CD, coffret Ă©vĂ©nement. MOZART : les 3 derniĂšres Symphonies (39, 40, 41 “Jupiter”) / Jordi SAVALL (3 cd Alia Vox). En 1788, Mozart ĂągĂ© de 32 ans est dĂ©jĂ Ă la fin de sa trop courte existence : il meurt 3 ans plus tard. Les 3 derniĂšres Symphonies n°39, 40 et 41 « Jupiter » sont Ă©laborĂ©es en 6 semaines, de juin Ă aoĂ»t 1788, 3 sommets absolus, en plĂ©nitude orchestrale, justes, profonds, dâune sincĂ©ritĂ© et dâun Ă©lan intĂ©rieur, irrĂ©sistibles. Mi bĂ©mol, sol mineur, do majeur⊠le parcours des tonalitĂ©s nâen finissent pas de fasciner car il y a bien unitĂ© et cohĂ©rence organique de lâune Ă lâautre, ce que tend Ă exprimer et argumenter Jordi Savall qui parle mĂȘme de « Testament symphonique ». La vision est dâautant plus lĂ©gitime que ce portique inouĂŻ, totalement visionnaire sur le plan de lâhistoire musicale et du genre symphonique, nâobĂ©it pas Ă une commande mais prolonge un besoin impĂ©rieux, viscĂ©ral de la part dâun crĂ©ateur mĂ©sestimĂ©, Ă©cartĂ© mĂȘme du milieu officiel et politique, qui de surcroĂźt est aux abois : la ruine financiĂšre et les dettes de Wolfgang lâobligent Ă quĂ©mander auprĂšs de tous ses proches, dont ses « frĂšres » franc-maçons, une piĂšce ou un billet (florins ou ducats) pour survivre (cf lettre Ă Michael Puchberg, comme lui membre de la loge Zur Wahrheit / A la vĂ©ritĂ©). Franc maçon depuis 1784 (comme Haydn), Mozart plonge Ă Vienne de la pauvretĂ© Ă la misĂšre fin 1787. La souffrance, la mort, la vanitĂ© de toute choseâŠ. sont des sentiments dĂ©sormais explicites dans lâĂ©criture. DâoĂč lâurgence qui sâen dĂ©gage ; le dĂ©sarroi et lâespĂ©rance aussi qui innervent tout le retable orchestral.
Savall rĂ©tablit la place des Ă©vĂ©nements, le contexte dâune existence humaine dĂ©primĂ©e et affligeante en vĂ©ritĂ©, alors que lâacuitĂ© artistique du compositeur, la vitalitĂ© et les trouvailles de son gĂ©nie musical, atteignent des sommets d’audaces comme dâaccomplissements inĂ©dits. TrĂšs juste et pertinent, le chef catalan ajoute la fameuse marche funĂšbre – Maurerische Trauermusik K 477 de 1785, rĂ©alisĂ© pour les funĂ©railles de deux frĂšres de la loge : le lugubre bouleversant qui sâen dĂ©gage exprime au plus prĂšs, la conscience dâun Mozart touchĂ© par le sentiment de sa propre fragilitĂ© comme de sa mort. Puis deux ans aprĂšs au printemps 1787 surviendra sa sĂ©paration avec la soprano Nancy Storace (sa Suzanne des Nozze), rupture elle aussi trĂšs douloureuse. La mort inspire constamment son Ćuvre (dâautant plus avec la mort du pĂšre, Leopold survenue en mai 1787), sublimĂ©e prĂ©sente dans son nouvel opĂ©ra Don Giovanni (créé en oct 1787).
Jordi Savall rappelle le masque et la prĂ©sence de la mort comme Ă©quation permanente dans la rĂ©solution des 3 symphonies : endettĂ©, Mozart implore la gĂ©nĂ©rositĂ© de moins en moins franche de ses frĂšres dont le mĂȘme Pucheberg (qui rĂ©duit considĂ©rablement ses dons Ă son ami) ; seul Swieten se montrera plus constant et dâun soutien indĂ©fectibe.
MalgrĂ© cette indigence injuste, le gĂ©nie mozartien, foudroyĂ©, produit ses plus grands chefs dâĆuvres symphoniques. Et pour mieux souligner encore leur continuitĂ© naturelle, la Symphonie en sol mineur (n°40), centrale, est prĂ©sente sur les 2 cd ; passage continue depuis la mi bĂ©mol n°39 sur le cd1 ; volet prĂ©alable nĂ©cessaire Ă la Do majeur n°41 « Jupiter », sur le cd2 ; de facto, lâĂ©coute en continu laisse se manifester lâabsolue relation et la complĂ©mentaritĂ© des 3 cimes symphoniques, faisant ainsi sens en leur flux ininterrompu.
