samedi 20 avril 2024

Striggio: Messe à 40 (I Fagiolini, Hollingworth 2010) 1 cd + 1 dvd Decca

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Florence, 1560. Robert Hollingworth créée l’événement en s’intéressant à une partition retrouvée à la BNF à Paris. Le chef britannique surprend en nous dévoilant le sens spatial et polychoral d’Alessandro Striggio (circa 1536-1592), diplomate musicien et créateur génial dont la vision rejoint cette liturgie profane qui place l’homme au centre de l’univers. A l’époque, c’est la figure axiale et sublimée de Cosimo de Medici qui y est inscrite à la place d’honneur astre solaire d’une constellation musicale qui veut toucher et impressionner. Ici, c’est le spectateur qui semble au coeur du dispositif choral et instrumental (voir l’excellent documentaire en bonus dvd): l’oreille est continûment sollicité par un flamboiement de timbres et d’accords collectifs produit par les 5 choeurs/instrumentariums simultanés… Le travail a été possible grâce à la redécouverte dans le fonds des archives de la BNF à Paris de la partition de la Messe de 1566 (« Ecco si beato giorno »), monument de la Renaissance florentine. Voilà qui place la capitale toscane avant Venise, dans l’essor d’une sensibilité chorale spatialisée de grande ampleur…


Joyaux polychoraux florentins

La révélation se produit en deux temps; d’abord le motet préalable « Ecce Beatam Lucem » (circa 1561, au moment du passage à Florence de deux cardinaux missionnés par le Pape), sorte d’esquisse avant le grand oeuvre, et qui expérimente l’effectif si spécifiquement colossal à plusieurs voix séparés; puis Messe à 40 parties séparées , composées 5 années après, circa 1566, quand Cosimo de Medicis, employeur de Striggio, souhaitait s’assurer le soutien de l’Empereur pour l’obtention de son titre de Grand Duc de Toscane… de sorte que la musique reflète bien la quête de pouvoir du Medicis, puissant s’adressant aux plus puissants (incarnation d’une volonté qui se voyait au centre du monde).

Dans le motet des origines (Ecce Beatam lucem), soulignons la saine spatialité rayonnante qui doit à l’exubérante manifestation des groupes de chanteurs et de musiciens – chacune des formations étant très subtilement caractérisée par un jeu de timbres choisis-, sa prodigieuse activité: voici une solennité qui tourne comme une constellation recomposée et enveloppe jusqu’à l’ivresse (le dispositif comprend 5 choeurs distincts chacun avec son instrumentarium individualisé), envoûte et captive, bien avant le Vespro de Monteverdi. A Florence, Striggio, serviteur et diplomate pour la gloire des Medicis ne fait pas que satisfaire le besoin de grandeur et de solennité de ses employeurs et mandataires: il « invente » littéralement la musique grandiose, simultanée, spatialisée.
La révélation est totale et d’un apport d’autant plus percutant que les interprètes réunis sous la direction fédératrice de Robert Hollingworth, rendent pleinement justice à une musique étagée et spatialisée, aux inflexions souples et rondes, en outre chacune des formations, assumant pleinement son activité au sein de ce vaste plan musical aux dimensions colossales (à la mesure de l’architecture de la Cathédrale de Florence où le principe de polychoralité florentine est ainsi expérimenté)… chanteurs et musiciens n’ayant aucune peine à nous convaincre de cette extase paradisiaque qui se répand jusqu’aux dernières notes (« nos hinc atrahunt inparadisum »)… Ils sont bien touchés par la lumière et par la grâce, visiblement inspirés par l’événement politico religieux à célébrer en grande pompe dans le vaisseau de la Cathédrale toscane… En fin diplomate, Striggio sait inscrire ses compositions dans le contexte précis où elles auront le meilleur impact. Gageons que cette première oeuvre eut l’effet spectaculaire escompté.

Même arabesques planantes, et lévitation croissante, même architecture pré baroque et vertigineuse dans la reprise par Striggio des effectifs et motifs de son motet initial, pour la Messe proprement dite: « Ecco si beato giorno » de 1566. L’oeuvre fait résonner tout l’univers de cette joie collective, profane en définitive à son amorce, devenu chant de prière et d’exultation pour célébrer Dieu et surtout la gloire du Grand Duc Cosimo… A dessein politique d’envergure, messe circonstancielle majestueuse… Et toute la puissance divine (percussion à l’appui, sacqueboutes et aussi cornets) descend sur terre pour éblouir tous ceux qui depuis le début de la Messe, ne seraient pas encore comblés ou conquis, voire transportés par ce chant d’exaltation suspendue…
La maestrià du chef britannique est indiscutable: son souci de l’unité et de la cohérence comme de l’allant général traverse tous les défis et obstacles d’une oeuvre fleuve, gigantesque, » énorme », que d’aucun par manque d’attention et de vision globale aurait mener à sa perte jusqu’à la dilution. Comme un grand corps collectif, les participants malgré leur nombre et leurs formations respectives, construisent pas à pas cette arche de réconciliation en unité organique remarquable. Maître de cette ferveur cosmique, le chef met en orbite chaque partie, il sait exprimer aussi la très riche parure des instruments choisis (parmi lesquels traversos, harpe, luths Renaissance…), les accents d’espérance (cordes caressantes et presque intimes pour le Sanctus plus humain et terrestre; égale atténuation incarnée par les sopranos dans le Benedictus qui suit), les prières profondes et mordantes (mystère et respirations des deux excellent Agnus Dei de conclusion, au souffle conquérant dont le chef sait aussi transmettre la sereine et si humaine concentration), directes et exclamatives d’une doxologie d’un faste inouï (expansion sonore avec effets de lointains et de réponses de l’incroyable Credo, en plage 4) dont les distorsions spectaculaires, le flamboiement instrumental (cuivres en diable, pointe des dulcianes, chants doublés par les cornets ou le lirone…) disent cet apogée d’une forme certes aristocratique mais poétiquement originale qui annonce la polychoralité qu’on avait crû essentiellement vénitienne -marcienne sous l’impulsion des deux Gabrieli, grands ordonnateurs des fastes à San Marco. Tout donc aurait commencé à Florence…


