vendredi 29 mars 2024

Strauss: Die Liebe der Danae (Litton, 2011)2 dvd Arthaus Musik

A lire aussi
Selon Strauss lui-même, (cf. sa correspondance d’une saveur piquante dont la lettre au chef créateur de Danae, Clemens Kraus, en septembre 1939), l’opéra doit fournir de la substance musicale pour ne pas décevoir l’appétit des auditeurs. Même Puccini et ses pourtant riches et somptueuses harmonies manquaient de cette chair si vitale… résolument à l’affiche de sa Danae.
Est-ce parce qu’elle exige tant de l’orchestre que des voix, que la partition straussienne ici produite à Berlin en 2011 (Deutsche Oper), reste étrangement absente des salles lyriques mondiales? Une situation à l’opposé des standards familiers que sont actuellement Salomé, Ariane, ou le Chevalier à la rose (Der Rosenkavalier)…
Arthaus Musik a bien raison d’éditer en première mondiale cette production certes pas parfaite mais qui a le mérite de souligner la flamboyante ivresse du dernier Strauss, celui qui comme Jupiter renonce au monde d’hier non sans vertiges et accents néo classiques, assez irrésistibles…

Témoin des deux grands conflits mondiaux, le compositeur assimile le silence à la mort; une angoisse personnelle née pendant son expérience de l’anéantissement total: en 1918, il assiste à l’implosion de l’Empire autrichien; en 1945, c’est la chute du nazisme dans une Allemagne impériale exsangue et bombardée sans relâche: le régime hitlérien a provoqué la destruction de l’art germanique. Double traumatisme dont le compositeur conjure la douleur par l’acte de création musicale: raffinement orchestral, vocalità quasi surhumaine, exigence dramatique… autant de critères qui favorisent l’excellence de son oeuvre; une perfection de théâtre total, qui après Wagner et son concept esthétique de Gesamtkunstwerk (art total), témoigne de la résistance d’un compositeur engagé par son art.
De fait, Die liebe der Danae (l’amour de Danaé) est comme La Femme sans ombre, un défi pour les metteurs en scène, les chefs, les chanteurs, l’orchestre. Repoussant toujours la création pour encore et encore perfectionner son opéra, Strauss meurt en 1949, laissant achevé son ultime partition qui est créée scéniquement à titre posthume, 3 années après son décès, par Krauss au festival de Salzbourg en 1952. Programmation naturelle pour celui qui fut avec son librettiste favori, Hoffmannsthal et l’homme de théâtre Max Reinhardt, le fondateur du Festival autrichien en 1922. En vérité, Danae devait en 1944 être présenté au festival Salzbourgeois pour les 80 ans du compositeur: après l’attentat d’Hitler, l’édition du festival fut tout bonnement annulée et la création du nouvel opéra de Strauss… sauvée malgré tout: grâce à une représentation exceptionnelle transformée en répétition générale ouverte. L’exécution émut jusqu’aux larmes l’auteur octogénaire qui en remerciant les musiciens, leur donna rendez vous dans un monde meilleur. De fait, comme La femme sans ombre, Danae est indissociable de son contexte historique; ici résonne en filigrane, les déflagrations de la guerre, les dernières lueurs du génie et de l’art germanique, brûlé et sacrifié, précipité par l’horreur du régime hitlérien. De l’orchestre de Danaé retentit des vagues amères, une texture à la fois somptueuse et nostalgique, vénéneuse et embrumée qui concentrent toute la déception mais aussi l’espoir d’un immense génie de l’opéra, alors au crépuscule de sa carrière et de sa vie.
Malgré un engouement immédiat suite à sa création salzbourgeoise, Danae souffre de son exubérance formelle, de son inscription dans l’Antiquité légendaire que la propagande nazie a abondament utilisé; l’après guerre trouve rapidemment indigeste ce pastiche néoantique trop opulent. Et l’oeuvre sombre dans un oubli poli; elle reste encore aujourd’hui l’oeuvre la moins jouée et donc la moins estimée, à torts, du grand public.
Mais Danae est selon l’évaluation de Strauss, sa meilleure oeuvre; à nous d’en juger aujourd’hui, à l’aune de cette production berlinoise heureusement transférée au dvd par Arthaus.

