vendredi 29 mars 2024

Lyon.Théâtre de la Croix Rousse, 13 février 2013. Ullmann : Atlantis. Instrumentistes de l’Opéra, solistes… Jean-Michaël Lavoie, direction musicale. Richard Brunel, mise en scène

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Exemple sans doute unique dans l’histoire de la création lyrique : Viktor Ullmann, compositeur tchèque enfermé à Terezin avant d’être envoyé par les nazis – avec tant d’autres – vers l’extermination, eut le courage d’écrire un opéra-fable-symbole, Atlantis ou le Refus de la Mort. L’Opéra de Lyon donne de cet Atlantis une vision puissante, illuminée par la direction musicale du chef canadien Jean-Michaël Lavoie, dans une convaincante mise en scène et images signés : Richard Brunel.

La terrible double peine

Evidemment ce n’est pas « œuvre comme les autres ». Le devoir de mémoire – un rien paresseux dans son accomplissement, presqu’un demi-siècle après l’horreur, n’est-ce pas, Système Musical Européen ? – aura tant attendu pour s’exercer ! Les belles représentations d’aujourd’hui mènent d’ailleurs à une interrogation que chacune d’entre elles ravive, et ce n’est pas un des moindres mérites de celle donnée par l’Opéra lyonnais que de nous rappeler ce silence – gêné ? mais par quoi ? – si longtemps fait autour de « la musique dégénérée ». Cet affreux « concept » (le terme est bien noble pour pareille non-pensée destructrice) aura eu… la vie dure, puisque les compositeurs immolés dans les camps de la mort nazis auront souffert double peine mortelle, celle de la mort physique atroce, et de façon posthume, celle de l’oubli. On conçoit en tout cas mieux de quelle tendresse émue font preuve tous ceux qui « ressuscitent » des partitions arrachées à l’absolu de la cruauté.

Vive la Mort !

Et le travail accompli par solistes – vocaux et instrumentaux -, chef, metteur en scène ou en images impressionne par sa rigueur, son langage à la fois moderne et intemporel. Cela rejoint par l’ironie cette intention de suprême élégance que garda jusqu’au bout, parmi ses compagnons damnés de la terre autrichienne, un Viktor Ullmann maniant avec son librettiste Peter Kien l’arme destructrice entre toutes des victimes, la seule liberté qui leur reste : l’humour des situations, des phrases, des rythmes et des harmonies. Une liberté qui sans demander la compassion exige la condamnation des bourreaux après avoir démasqué leurs « ruses » (le camp de Terezin « ville offerte aux Juifs par le Führer »), et « rusant » avec leurs interdits, construit dans la symbolique le plus implacable des réquisitoires, retournant les alliances et jusqu’à celle de la Mort (ce « Maître en Allemagne » qui faisait aussi se pâmer de jouissance les fascistes espagnols : « Vive la Mort ! »)), pour imaginer un avenir… ensuite. Mais ce serait faire injure posthume aux emprisonnés de la ville-ghetto de penser qu’ils n’avaient pas toute lucidité sur ce qui les attendait – ne voyaient-ils pas partir des convois ferroviaires successifs « vers plus à l’est »(une soixantaine de début 1942 à fin 1944)? – une fois que les nazis se seraient servis d’eux dans la « vitrine » que constituait une « vie » collective où la musique, le théâtre et les expositions semblaient garants (du moins aux yeux des naïfs et de ceux qui ne demandaient qu’à s’illusionner) d’un reste d’humanité et d’un « privilège » accordé par les cyniques bourreaux.

Le systèmeTerezin et Auschwitz

Maintenant qu’on en est au devoir de repentance contre la seconde mort, celle de l’oubli, que faire scéniquement qui reste à l’admirable altitude morale que ces créateurs atteignaient en « faisant comme si » l’emprisonnement à Terezin (avec ses contraintes déjà terribles : les maladies, le travail forcé, la faim, le dénuement matériel et psychique ) n’était pas une étape vers la mort atroce du système-Auschwitz, lui-même planifié à la Conférence de Wannsee ? Lever réalistement les masques de la fable inventée par Kien et Ullmann, appeler le dictateur Hitler et faire dériver toutes les images de cette réintégration dans la vérité historique ? Peut-être ,nécessaire, mais certainement très insuffisant. Donc ruser à son tour avec les situations et les personnages allusifs, trouver un tempo général avec ses ruptures , équilibrer dans le partage équitable entre musique et théâtre. Et le travail accompli par Richard Brunel – avec la dramaturge Catherine Ailloud-Nicolas, le décorateur Marc Lainé, la costumière Claire Risterucci – est d’une belle et éloquente qualité, qui n’ignore en rien la lisibilité musicale des voix et du dialogue instrumental.