Madrigaux fastueux

Excellente idée d’enrichir le tableau des fastes sacrés et politiques, profanes et liturgiques mêlées, par 7 madrigaux complémentaires dont par exemple « Caro dolce ben mio » et « Miser’oimè » sont issus du Premier Livre de madrigaux à 5 voix (1560)… Striggio décidément capital dans l’histoire de la musique italienne fait montre d’une écoute du verbe poétique, d’un sens de la prosodie, indiscutables. Admirablement écrits, ils accordent verbe et note associés dans l’expression prébaroque des affettis, sur un mode collectif non encore particularisé et individualisé grâce à l’écriture monodique à venir… Musiciens diplomate à la Cour de Florence, Striggio se soumet à la propagande dynastique faisant de Cosme l’un des piliers de l’histoire toscane et étrusque (O de la bella Etruria invitto Duce): ici, la musique fait du Politique, un ancêtre historique, la figure héroïque de l’épopée florentine. Sur le plan de l’écriture, le texte s’éparpille par l’éclatement des voix dont chacune, isolément et simultanément, prend à son compte l’émotion et le sentiment moteur: pourtant déjà se précise une articulation et des effets syllabiques qui approchent au plus juste chaque image du texte(écoutez les figuralismes sur les mot « sù sù dov’ella ne chiama« … dans la dernière section du madrigal « D’ogni gratia et d’amor »... , plage 13).
La langueur amoureuse de « Caro Dolce ben mio », le plus abouti des madrigaux sélectionnés, annonce les plus beaux madrigaux d’après Pétrarque de Lassus et de Rore, jusqu’à Marenzio et Monteverdi. « Fuggi, spene mia » étonne pour sa part: a voce sola (soprano), l’oeuvre est ici recréée dans une enveloppe instrumentale somptueuse qui indique que nous sommes toujours en contexte courtisan, et d’une majesté toute royale: c’est à nouveau une musique dynastique. Striggio compose pour le mariage du fils de Cosimo, Francesco (1565). Même sentiment d’un raffinement somptuaire pour le dernier madrigal, lui aussi pour voix seul (ténor) : « Miser’oimè« . A la voix implorante répond le bourdonnement hypnotique des quatre sacqueboutes et du divin lirone, au timbre si propre à la fin de la Renaissance, à la fois pincé et vibrant (Erin Headley).


Tallis médusé

Le « Spem in alium » de Thomas Tallis (plus âgé que Striggio mais visiblement marqué par la modernité de son cadet) élargit encore l’impact de l’oeuvre du Florentin: l’ouvrage en souligne l’onde de choc à l’échelle européenne. Il fait tout d’abord valoir la sûreté des voix masculines, en circonvolutions et arabesques qui semblent faire du surplace et d’une musicalité experte (17) puis l’extase s’épanouit et se diffuse dans une spatialité aussi opulente que celle de Striggio (auquel Tallis rend explicitement hommage en suavité et contrastes), démontrant le génie de son auteur, abonné et fervent amateur de vertiges et solennités vocales, chorales et instrumentales… (plus appuyées que dans la Messe de Striggio cependant et d’une effet moins naturellement suave, presque téléguidé). D’ailleurs, le séjour de Striggio à Londres, à la Cour élizabéthenne est avéré… On imagine même que les deux compositeurs ont pu se rencontrer et échanger. Tallis signe évidemment son chef-d’oeuvre, emblème d’une autre majesté sonore pleinement épanouie, celle d’Elizabeth 1ère, digne fille de son père Henri VIII, ayant comme Cosme une vision totale de la politique, dont l’exacerbation passe irrémédiablement par l’essor des arts, et l’accomplissement d’un genre musical : « Spem in alium » en témoigne évidemment. Bien avant Lully pour Louis XIV, des musiciens prestigieux et si doués, Striggio pour Cosme, Tallis pour Elizabeth, offrent leur talent au service de l’ambition incarnée qui s’est rêvée au diapason de l’Univers. La polychoralité fut leur langue. Avant les Vénitiens, Gabrieli puis Monteverdi, il faut désormais compter avec Striggio.
Non contente de favoriser les peintres et les architectes, la cité médicéenne à son apogée (milieu du XVIè), affirme sa pleine conscience musicale dans la musique d’un Striggio à redécouvrir d’urgence. Lévitation garantie. Messe restituée, mardigaux dynastiques magnifiquement habités… voici un cycle nouveau réhabilitant l’oeuvre et la figure d’Alesandro Striggio, génie musicien et alors jeune trentenaire, à la Cour des Médicis. Disque événement.

Alessandro Striggio (circa 1536/1537-1592): Motet Ecce beatam lucem (1561). Messe Ecco si beato giorno (1566) pour 40 parties indépendantes. Madrigaux. Thomas Tallis (circa 1505-1585): Spem in alium (1567)… I Fagiolini. Robert Hollingworth, direction. 1 cd + 1 dvd Decca. Parution: le 20 juin 2011.

Illustrations: Cosimo de Medici, Francisco de Medici par Bronzino (DR)
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