Autobiographique, Danae l’est sans équivoque: le personnage de Jupiter dépassé par un l’émergence d’un nouveau monde, c’est Strauss lui-même, qui octogénaire est définitivement lié au passé. La figure divine est d’ailleurs centrale dans le livret rédigé par Joseph Gregor qui réadapte comme le souhaitait ce Strauss nostalgique, une nouvelle d’Hoffmannsthal (Danae ou le mariage de raison, 1920). Mais Gregor n’est pas Hoffmannsthal et si Jupiter demeure très fouillé émotionnellement (Strauss sensible au rôle auquel il s’assimilait lui-même a t il davantage pressé le librettiste?), les figures de Midas et de Danae souffrent d’une fadeur psychologique hélas regrettable.
Muletier à l’origine, Midas est favorisé par Jupiter qui tombé amoureux de Danaé, propose au mortel d’être son messager (Chrysopher), de prendre son apparence afin de séduire la belle: Midas ne devra pas conquérir pour lui-même la jeune beauté, mais se conformer strictement aux lois jupitériennes surtout si Junon, son épouse si jalouse, se manifeste pour l’admonester; en contrepartie, Midas le muletier, ayant la capacité de transformer tout ce qu’il touche en or, devient richissime et roi de Lydie!
Pour autant, même si la critique sociale et politique reste plus évidente dans le texte d’Hoffmannsthal, le livret de Danae offre une belle occasion pour les interprètes et le metteur en scène de traiter le thème polémique, si actuel, du délitement inéluctable des sociétés humaines: l’agonie du monde, la perte des valeurs, le climat d’un apocalypse se manifestent clairement. La perversion et la corruption des valeurs produites par l’or et l’argent se profilent aussi, antithèse d’un monde vrai et sincère où l’amour serait roi: Strauss rejoint ici Wagner (Tristan); en préférant tout l’or divin, Danaé pourtant ravie par le songe de la pluie d’or, choisit l’amour pur de Midas dans le dénuement le plus total. Un choix difficile pour Jupiter qui était fier de sa dernière apparence.
Mais comme chacun sait, le pouvoir de l’amour est imprévisible et ses actions, impénétrables. Midas le muletier tombe amoureux de Danae… et réciproquement : même s’il perd son don, même si Danae surprise en compagnie de son beau soupirant ait changée en statue d’or (car Midas l’a embrassée), les deux mortels avouent au dieu des dieux qu’ils s’aiment en dépit de tout, d’un amour véritable!
Jupiter est défait mais intimement touché par leur métamorphose et la sincérité de leurs sentiments. Dépassé, le dieu abdique et renonce à toutte vengeance: Danaé et Midas peuvent se retrouver et s’aimer librement. Un monde nouveau est né, une nouvelle ère où Jupiter n’a pas sa place.

Sur les planches de l’Opéra berlinois (Deutsche Oper), la production récente brosse avec franchise la situation de départ, en particulier le désarroi du roi Pollux, le père de Danaé, criblé de dettes, poursuivi par créanciers et huissiers… lesquels d’ailleurs n’hésitent pas à tout saisir: tableaux (des amours de Jupiter pa
r Ingres, Corrège…), statues antiques, tentures… On remarque ce piano, table des négociations âpres qui s’élève pieds en l’air au dessus de la scène et jusqu’à la fin de la comédie mythologique: indice qu’ici tout un monde est inversé. Côté voix, honneurs aux hommes: Mercure et Jupiter se détachent nettement de leurs partenaires: aisance scénique, impact vocal; il y a du Wotan et du Loge entre ces deux là; seule réserve à l’adresse du baryton basse Mark Delavan (Jupiter): ses aigus au moment de son apparition glorieuse tout d’or vêtu en Midas triomphant, sauveur de son beau père, sont tendus; le chanteur reprend ses aises quand le medium est majoritairement sollicité; d’où une incarnation plus comique que trouble, soulignant plus le registre parfois bouffe du rôle que sa sincérité grave… or Strauss écrit un rôle particulièrement subtil, peut être le visage le plus humain et le plus riche pour la déité grecque. Matthias Klink fait un Midas, honnête sans plus; vraie déception pour la soprano Manuella Uhl, tête d’affiche récente des productions lyriques, qui possède certes une voix puissante et percutante (outre sa plastique télégénique évidente) mais l’absence de style, de phrasés, de distinction naturelle atténue sa Danae… Les choeurs quant à eux sont convaincants et le chef Andrew Litton, même s’il manque de panache, de fulgurance, de vertige, défend cependant avec une activité évidente, le flux flamboyant d’une partition parmi les plus impressionnantes du répertoire germanique. En un mot, le dvd s’impose. La tenue générale offre cet éclairage essentiel sur un ouvrage qui devrait s’imposer davantage sur les scènes internationales, tant au crépuscule de sa carrière, le Strauss octogénaire a de choses à nous dire.

Richard Strauss (1864-1949): Die Liebe der Danae, opéra en trois actes opus 83. Livret de Joseph Gregor d’après Hugo von Hofmannsthal (Danae ou le mariage de raison, 1920). Manuela Uhl (Danae), Mark Delavan (Jupiter), Matthias Klink (Midas), Thomas Blondelle (Mercure), Hulkar Sabirova (Xanthe)… Orchestre et choeur du Deutsche Oper Berlin. Andrew Litton, direction. Kirsten Harms, mise en scène.

- Sponsorisé -
- Sponsorisé -
Derniers articles

CRITIQUE, opéra. PARIS, Théâtre des Champs-Elysées, le 26 mars 2024. LULLY : Atys (version de concert). Les Ambassadeurs-La Grande Ecurie / Alexis Kossenko (direction).

Fruit de nombreuses années de recherches musicologiques, la nouvelle version d’Atys (1676) de Jean-Baptiste Lully proposée par le Centre...
- Espace publicitaire -spot_img

Découvrez d'autres articles similaires

- Espace publicitaire -spot_img