jeudi 18 avril 2024

Orange. Théâtre Antique. Le 12 juillet 2011. Verdi: Aida. Orchestre National du Capitole de Toulouse. Tugan Sokhiev, direction. Charles Roubayd, mise en scène



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Sur commande du Khédive d’Égypte pour son opéra du Caire flambant neuf qui avait fêté l’ouverture du Canal de Suez en 1869 avec Rigoletto, Verdi compose un opéra « égyptien », Aïda, créé en 1871. Malgré la caution archéologique du grand égyptologue Mariette, comme je l’ai déjà dit, le livret de Camille du Locle est d’une plaisante invraisemblance de situations que sauve la musique de Verdi, qui ne ment humainement jamais..
En effet, un général égyptien, Radamès, dédaignant une aimante princesse promise au rang de Pharaon, Amnéris, pour l’amour d’une esclave éthiopienne, dont il ignore qu’elle est fille d’un roi prisonnier incognito, ça ne court pas les pyramides. Et la fameuse « scène du Nil » ? Aïda, surveillée par son père Amonasro, attend son amant, surveillé par la jalouse Amnéris, elle-même suivie du Grand prêtre ; les plans de l’armée égyptienne imprudemment éventés par l’imprudent général aux oreilles avides du roi éthiopien qui laisse imprudemment éclater sa joie et son identité, bref, tout le monde se retrouvant, sans qu’on sache comment, au même endroit, est un ressort digne des vaudevilles de l’époque (et de la tragédie classique française avec son anonyme hall où amis, ennemis, passent et repassent pour trépasser poliment en coulisses). Et que dire de la fin ? Radamès condamné pour trahison à être emmuré vivant, a la surprise de retrouver Aïda dans sa tombe close. Du romanesque facile rejeté à des milliers d’années en arrière. Mais, sublimant ces extravagances, la musique de Verdi, inventive de bout en bout, abandonnant les airs à coupe traditionnelle pour une déclamation plus souple et expressive, transcende tout et crée une vérité humaine indiscutable : sensualité de l’amour de Radamès, jalousie et révolte d’Amnéris, déchirements d’Aïda entre son amour pour le vainqueur et sa compassion envers ses frères de race vaincus, sa nostalgie d’exilée par force, arrachée par la violence de la guerre au pays natal et, enfin, sublime duo final, murmuré, d’adieu à la vie, à la terre, des amants condamnés, tendu par la déploration bouleversante d’Amnéris. C’est universel, banalement, et cruellement humain.

La réalisation
Charles Roubaud est un habitué des lieux et, avec son équipe presque habituelle, tout aussi habituée que lui, joue et déjoue les contraintes du théâtre antique. Ici, il ramène l’antiquité de l’action à une proximité pourtant ancienne : l’époque du percement du Canal de Suez qui motiva la création de l’œuvre, au temps du khédive Ismaïl Pacha : les uniformes des puissances étrangères européennes en arrière plan lors de la scène du triomphe, Anglais, Français et sans doute Allemand, derrière le faste et le décorum de la célébration mondaine et politique, donnent la mesure des enjeux coloniaux, économiques donc, de l’époque qui réactualisent la mythique et mystificatrice guerre entre Égyptiens et Éthiopiens du livret.
Emmanuelle Favre signe une simple et efficace scénographie : quatre sphinx gardiens de l’ordre politique, patriarcal, et du harem, une tribune officielle pour le triomphe des grands de ce monde, dégageant le vaste plateau pour la danse noire des vaincus, les Éthiopiens, désordonnée, désespérée, défaite devenue spectacle, divertissement d’esclaves à leurs nouveaux maîtres, mais danse à la fois fière, farouche et affolée, sur laquelle passe le souvenir des désastres récents : saisissant moment et mouvement final arrêté frissonnant d’horreur, une réussite (Jean-Charles Gil).
Avec une réelle virtuosité dans la projection d’images vidéos remarquables (Nicolas Topor), Roubaud habille l’immuable mur finalement plastique du théâtre antique, d’arcs en fer à cheval festonnés, de moucharabiehs ombreux d’architecture musulmane : sur le papyrus de pierre du passé égyptien, l’onirique projection d’un futur lointain. Les admirables lumières bistre, cannelle (Avi-Yona Bueno) donnent à l’ensemble des teintes générales d’estampe ancienne fanée, de déguerréotype, ou de vieille photo jaunie et roussies par le temps, avec des profondeurs mystérieuses de seconds plans picturaux, creusés de rouges à la Delacroix. Les violets jouent avec les costumes somptueux de Katia Duflot et ces hommes bleus du désert à la parade. Le harem, paradoxalement plus lumineux, roseurs de chair féminine à l’étal ou en réserve, avec ces grands coussins, ces carreaux à carreaux ou mouchetés, on ne sait de loin, orangés, c’est le rêve oriental masculin des peintures du XIX e siècle, la colonisation érotique par un trou de la serrure à l’échelle titanesque d’Orange.

