vendredi 19 avril 2024

Lyon. Opéra, le 27 janvier 2013. Janacek, La Petite Renarde Rusée. Mise en scène A.Engel, direction T.Hanus.

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La Petite Renarde Rusée, un opéra pour enfants, petits et plus grands. Mais aussi, bien qu’on ait attendu longtemps en France pour en prendre conscience, davantage et plus généreusement que cela : une grande partition du XXe. L’Opéra de Lyon reprend l’œuvre dans la mise en espace lumineuse d’André Engel – donnée ici il y a 12 ans -, avec la direction musicale si « Europe Centrale » de Tomas Hanus, et, au milieu d’interprètes inspirés, Ilse Eerens, rayonnante Vive-Oreille.


Humain jamais trop humain

L’opéra, en ses plus hauts moments, exalte : en bon « œuvre d’art total », cela s’accomplit entre grandeur et irrationalité, sans qu’il soit d’abord besoin de passer au crible les motifs historiques et classificateurs qui fondent ce… mais quoi ? Plaisir ? un peu court de visée, trop sensuel peut-être. Bonheur ? oui, mais si in-définissable, chacun le sait. Accomplissement ? Un rien solennel et d’arrière-plan religioso… Alors si on disait : un peu des trois ? En y ajoutant un « humain, (jamais) trop humain » ? Et sortant d’une représentation lyonnaise de « Petite Renarde Rusée », on sent que ces quatre critères viennent d’être atteints, comme rarement cela advient. J’entends d’ici les puristes et croisés de la hiérarchie esthético-musicale s’esclaffer : du Janacek, passe encore, mais ce « paradoxe sur l’animal » entre fable rurale et opéra pour enfants, vous exagérez, non ?


L’infinie nostalgie du temps qui n’est plus là

Bon, laissons les doctrino-rigides à leur tâche auto-proclamée. La Renarde, elle, est à mi-chemin de toutes les tensions qui régissent l’univers codifié de l’opéra européen (ce grand adulte d’environ 400 ans), elle se promène « sur des sentiers recouverts », « dans les brumes », cette jolie rousse qui incarne une liberté gagnée au péril de l’existence même. Répudiant ce qu’un philosophe espagnol nommait « le sentiment tragique de la vie », ou comme le rappelle Milan Kundera, « le mensonge romantique » et son cœur en écharpe, elle « musique » pourtant « l’infinie nostalgie du temps qui n’est plus là » : pas mal, pour une bête écumeuse de poulaillers !


Un retour à l’enfance

Et, mine de rien, Bystrouska – en slave : vive-oreille -, nous rend (à ) notre enfance, nous y faisant accéder par la voie royale d’une confiance dans la beauté des signes, la pureté d’un récit, l’osmose permanente de ce qui est vécu et de ce qui se rêve. L’animal est « passeur », nautonier qui emmène d’une rive à l’autre entre territoires du souvenir et de la vie réelle – presque quotidienne –, entre ce qui se sauve et ce qui peut perdre. Oui, « la vie est un songe », énonçait le Baroque espagnol, et ce que nous avons su retenir de notre enfance (si nous avons la chance de pouvoir la remémorer sans trop de malaise), c’est la capacité d’y faire transformer aussitôt les lois du Marché régissant le rationnel social. Parmi les musiciens du XXe, Janacek, avec sa formidable, son émouvante « empathie » en direction des passions amoureuses – à commencer par les siennes, les plus tardives ! -, du collectif humain qu’expriment le peuple en ses aspirations à la justice et à la liberté, aura « traduit » mieux que quiconque l’aspiration à un monde autre. Et pourtant, sans dévotion à une transcendance sournoisement dominatrice sous ses déguisements, en respectant une Nature qui prend les hommes par la main, de génération en génération.


J’ai toujours compris tous les chants

En revoyant La Petite Renarde, on songe aussi à l’admirable hymne de Nazim Hikmet, le poète turc emprisonné pour la liberté : « Les chants des hommes sont plus beaux qu’eux-mêmes, plus lourds d’espoir, plus tristes, plus durables… j’ai pu vivre sans les hommes jamais sans leurs chants… quel que soit leur langage j’ai toujours compris tous les chants … rien ne m’a rendu aussi heureux que les chants des hommes. » Et c’est ce qui fait la grandeur familière de Janacek –« l’anti-donneur de leçons », morales, esthétiques – : ce lien avec l’enfance qui elle-même tutoie le monde, qui fait parler les animaux et se solidarise avec eux. Sans niaiserie (l’adulte prenant la pose : « n’est-ce pas que je sais parler aux enfants ? »), bien sûr, ni condescendance, ni abandon du langage découvert dans le long parcours du musicien tchèque – « brutale, fantastique, profane, rustique, dansante, chaste, sauvage, riche et non fastueuse, généreuse, inventive et non brouillonne, honnête et non puritaine », telle que la décrit Jacques Drillon dans le – remarquable – livret programme du spectacle où figurent aussi les contributions de Milan Kundera. Bien des compositeurs se « sont penchés » sur l’enfance, bien peu (Moussorgski dans Les Enfantines ? Ravel, aussi, mais ses Sortilèges animaux et ses Histoires Naturelles grincent douloureusement ) ont su être l’enfant que l’âge adulte force à quitter pour endosser des costumes engonçants ou ridicules.


