CRITIQUE, opĂ©ra. PARIS, OpĂ©ra Bastille, le 1er juillet 2022. GOUNOD : Faust. B Bernheim, A Blue⊠Hengelbrock / Kratzer  -  OpĂ©ra Bastille. La saison 21-22 se termine avec la production de Faust de Gounod, signĂ©e Tobias Kratzer. Créé en 2019, le spectacle est soudainement interrompu en raison de la crise sanitaire, aprĂšs seulement deux reprĂ©sentations. Pour cette renaissance estivale 2022, Thomas Hengelbrock dirige lâorchestre de lâOpĂ©ra et une distribution dâexcellents chanteurs orbitant autour de lâinterprĂ©tation magistrale du tĂ©nor Benjamin Bernheim dans le rĂŽle de Faust.
Le cynisme, antidote ou poison ?
Ă sa crĂ©ation en 1859, lâopĂ©ra de Gounod a Ă©tĂ© perçu et reçu favorablement ; câĂ©tait une Ćuvre musicalement innovante qui osait prendre ses distances avec certaines conventions de lâĂ©poque telles que le chĆur initial de rigueur et le final concertant sine qua non de la scĂšne lyrique. Aujourdâhui, dĂ©lectables sont lâabondance mĂ©lodique et lâexcellente Ă©criture orchestrale de la partition, riche en effets surprenants et dâune certaine théùtralitĂ© malgrĂ© le livret de modeste envergure signĂ© Jules Barbier et Michel CarrĂ© d’aprĂšs Goethe. Dans la piĂšce de ce dernier, le sujet principal est la quĂȘte de savoir du Docteur Faust. Or, dans lâopĂ©ra romantique de Gounod, la quĂȘte est autre ; câest une lutte mystifiĂ©e pour arriver à ⊠la jeunesse Ă©ternelle ! Ce changement important dans la trame a Ă©tĂ© insupportable pour le public et la critique allemands ; une si frivole et choquante perversion dâun sujet aussi sensible et profond les incite Outre-Rhin Ă titrer lâĆuvre « Margarete » et non Faust, une action bien plus choquante et questionnable Ă nos yeuxâŠ
La production de Tobias Kratzer paraĂźt vouloir incarner cette lignĂ©e qui aime rĂ©pondre Ă la frivolitĂ© par le cynisme et la provocation⊠Elle nâest pas sans mĂ©rite, Ă part le travail dâacteur qui se manifeste parfois superbement dans le casting ; saluons vivement les costumes et les dĂ©cors de Rainer Sellmaier, les lumiĂšres de Michael Bauer et les crĂ©ations vidĂ©o de Manuel Braun. Beaucoup de scĂšnes visuellement saisissantes le sont grĂące aux efforts des trois derniers. Une image mĂ©morable par la technique est celle oĂč Faust et MĂ©phistophĂ©lĂšs volent sur Paris allĂ©grement jusquâĂ ce que le dernier jette un mĂ©got de cigarette sur le toit de la cathĂ©drale Notre-Dame de Paris qui prend feu⊠Passons.
Un trio diabolique, mais pas trop
Si la mise en scĂšne qui se veut disruptive, tient dĂ©bout grĂące Ă lâexĂ©cution correcte de vieilles prouesses techniques, lâinterprĂ©tation des artistes, elle, sâĂ©lĂšve clairement au-delĂ de confins symboliques imposĂ©s par lâĂ©quipe artistique. Benjamin Bernheim dans le rĂŽle de Faust rĂ©alise un vĂ©ritable tour de force ! Sâil commence littĂ©ralement Ă cĂŽtĂ© de la scĂšne, et quâil y reste longtemps (imposition de la production scĂ©nique), son excellente interprĂ©tation Ă©volue au cours des actes. Câest un Faust terriblement sĂ©ducteur par la beautĂ© du timbre et du chant, une prĂ©sence et une gestuelle tout Ă fait naturelles, une Ă©nonciation du français irrĂ©prochable âun exploit, y compris pour des chanteurs francophones⊠Le temps est suspendu lors de son air de lâacte III : « Salut, demeure chaste et pure », oĂč il dĂ©ploie davantage la beautĂ© de son instrument et lâampleur de son talent, avec un magnifique legato, une projection sans dĂ©faut et, bien sĂ»r, un cĂ©lĂšbre contre-ut parfaitement Ă©mis ; lâinterprĂ©tation est un moment bouleversant de beautĂ©, dâune grande Ă©motion ; une expĂ©rience musicale complĂštement ravissante, inoubliable.
Il est en bonne compagnie aux cĂŽtĂ©s de Christian Van Horn et dâAngel Blue dans les rĂŽles de MĂ©phistophĂ©lĂšs et Marguerite. Le premier incarne superbement le diable, plus dans la prĂ©sence scĂ©nique et le langage du corps que dans le chant, mĂȘme si sa voix garde un velours charmant au cours des actes. Angel Blue faisant ses dĂ©buts Ă lâOpĂ©ra de Paris rĂ©ussit le pari difficile de la transposition de la trame et propose une interprĂ©tation Ă©mouvante oĂč elle rĂ©vĂšle ses talents dâactrice. Son air des bijoux (acte III : « Ah, je ris de me voir si belle ») est parfaitement chantĂ©, avec toute la virtuositĂ© et lâespiĂšglerie requises mais aussi avec un je ne sais quoi de grave dans la caractĂ©risation, ce qui donne un rĂ©sultat complexe Ă la fois troublant et merveilleux, trĂšs apprĂ©ciable. Le sont Ă©galement les performances de Florian Sempey, extraordinaire en Valentin ; dâEmily DâAngelo, incroyable dans le rĂŽle travesti de Siebel, ou encore la fabuleuse Sylvie Brunet-Grupposo dans le rĂŽle de Dame Marthe.
Remarquons Ă©galement la prestation des chĆurs de lâopĂ©ra sous la direction de Ching-Lien Wu ; ils sont Ă 100% dans chaque intervention et font preuve d’un dynamisme saisissant que ce soit dans la lĂ©gĂšretĂ© mondaine (« Ainsi que la brise lĂ©gĂšre », acte II) ou dans l’expression d’un hĂ©roĂŻsme pompier (le cĂ©lĂšbre chĆur des soldats « Gloire immortelle », lâacte IV).
Enfin fĂ©licitons lâOrchestre de lâOpĂ©ra sous lâexcellente direction de Thomas Hengelbrock. Le collectif instrumental ici est un personnage Ă part entiĂšre qui dit ce que les mots ne disent quâĂ demi ; son exĂ©cution de la partition est impressionnante, dĂšs lâouverture et jusquâau nombreux solos parfaitement interprĂ©tĂ©s dans la plus grande aisance et complicitĂ©. La beautĂ© de leur prestation est apprĂ©ciable de surcroĂźt dans cette production, quand la vue veut nous amener au mĂ©pris et au petit, en fermant les yeux nous sommes seuls avec le sublime et le grand, grĂące Ă lâextraordinaire interprĂ©tation musicale.
Faust de Charles Gounod est Ă lâaffiche Ă lâOpĂ©ra Bastille pour six reprĂ©sentations jusquâau 13 juillet 2022. Photo : Ch. Duprat / ONParis 2022.
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CRITIQUE, opĂ©ra. PARIS, OpĂ©ra Bastille, le 1 juillet 2022. Faust, Gounod. Benjamin Bernheim, Angel Blue, Christian Van Horn… orchestre et chĆurs de lâOpĂ©ra national de Paris. Thomas Hengelbrock, direction. Tobias Kratzer, mise en scĂšne.