Savall se joue des timbres dâĂ©poque dans chaque partition, soulignant souvent la rĂ©sonance et la rĂ©verbĂ©ration pour mieux accentuer lâeffet de solennitĂ© grave, dâampleur souterraine liĂ©e au sentiment tragique. Dâautant que surgissant dâune nĂ©cessitĂ© et dâun ordre intĂ©rieur et personnel impĂ©rieux, les 3 Symphonies ne furent probablement jamais créées et jouĂ©es du vivant de Wolfgang. En tout cas, pas dans leur continuitĂ© organique ainsi rĂ©tablie.
Testament symphonique de Mozart
et dĂ©jĂ romantiqueâŠ
DĂšs la couleur particuliĂšre de la 39 (la clarinette placĂ©e au centre de lâĂ©chiquier instrumental y joue des contrastes et aussi de la riche texture orchestrale), Savall souligne les accents dâune partition entre ombre et lumiĂšre, panique et sĂ©rĂ©nitĂ©. De la mĂȘme façon, le chef saisit et amplifie les harmonies inquiĂštes qui occupent le cĆur de lâAndante con moto. Et Haydn est bien prĂ©sent dans le raffinement Ă©blouissant du Finale. AchevĂ©e en juillet 1788, la 40 est tout aussi lumineuse et solaire mais aussi emprunte dâun sfumato Ă©motionnel qui est liĂ© Ă lâutilisation du sol mineur, le mode doloriste (celui de Pamina dans La FlĂ»te). Lâallegro initial est de loin la crĂ©ation la plus puissante et exaltante de Mozart, un mouvement dont Savall exprime lâagitation quasi syncopĂ©e, lâexaltation des sens et une ivresse Ă©perdue, presque panique et pourtant dĂ©jĂ romantique, totalement magicienne⊠MĂȘme naturel Ă©vident dans la Sicilienne qui est le mouvement lent (Andante) ; avant le surgissement dâune angoisse indicible dans le Finale qui affirme la haute conscience de la mort. Mozart sây livre avec une acuitĂ© irrĂ©sistible que Savall sculpte dans la masse, en une danse ivre, exaltĂ©e, Ă©perdue, comme dâun dernier souffle chorĂ©graphique, lâultime dĂ©sir intime contre la tempĂȘte adverse : il nâest pas un mouvement orchestral de tout le XVIIIĂš qui affirme clairement son esprit dĂ©jĂ romantique. Quel saisissant contraste avec la musique funĂšbre enchaĂźnĂ©e oĂč la rĂ©verbation noble du lieu dâenregistrement amplifie la grandeur lugubre, portĂ©e par les bois. Mozart va trĂšs loin dans cette exploration personnelle de la mort.
Symphonie 41 « Jupiter » : à notre avis elle aurait mĂ©ritĂ© plutĂŽt le surnom dâApollon ; certes il y a du militaire dans la remise en ordre du premier mouvement, superbe proclamation des forces de lâesprit sur tout ferment instable ; lâimpĂ©rieuse nĂ©cessitĂ© se fait volontĂ© et autodĂ©termination, dâautant plus impĂ©riale et « pacificatrice » aprĂšs le tumulte intranquille de la 40Ăš, ocĂ©an de sensations jaillissantes, exaltĂ©es. Mozart affirme ici le calme tranquille et lâĂ©quilibre des forces maĂźtrisĂ©es en une Ă©criture dâun lumineuse finesse. Ce dĂ©but proclame une rage dĂ©terminĂ©e prĂ©beethovĂ©nienne, dans son Ă©lan, et aussi son orchestration : le sommet de lâexpĂ©rience orchestrale contenue dans le triptyque. Savall grĂące Ă une attention aux dĂ©tails fait briller les nuances de cet Ă©clat spĂ©cifique, saisi dans sa puissance comme dans ses reflets les plus infimes. On reste saisi par la hauteur du regard de lâinterprĂšte, comme de la pensĂ©e mozartienne : quâaurait Ă©crit le compositeur sâil nâĂ©tait pas mort en 1791, dĂ©passant le siĂšcle et sâaffirmant mĂȘme tel un Haydn, encore prodigieusement actif Ă lâaube romantique ? Tout Mozart, le plus volontaire, le plus humain, le plus dĂ©chirant se trouve ici condensĂ© dans ce lever de rideau ouvertement positif.
La caresse du chef, pleine de renoncement et de nostalgie dans lâAndante, nâoublie pas les arĂȘtes vives, la tranche des contrastes aux cordes nettes et nerveuses, presque acĂ©rĂ©e. La forte rĂ©verbĂ©ration accuse encore lâampleur lugubre du morceau dont la lumiĂšre chatoyante se rapproche des dĂ©plorations maçonniquesâŠ
Le Menuetto est rĂ©glĂ© comme une mĂ©canique pleine de rebond Ă©lastique oĂč rutilent les couleurs des bois. Savall y distille un Ă©lan rond et Ă©nergique, lĂ encore dĂ©jĂ beethovĂ©nien.