La magie des saisons et des âmes

C’est ce qui fait tout le charme – et la profondeur – de l’approche inventée il y a douze ans par André Engel pour l’Opéra de Lyon, hic et nunc reprise après ambulations à (légitime) succès. Occasion de rappeler que Lyon, à l’époque-Erlo, avait déjà exploré Janacek (les Voyages de M. Broucek), et qu’il faut se remettre dans la lecture des admirables travaux de Guy Erismann sur un compositeur auquel il avait voué sa recherche. Ici, dans le décor habile et souvent poétique de Nicky Rieti ( le contrepoint quasi abstrait de bleu et de blanc au 3e acte, l’espace ensoleillé des tournesols en arrière de la contrainte-barrière des rails, symbole probable du Voyage d’Hiver mais aussi d’Eté que constitue la Vie au Pays de la Renarde et de « ses » humains ), avec les costumes si naturels (sans plagiat ni clins d’œil « disneyiens ») de Elisabeth Neumuller, circule une lumière(André Diot) savante, agile, mais qui respecte la magie successive des saisons et des âges.


Tu veux bien de moi ? Je veux bien

Ainsi peut se dérouler le récit à la fois fantastique (totalement empli d’images, donc) et quotidien (la vie du village, là où, comme l’écrivait Janacek à Max Brod, « se poursuit la ronde du bien et du mal ». Les gestes et le climat d’une mise en espace visuel et sonore épousent sans saccades, grimaces, tics de mode ou parodies branchées la fluidité inhérente à cette « ronde » où les animaux imitent mais aussi parodient et « jugent » (c’est le privilège d’ironique dramaturgie de Bystrouska) leurs « maîtres », englués dans le rabâchage des coutumes et de leur petite tyrannie domestique. Alors – avec un merveilleux « naturel »comme chez les amoureux…debussystes : « Je t’aime – je t’aime aussi », du côté de chez Pelléas ; « Tu veux bien de moi ? – je veux bien », chez Janacek – , surgit la si belle scène de « l’aveu » entre Renards, leçon adressée aux humains très maladroits ou psychorigides, si peu capables d’inventer eros mais distributeurs au petit- bonheur- la- malchance de thanatos… Ce que montre bien aussi André Engel (l’ange, dans la langue de Goethe !), c’est le poids – pas toujours dérisoire – du « tous les jours », avec ce café où les messieurs viennent échanger leurs soucis, on y croirait entendre ce que Prévert appelle « le bruit de l’œuf dur cassé sur le comptoir », ce symbole de la vie encore devant soi.


Les couleurs d’une vérité frémissante

Le kaléidoscope musical de Janacek perdrait beaucoup à être joué hors d’esprit « Europe Centrale », sans ce « folklore imaginaire » qui lui donne sa beauté décloisonnée des catégories hiérarchiques (le langage savant ou spontané, moderne XXe ou archaïque fin XIXe), et si les instrumentistes ne faisaient écouter le chant des oiseaux (il n’y a pas que le Compositeur au-béret-français qui ait su se faire ou se croire ornithologue)ou le foisonnement des Jardins Nocturnes ( pas loin à l’est, Bartok captait cela, mais selon une autre perspective, en quelque sorte plus abstraite -et- musique- pure). La magie de la représentation tient bienaussi aux intuitions du jeune chef Tomas Hanus, qui « chante dans son arbre généalogique » – en grand spécialiste, mais sans hauteur de pédanterie, de la musique tchèque. Les leitmotive (ô combien peu wagnériens, wotan merci !) s’y fondent en murmures de la forêt, les préludes d’actes y prennent leur densité d’orage ou d’éclaircie (le terrible 3e), le silence stupéfié tombe sur le microcosme à la mort de la Renarde : l’orchestre vraiment inspiré par son conducteur y croit, et trouve des couleurs, des rythmes d’une vérité frémissante.


Un Trio animal

Toute la « figuration » des jeunes animaux (maîtrise, solistes du Studio-Opéra) participe en grande souplesse et vive humilité aux virevoltes du récit, et c’est évidemment aux principaux personnages que va la « reconnaissance » du spectateur. Chez les humains, c’est justement ce côté…très humain qui domine ce qui pourrait se limiter à des silhouettes, voire à des caricatures savoureuses : le maître d’école (Wynne Evans), l’instrument du destin, Harasta (Karoly Szemeredy), le curé (Piotr Micinsky, qui sera aussi…le paresseux et grognon Blaireau), mais surtout le Garde (Vladimir Samsonov, qui ressemble quelque peu au Janacek des grandes années), complexe, philosophe d’une quotidienneté souriante et pourtant désireux d’un modeste absolu. Quant au Trio animal, il est rayonnant d’intuition, de gestuelle « imitative », mais sans aucune platitude conformiste : Lapak, le chien (Dorothea Spilger) : « du collier que je porte, voyez ici la trace », commenterait le fabuliste français, en face des deux aventuriers qui se scandaliseraient : «vous ne courez donc pas où vous voulez ? ».


La perte de Bystrouska

Ces deux goupils – c’était le terme, avant l’invention médiévale du synthétique Renard – sont merveilleux, vocalement et scéniquement, Angélique Noldus et par-dessus tout Ilse Eerens, messagère de fantaisie libertaire. Si attachante – mais détachée de toute contrainte – que l’enfance où dans le souvenir nous retrouvons une part d’un initial nous-même pleure la perte de Bystrouska. Contre la version B.D. puis roman de Tesnohlidek, le compositeur a voulu l’insérer, fût-ce avec la prime de consolation qui fait panthéistement ressortir vie naturelle de mort prématurée.

Au fait, avec ou sans Janacek, vous y croyez, vous, aux valeurs positives de la « Ronde du bien et du mal » ?

Lyon. Opéra, le 27 janvier 2013. Leos Janacek (1854-1928) La Petite Renarde Rusée. Direction musicale Tomas Hanus. Orchestre, Chœurs et Maîtrise de l’Opéra de Lyon. Ilse Eerens, Angélique Noldus, Dorotea Spilger,Vladimir Samsonov, Wynne Evans…

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