La volonté de défier

Mais ce n’est pas contester pour le plaisir que se demander si le « transfert » des instrumentistes du premier plan à un lointain surélevé à la fin du 1er tableau est si judicieux… justement pour la perception de la musique même. Certes, il faut « déblayer » l’espace du devant pour y installer la « table du central téléphonique » (ça, c’est la technologie du monde ancien) et y faire évoluer les personnages de la dictature…intemporelle. Mais dès lors, il y a écran devant la partition même -les instrumentistes, et le chef qui dirige le total. N’est-ce pas dommage, en particulier pour ce patchwork stylistique, (signature habituelle de Ullmann ici renforcé pour mieux rendre lisible à tous le message aux enfermés et à leur geôliers), signe souterrain d’une volonté de défier tout ce que les nazis considéraient comme infâme : une musique « enjuivée » (Mahler, Weill), le jazz de Berlin-avant-le-désastre, et, comme le signale Amaury du Closel, une citation de célébration de la nation tchèque écrasée, via Josek Suk. Ou de ce que les nazis détournaient (le choral luthérien Eine Fest Burg) en le sacralisant autant que l’insubmersible hymne allemand…Comme tout va très vite en cet Atlantis impitoyable, le rythme des images visuelles et leur accumulation dispersent peut-être davantage qu’elles n’illustrent la force des symboles visibles et virtuels dans l’œuvre si courageuse – et pourtant si porteuse de force comique accusatrice – que dramaturge et compositeur dressèrent en réquisitoire.

Uberall et Adolf

Il n’est pas non plus certain que toutes les transpositions d’après les données du livret – on perd un peu pied si on cherche à le « suivre » en parallèle avec déroulement du récit et en lecture ultérieure- soient également convaincantes. Certes les permutations – la moustache d’Adolf qui s’en va orner le visage de l’Himmler-aux-basses-œuvres, Hitler en Docteur Folamour , les « habillages » du Tambour, du Haut Parleur– sont plausibles, parfois amusantes. De même que des valses chronologiques déplaçant le regard vers une « modernité » : le bunker de Berlin avec son attirail de big brother informatique et sa video universelle, et si vous voulez déplacer Uberall en Ubu- « je tuerai tout le monde et je m’en irai »-, voire en généraux argentins ou en Bachar, libre à vous, la galerie des portraits XXe-XXIe semble inépuisable)… Mais l’énergie d’une symbolique plus multiforme qu’il n’y paraît s’y dilue parfois. On ne peut en tout cas, au-delà de réserves interrogatives, que saluer le travail des instrumentistes sous la conduite éloquente dans sa discrétion de Jean-Michaël Lavoie, chef d’une distinction stylistique et d’une énergie subtile qui font bien ressentir les écritures ironiques et parfois lyriques (tendres amours menacées du soldat et de la jeune fille). Les solistes vocaux (Christian Miedl, Lucy Schaufer, Rui Dos Santos…) sont sans reproche, et Stephen Owen – voix tragique – donne à la Mort une peu oubliable présence, ambiguë, manipulatrice, détachée… : presque humaine. Ainsi va cette cérémonie des adieux, dont la politesse du désespoir nous captive, si longtemps après, et nous interroge sur l’enclenchement de la cruauté, du mal. Et de la mort, qui refuse et que l’on récuse, même si toujours elle gagne.

Lyon, Théâtre de la Croix Rousse (pour l’Opéra), 13 février 2013. Viktor Ullmann (1898-1944) : L’Empereur d’Atlantis. Orchestre de l’Opéra, solistes (C.Miedl, S.Owen, L.Schaufer, R.dos Santos, I.Karnezi, J.B.Mouret), Studio de l’Opéra, direction : Jean-Michaël Lavoie. Mise en scène : Richard Brunel.

Illustration: © JL Fernandez

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