Interprétation

Orange, ce n’est pas seulement un lieu, c’est aussi une atmosphère, un climat : au sens propre et au figuré. Au théâtre grandiose qui défie le temps répond la grandeur et la misère de la température, les caprices du temps. Sec, contrairement à Aix, les harmoniques ne s’estompent pas ici; par mistral, les voix et les voiles s’envolent, mais semblent prendre part au jeu, défi magistral, combat magnifique, épique souvent. Ce soir, temps humide nuages menaçants, filtrant quelques gouttes. La fête musicale commence et la sensation que, luttant contre la pesanteur la lourdeur de l’air, les notes s’y fraient un passage, s’y difractent, y sonnent, résonnent, auréolées comme l’eau au-dessus des cascades : une douceur ouatée irisée dans l’air moite. Le quatrième acte, hélas, sera interrompu, par la pluie bien que le chef, avec vaillance soit allé, malgré les exhortations de la sécurité, jusqu’à la dernière note, les premières gouttes insistantes et persistantes de la pluie, nous préservant entier le troisième acte. Mais les mouvements du public, applaudissant avec gratitude, ont tout du regret et rien de la mauvaise humeur intempestive contre le temps et moins, contre le lieu.
L’Éthiopienne Aïda, beau port majestueux, sombre et somptueux navire fatal du bleu des mers et des naufrages, c’est encore Indra Thomas, qui chanta le rôle ici même. On la retrouve avec plaisir mais pas toujours avec bonheur à comparer la voix d’aujourd’hui à celle d’antan, le temps ne passant pas en vain pour personne et n’épargnant pas les artistes, par ailleurs engagés des années à l’avance. Son timbre fruité garde son doux murmure élégiaque, nostalgique et pacifique, servant mieux les moments de tendresse et de détresse que le dramatique « Ritorna vincitor » ; les sons filés, les demi-teintes, les pianissimi sont toujours là, mais dans une certaine instabilité, avec des aigus risqués qui, finalement, la fragilisent et rendent plus émouvante encore. Face à elle, Ekaterina Gubanova campe une Amneris éclatante et arrogante de santé vocale, beau mezzo aisé, égal, cuivré ou sombre selon les moments, doucement insinuante et perfide. Entre les deux, Carlo Ventre est un Radamès vaincu par l’espace et le grand air : non que la voix n’ait des qualités mais un médium fatigué ne lui permet pas d’assurer l’éclat des aigus du guerrier triomphateur et destabilise forcément son jeu.
En revanche, et quelle revanche du vaincu, nouveau venu à Orange, le Polonais Andrezj Dobber y triomphe en Amonasro, voix de baryton d’airain, au jeu puissant et convaincant. La belle et poétique scène d’adoubement du général avant la guerre est l’occasion d’admirer la prêtresse d’Isis remarquable de Ludivine Gombert et de retrouver avec émotion en Ramfis, grand prêtre d’Amon, Giacomo Prestia, tenue de ligne toujours superbe et voix profonde, tandis que la forte voix de Mikhail Kolelishvili en Pharaon est malheureusement incompréhensible. Par contre, le messager du ténor du CNIPAL Julien Dran est digne d’éloge. Les masses chorales nombreuses sont parfaitement maîtrisées (chœurs des opéras de Nice, d’Avignon, de Nantes et de Tours).
La scène du triomphe, avec trompettes spatialisées en écho dans le théâtre est une réussite à laquelle on s’habitue à tort car, à cru, cette fausse simplicité est d’une redoutable difficulté. À la tête de l’Orchestre National du Capitole de Toulouse, Tugan Sokhiev se taille aussi un triomphe justifié : toujours en tension physique et attention aux chanteurs, il déploie la large et somptueuse palette verdienne, grandiose et intime, sans une faille. Il ne cédera, bataillant jusqu’au bout, qu’au temps adverse orageux.
En cette année du quarantième anniversaire des Chorégies, c’est le triomphe d’Orange, qui surmonte le temps et ses inclémences.

Orange. Théâtre Antique. Le 12 juillet 2011. Verdi: Aida. Orchestre National du Capitole de Toulouse ; Chœurs de l’Opéra-Théâtre d’Avignon et des Pays de Vaucluse, 
d’Angers-Nantes Opéra, de l’Opéra de Nice et de l’Opéra de Tours. Tugan Sokhiev, direction. Charles Roubayd, mise en scène.


Distribution : Aïda : Indra Thomas ; Amneris : Ekaterina Gubanova ; la Prêtresse : Ludivine Gombert ; Radamès : Carlo Ventre ; Amonasro : Andrezj Dobber ; Ramfis : Giacomo Prestia ; Le Pharaon : Mikhail Kolelishvili ; un messager : Julien Dran.

Illustration: Philippe Gromelle

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