CRITIQUE, opĂ©ra. NANCY, le 3 OCT 2021. LUIGI ROSSI : Il palazzo incantato. Cappella Mediterranea, Leonardo GarcĂa AlarcĂłn. Enfin donnĂ© face Ă un public enchantĂ©, Nancy affiche le premier opĂ©ra de Luigi Rossi, chef-dâĆuvre du baroque romain dans une interprĂ©tation exemplaire, une distribution dâexception, une direction superlative ; une mise en scĂšne ingĂ©nieuse.
Dans la veine contre-rĂ©formiste de la Rome des BarberiniâŠ
LâopĂ©ra-monde du baroque
⊠ou lâopĂ©ra selon Luigi Rossi
ReprĂ©sentĂ© sans public Ă lâopĂ©ra de Dijon en dĂ©cembre 2020, ce splendide Palais enchantĂ©, premier opĂ©ra de Luigi Rossi, est enfin donnĂ© dans des conditions « normales », devant un public nombreux et enthousiaste. Cette Ćuvre gigantesque, inspirĂ©e du Roland furieux de lâArioste, sâinscrit dans la veine contre-rĂ©formiste qui prĂ©vaut dans la Rome des Barberini. Les personnages, nombreux, y sont allĂ©goriques (lâopĂ©ra porte le sous-titre de « loyautĂ© et valeur ») ; ils nourrissent une intrigue labyrinthique dans laquelle ils se perdent en mĂȘme temps quâelle trouble avec dĂ©lectation les spectateurs. Câest aussi un opĂ©ra qui Ă©voque, dans une mise en abĂźme typiquement baroque, les ingrĂ©dients qui le constituent, dans le prologue mĂ©tathéùtral qui voit sâaffronter, dans une joute oratoire, la Peinture, la PoĂ©sie, la Musique et la Magie.
ATLANTE CONTRE LES CHEVALIERS⊠On sait grĂ© Ă Leonardo GarcĂa AlarcĂłn et Ă son metteur en scĂšne Fabrice Murgia dâavoir enfin livrĂ© au public français la quasi intĂ©gralitĂ© de lâĆuvre (il nây manque quâune quinzaine de minutes), respectant ainsi la cohĂ©rence dramaturgique dâun drame typiquement baroque par sa longueur, sa complexitĂ©, ses illusions dâoptique, lâexcellence du texte poĂ©tique et les beautĂ©s innombrables de la musique. Une autre caractĂ©ristique de lâopĂ©ra romain est son faste scĂ©nographique, tout aussi important que les autres composantes de lâĆuvre. Point de reconstitution historique ici, mais une mise en scĂšne fort ingĂ©nieuse qui rend, par des moyens modernes la structure labyrinthique de lâintrigue : le dĂ©cor Ă©laborĂ© par Vincent LemaĂźtre reprĂ©sente un ensemble de piĂšces dĂ©limitĂ©es par des panneaux pivotants, soutenant un second niveau oĂč Ă©volue une partie de la distribution. Les jeux subtils de lumiĂšre dâĂmily Brassier et Giacinto Caponio, et les captations vidĂ©o de ce dernier ajoutent Ă lâatmosphĂšre irrĂ©elle et fantastique dâun palais dominĂ© par la figure du mage Atlante ⊠lequel pour retenir le chevalier Ruggiero promis Ă un destin funeste, jette ses sortilĂšges sur la fine-fleur de la chevalerie, crĂ©ant ainsi quiproquos, doutes, plaintes dĂ©chirantes, expressions tour Ă tour de la vertu et de lâamour concupiscent, en somme un palais-monde, reflet rien moins que de la Vie Humaine (titre dâun autre drame en musique de Rospigliosi).
MAGE MALĂFIQUE ET HUMAIN⊠Reprise Ă lâidentique de la production dijonnaise, la distribution frise la perfection. Dans le rĂŽle du Mage Atlante, le tĂ©nor Mark Millhofer, pourtant peu habituĂ© au rĂ©pertoire baroque, dĂ©ploie un ambitus vocal exceptionnel, Ă la fois sombre et cristallin, et couvre tout le spectre des affects. Dâune parfaite Ă©locution, chaque mot quâil profĂšre est chargĂ© de mille nuances pathĂ©tiques. Et sa prestation lors du chĆur final du premier acte, ainsi que son lamento dĂ©chirant, lorsquâil reprend son apparence aprĂšs sâĂȘtre transformĂ© en faux Ruggiero dans le dernier acte, restera dans toutes les mĂ©moires. Le magicien malĂ©fique du dĂ©but montre dans les derniĂšres scĂšnes toute sa bouleversante humanitĂ©. Cette attention particuliĂšre Ă la diction, essentielle dans ce rĂ©pertoire, est maĂźtrisĂ©e par tous les interprĂštes. LâAngelica dâArianna Vendittelli Ă©merveille toujours autant par un timbre riche et sonore, une solide projection et une prĂ©sence scĂ©nique captivante. Son rĂ©cit et son lamento « Nelle spiagge vicine » du premier acte est un pur moment de grĂące. GrĂące quâinspire Ă©galement la prestation de Mariana Flores, dans le triple rĂŽle de la Magie (impĂ©riale), de Mafisa (bouleversante), de Doralice (jubilatoire). Une voix dâautoritĂ©, incisive, une projection impressionnante de justesse et de vĂ©ritĂ©, qui jamais ne sacrifie la primautĂ© de la parole, rĂ©ceptacle privilĂ©giĂ© des sentiments (sublime aria « O Mandricardo, ove mi lasci »). Dans le triple rĂŽle du GĂ©ant, de Sacripante et de Gradasso, la basse Grigory Soloviov (affublĂ© dâun masque terrifiant Ă la Freddy Kruger) dĂ©ploie son timbre caverneux et happe littĂ©ralement lâattention du public. TrĂšs belle prestation Ă©galement de Alexander Miminoshvili dont le Mandricardo est Ă©mouvant : il allie un timbre solide avec une diction qui ne lâest pas moins. Dans le rĂŽle de Bradamante, la soprano Deanna Breiwick (qui interprĂšte Ă©galement la Peinture dans le prologue) compense une voix fluette et lĂ©gĂšre par une grande justesse dâintonation et Ă©meut dans lâaria « Ove mi sfuggi Amore ? », lâun des sommets de la partition.