Mais le morceau de bravoure se dĂ©ploie Ă la fin. Rien ne peut rĂ©sister Ă lâaffirmation olympienne, triomphante et conquĂ©rante du Finale, de fait « JupitĂ©rien », dont Savall sait distiller (cordes) une couleur trĂšs fine qui ajoute Ă la trĂ©pidation nerveuse de lâarchitecture. FlĂ»tes, hautbois, bassons dansent tandis que les cordes assĂšnent leur miraculeuse volontĂ© Ă©prise dâordre et de grandeur, dâĂ©lĂ©vation et de jubilation. Aux bois aĂ©riens, abstraits, Savall fait rĂ©pondre les cordes engagĂ©es, mordantes, presque rageuses, dâune superbe autoritĂ© ryhtmique, creusant le sillon dâune volontĂ© dĂ©sormais invincible. Aucun doute, dans cette proclamation jubilatoire sâinscrit lĂ encore, le premier Beethoven. Transparence, clartĂ©, nervositĂ©, articulation et souffle prĂ©romantique : le voici ce Mozart visionnaire, poĂšte et moderne. Magistral.
LâĂ©lĂ©vation de lâinspiration, la poĂ©sie qui sâen dĂ©gage et qui confine Ă lâabstraction (mais il serait erronĂ© d’en Ă©carter tout  ancrage dans lâexpĂ©rience humaine) impose aujourdâhui le triptyque comme un sommet de lâĂ©criture symphonique dont lâampleur de la vision, lâexpĂ©rience intime qui y est concentrĂ©e, impressionnent. Mozart est dĂ©jĂ un romantique car sa musique est fondĂ© sur la vĂ©ritĂ© du cĆur. Et Berlioz se trompait en fustigeant ce dernier sommet mozartien par son « absence de but » liĂ© à « trop de procĂ©dĂ©s techniques ». De toute Ă©vidence, le premier romantique français nâavait pas compris la modernitĂ© singuliĂšre de la symphonie mozartienne. Beethoven prendra la relĂšve 11 annĂ©es plus tard en 1799 dans sa Symphonie n°1 (Ă 29 ans et encore trĂšs mozartien de facture).
Aujourdâhui, grĂące Ă Savall, câest a contrario la vĂ©ritĂ© et lâĂ©tonnante sincĂ©ritĂ© de Mozart qui nous touche tant, car chez lui, le procĂ©dĂ© nâest jamais dĂ©veloppĂ© pour lui-mĂȘme, sâil ne sert pas dâabord une intention Ă©motionnelle. Coffret de 3 cd Ă©vĂ©nement, Ă©videmment CLIC de CLASSIQUENEWS de lâĂ©tĂ© 2019. A consommer sur la plage et pendant vos vacances estivales, sans modĂ©ration.
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CD critique, coffret événement. MOZART : les 3 derniÚres Symphonies / Jordi SAVALL (3 cd Alia Vox)
Approfondir
LIRE aussi notre dossier critique complet sur les 3 derniĂšres symphonies de MOZART, “oratorio instrumental” par Nikolaus Harnoncourt (dĂ©cembre 2012, Concentus Musicus Wien) / CLIC de CLASSIQUENEWS
Parues le 25 aoĂ»t 2014, les 3 derniĂšres Symphonies de Mozart (n°39,40, 41) synthĂ©tisent ici, pour Nikolaus Harnoncourt et dans cet enregistrement rĂ©alisĂ© avec ses chers instrumentistes du Concentus Musicus Wien, lâexpĂ©rience de toute une vie (60 annĂ©es) passĂ©e au service du grand Wolfgang : sa connaissance intime et profonde des opĂ©ras, les plus importants dirigĂ©s Ă Salzbourg entre autres (la trilogie Da Ponte, La ClĂ©mence de Titus, La FlĂ»te enchantĂ©eâŠ), suffit Ă enrichir et nourrir une vision personnelle et originale sur lâĂ©criture mozartienne ; sâappuyant sur le mordant expressif si finement colorĂ© et intensĂ©ment caractĂ©risĂ© des instruments anciens, le chef autrichien rĂ©alise un accomplissement dont lâabsolue rĂ©ussite Ă©tait dĂ©jĂ prĂ©figurĂ©e dans son cd antĂ©rieur dĂ©diĂ© au Mozart Symphoniste
LIRE aussi notre entretien avec MATHIEU HERZOG, directeur musical de l’Orchestre Appassionato, Ă propos des 3 derniĂšres Symphonies de MOZART:
http://www.classiquenews.com/entretien-avec-mathieu-herzog-fondateur-et-directeur-musical-de-lorchestre-appassionato-les-3-dernieres-symphonies-de-mozart/