assoir encore lâassise chtonienne de la cathĂ©drale, le maestro opte comme Ă Vienne oĂč a Ă©tĂ© triomphalement créée en 1910, la 8Ăš, pour lâalignement des 10 contrebasses sur toute la rangĂ©e du fond de lâorchestre. Outre un son collectif puissant et volontaire, lâOrchestre National de Lille auquel se sont joints plusieurs membres complĂ©mentaires de lâOrchestre de Picardie, en un partenariat judicieux, dĂ©montre son haut niveau dâexpertise solistique. Percent, ronds et actifs, clarinettes, flĂ»tes, hautbois ; mais aussi le prodigieux cor solo, le premier violon (Fernand Iaciu), ⊠câest un collectif dâindividualitĂ©s qui se dressent, tĂ©moignent, exultent dans le partage, jusquâĂ lâaccomplissement final (choeur mysticus).
Jalon du cycle Mahler 2019, la symphonie des Mille
confirme lâĂ©vidente sĂ©duction de lâOrchestre National de Lille
Du colossal et du spirituel
Lâivresse fraternelle de la 8Ăš par Alexandre BLOCH
Parmi les solistes, dâune remarquable musicalitĂ©, les voix de Daniela Köhler (sop I : Magna Peccatrix), de Michaela Selinger (Samaritana) se distinguent particuliĂšrement, par leur rondeur naturelle, leur projection Ă©vidente ; comme le Doctor Marianus du tĂ©nor Ric Furman, soucieux du texte. On y retrouve ce sens du relief et de lâincarnation, identique Ă celui qui inspirait Solti lorsquâil optait pour des voix wagnĂ©riennes – amples mais articulĂ©es et trĂšs finement caractĂ©risĂ©es.
Chacun dĂ©fend sa partie comme celle dâun opĂ©ra, mais avec le souffle universel que vĂ©hicule le texte de Goethe. Alexandre Bloch nâen oublie pas pour autant audaces et singularitĂ©s saisissantes de lâĂ©criture de Mahler : lâorchestre en plusieurs passages dessinent comme un vortex sonore, aux couleurs et harmonies inĂ©dites dont le chromatisme et lâexacerbation prolongent Wagner et rejoignent aussi son contemporain – autre grand symphoniste et narrateur habile dans les fresques saisissantes : Richard Strauss (prĂ©cisĂ©ment celui de La Femme sans ombre, conçue dans la mĂȘme dĂ©cennie que la 8Ăš).
On attend dâailleurs Alexandre Bloch dans les Ćuvres symphoniques de ce dernier. Certainement un chantier complĂ©mentaire, jouant comme un double, en un autre cycle attendu, espĂ©ré⊠qui pourrait se rĂ©vĂ©ler tout aussi passionnant que celui dĂ©diĂ© cette annĂ©e Ă Gustav Mahler.
Lâambition du chef, aujourdâhui directeur du National de Lille se confirme ainsi indiscutablement. Alexandre Bloch a ce caractĂšre des grands guides, capable de fĂ©dĂ©rer autour dâun fil ambitieux : chaque jalon du « feuilleton » MAHLER lâa dĂ©montrĂ©. La rĂ©alisation dâune telle Ćuvre reste exceptionnelle ; elle est aussi redoutable que spectaculaire ; son enjeu spirituel fusionnant avec les effectifs pharaoniques requis pour lâexprimer. Sur chacun de ces plans, chef et musiciens ont offert au Nouveau SiĂšcle de Lille, un indiscutable accomplissement. Mais pour se faire, il a fallu aussi associer les ressources locales et les rendre complĂ©mentaires. De sorte que cette 8Ăš de Mahler est aussi la concrĂ©tisation dâune action exemplaire de concertation et dâimplication de diffĂ©rents acteurs sur un mĂȘme territoire : ici orchestres National de Lille, de Picardie, Jeune ChĆur des Hauts de France. Le « terrassement » souhaitĂ© dans sa premiĂšre partie ; le tournoiement des « soleils » et des « planĂštes », Ă©voquĂ©s par Mahler Ă propos de son Ćuvre (dans une lettre adressĂ©e au chef Mengelberg), se sont bien rĂ©alisĂ©s Ă Lille sous la conduite dâAlexandre Boch. Il sâagit bien dâun jalon particuliĂšrement convaincant (avec les 3Ăš et 7Ăš symphonies) de ce cycle dĂ©sormais majeur dans la vie de lâOrchestre.
Prochain rv Mahler Ă Lille par lâOrchestre National de Lille, dernier Ă©pisode, Symphonie n°9, les 15 et 16 janvier 2020. Le cd de la 7Ăš symphonie est annoncĂ© au printemps 2020.
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COMPTE-RENDU, critique. LILLE, le 20 nov 2019. MAHLER : Symphonie n°8 des Mille. Orch National de Lille, Alexandre Bloch, direction.
Gustav Mahler
Symphonie n°8, dite âDes Milleâ
Direction : Alexandre Bloch
Sopranos: Daniela Köhler, Yitian Luan, Elena Gorshunova / âšAltos: Michaela Selinger, Atala Schöck / âšTĂ©nor: Ric Furman / âšBaryton: Zsolt Hajaâš / Basse : Sebastian Pilgrim
Orchestre National de Lilleâš Â / Â Orchestre de Picardie
Philharmonia Chorusâš / Chef de chĆur : Gavin Carr
Jeune ChĆur des Hauts-de-France
Cheffe de chĆur : Pascale Dieval-Wils
Illustrations : remerciements à © Ugo Ponte / ONL 2019
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Approfondir
La minute du chef : la 8Ăšme Symphonie / lâĂ©criture spĂ©cifique de Gustav Mahler expliquĂ©e par Alexandre Bloch (principe de “variance”, identifiĂ© par Adorno) (1)
https://www.youtube.com/watch?v=dKyM441oMGA
La 8Úme Symphonie dans son intégralité
https://www.facebook.com/france3nordpasdecalais/posts/2861139047264898
LIRE aussi notre annonce de la Symphonie n°9, les 15 et 16 janvier 2020
http://www.classiquenews.com/symphonies-n8-des-mille-symphonie-n9-de-gustav-mahler-a-lille/
VIDEO – REPLAY / Revoir aussi (jusquâen avril 2020), toutes les Symphonies de Gustav Mahler par lâOrchestre National de Lille et Alexandre Bloch sur le site YOU TUBE de lâONL Orchestre National de Lille (avec de nombreux modules vidĂ©o des musiciens et de tĂ©moins expliquant leur comprĂ©hension de lâunivers malhĂ©rien)
https://www.youtube.com/user/ONLille