Les autres rĂŽles masculins nâappellent que des Ă©loges appuyĂ©s. Valerio Contaldo, qui incarne les deux personnages de Ferrau et Astolphe, est toujours aussi remarquable par la vaillance de son timbre, la prĂ©cision Ă©loquente et sa superbe aria « Non tra fiori », reprĂ©sente une stase apaisante et alliciante au milieu des nombreuses pĂ©ripĂ©ties de lâintrigue. LâOrlando de Victor Sicard, baryton racĂ©, a le physique et la voix de lâemploi (remarquable est son long monologue quand il erre dans le couloir de lâĂ©tage).
Le Ruggiero de Fabio TrĂŒmpy est conforme au personnage imaginĂ© par Rospigliosi, hĂ©roĂŻque et valeureux, tendre Ă©galement, comme le montre sa magnifique plainte « Deh, dimmi aura celeste ». Prasillo est chantĂ© par un exceptionnel contre-tĂ©nor, le polonais Kacper Szelazek (il incarne Ă©galement le nain avec force et conviction), au timbre flĂ»tĂ© et nĂ©anmoins riche et puissamment projetĂ© qui captive dĂšs son air dâentrĂ©e (« Non Ăš pendice in queste selve »), tandis quâil rĂ©vĂšle ses dons virtuoses dans « Sâavvien, che sâadiri » au deuxiĂšme acte. Dans le rĂŽle secondaire dâAlceste, affublĂ© dâun accoutrement Ă la Johnny Depp et Ă la Zucchero (chapeau, lunettes noires et veste violet), AndrĂ© Lacerda nâen est pas moins remarquable de vaillance vocale et de prĂ©sence scĂ©nique. Les deux autres rĂŽles fĂ©minins, bien que marginaux, sont superbement incarnĂ©s par LucĂa Martin-Carton (Ă la fois Musique, Olympia et Ăcho) qui Ă©merveille dans lâun des plus beaux airs de la partition « Inerme abbandonata », Ă faire frĂ©mir les pierres, et par Gwendoline Blondeel, PoĂ©sie et Fiordiligi, sensibles et dĂ©licates. Les membres du ChĆur de chambre de Namur ne dĂ©rogent guĂšre Ă leur rĂ©putation dâexcellence, alliant puissance et prĂ©cision. Une mention particuliĂšre aux deux extraordinaires danseurs, Joy Alpuerto Ritter (le lion) et Zora Snake, Ă lâĂ©nergie inĂ©puisable.
Dans la fosse, lâorchestre rutilant de la Cappella Mediterranea rend enfin justice Ă lâopulence de lâopĂ©ra romain ; menĂ© tambour battant par Leonardo GarcĂa AlarcĂłn avec une puissance expressive rarement atteinte, il montre avec une rare rĂ©ussite que le théùtre est autant devant que sur la scĂšne, illustrant lâun des vers de lâopĂ©ra : « la Musique et la poĂ©sie sont deux sĆurs ». Ce spectacle, en tous points magnifique, distille une Ă©motion de chaque instant. Une rĂ©ussite proprement extraordinaire Ă revoir Ă Versailles en dĂ©cembre prochain.
CRITIQUE, opĂ©ra. Nancy, OpĂ©ra de Lorraine, Luigi Rossi, Il palazzo incantato, 03 octobre 2021. Victor Sicard (Orlando), Arianna Vendittelli (Angelica), Fabio TrĂŒmpy (Ruggiero), Deanna Breiwick (Bradamante / La Peinture), Mark Milhofer (Atlante), LucĂŹa Martin-Carton (Olympia / La Musique), Mariana Flores (Marfisa / La Magie / Doralice), Grigory Sokolov (Gigante / Sacripante / Gradasso), Kacper Szelazek (Prasildo / Le Nain), AndrĂ© lacerda (Alceste), Valerio Contaldo (FerraĂč / Astolfo), Gwendoline Blondeel (Fiordiligi / La PoĂ©sie), Alexander Miminoshvili (Mandricardo), Joy Alpuerto Ritter, Zora Snake (danseurs) ; Fabrice Murgia (mise en scĂšne), Vincent LemaĂźtre (dĂ©cors), Clara Peluffo Valentini (costumes), Giacinto Caponio (video), Emily Brassier, Giacinto Caponio (lumiĂšres), Cappella Mediterranea, Leonardo GarcĂa AlarcĂłn (direction).