vendredi 29 mars 2024

Lyon. Eglise Saint Bruno, mardi 19 avril 2011. De J.S.Bach à D.Scarlatti… Concert de l’Hostel Dieu. F.E.Comte, direction

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7e concert de la saison pour le Concert de l’Hostel Dieu lyonnais, que dirige Franck-Emmanuel Comte : dans la belle église –baroque, mais pas trop ! – du plateau Croix-Roussien, une mise en miroir du Père Jean-Sébastien (Motet Jesu, mein Freude) et du fils Scarlatti (Stabat Mater), en une interprétation sensible et inspirée…

Les non-croyants priés…d’être à l’écart ?

Musique dite baroque – et Dieu sait ce que le terme recouvre désormais de non-dit, voire de trop-dit, en deux siècles, dans la faveur extrême des publics et les modes d’interprétation ! -, que me veux-tu ? De quels horizons accourent tes sons, tes harmonies, maintenant que tes chevaliers servants et modernes en ont changé l’écoute, on dirait presque l’investissement corporel…. ? Et quand c’est possible, ne faut-il pas te jouer dans des lieux qui en favorisent l’épanouissement, pas seulement vocal et instrumental, mais et surtout spirituel, s’il s’agit d’œuvres sacrées ? Alors la notion de spectacle – et pourquoi pas ? d’opéra religieux – tend à instiller ses codes, habituer le spectateur à un plaisir sensuel d’où parfois risquerait de naufrager la substance première, qui est tension vers un principe plus haut, plus secret, plus ambitieux. On dira qu’est ainsi désignée une approche de la divinité, que c’est « histoires sacrées », et que les non-croyants sont… priés de se tenir respectueusement à l’écart. Mais non ! Car ils sont justement privilégiés dans cette distance qu’ils peuvent prendre, depuis la rive très humaine où se contemplent souffrance, inquiétude, angoisse, joie. Pour ainsi réfléchir sur ce paradoxe que des siècles ont fini par émousser : la douleur, la solitude et leur récit inlassablement repris et varié, engendrent la beauté, qui à son tour creusera encore davantage la conscience de souffrir…

La colline qui prie et travaille

On songeait à tout cela en écoutant le Concert de l’Hostel Dieu qui reliait le monde vocal de J.S.Bach à celui de Domenico Scarlatti, l’Allemagne à l’Italie, et l’accomplissait en un lieu « habité ».On sait que Lyon, si riche architecturalement, est bien davantage antique, médiéval et renaissant que vraiment baroque. Au carrefour « climatique » entre nord et midi, il est rythmé tour à tour par souffles méditerranéens et invasions brumeuses, tiédeur, brûlure et grisaille glaciale, bleu et or de royauté solaire et mauves mélancolies. Son clavier baroque reste, à la française, bien tempéré. Sinon assagi, du moins secrètement travaillé par un dédain du paraître qui, au XVIIe-XVIIIe, et d’ailleurs plus tard, porte ses chemins vers l’intériorité. L’église Saint Bruno, sur « la colline qui travaille et prie » (pour emprunter un raccourci de Michelet), témoigne à l’extérieur de cette retenue, et par son décor intérieur, d’un baroquisme certes italianisant (le baldaquin de Servandoni) et pourtant d’une discrétion sans tapage. Restaurée avec goût, avec un orgue néo-baroque, elle a l’avantage sur ses homologues de la Presqu’Ile (la Trinité, vouée aux concerts ; l’Hostel Dieu qui, obstinément fermé, oblige à l’errance le groupe musical qui a pris son nom …) de rester lieu de culte vivant.

L’ouverture par voix d’ineffable douceur

Au soir des concerts, l’assistance y est fervente, « écouteuse » qui laisse des silences avant la ruée vers les applaudissements, portée par un projet collectif que L’Hostel Dieu a su fédérer, orienter vers une action culturelle originale (partenariats scolaires, et en milieu médicalisé), sans snobisme ni ostentation de « comm » envahissante et vulgaire. La recherche dans le patrimoine régional s’y accomplit, de même que l’ouverture vers des répertoires « exotiques » et un rien inattendus. Mais à Saint Bruno et en trois soirées, le programme se « replie » vers l’essentiel, le Père Allemand de la Musique et le fils Italien prodigue. Sobrement, Franck-Emmanuel Comte commence par présenter les œuvres et leur contexte – excellente coutume, dont bien des ensembles s’inspirent aujourd’hui – avant de démontrer dans une direction toute de passion précise qu’on peut, sans fracas musicologique, choisir son camp d’humilité très sensible. L’effectif est réduit, mais pas jusqu’à l’ascèse : dix solistes vocaux (4 sopranos :H.Newhouse, M.Remandet, M.Monfray, M.Venant ; 2 haute-contres : G.Jublin, T.Alexandre ; 3 ténors : H.Peraldo, B.Ingrao ; 2 basses : A.Saint-Espes, S.Gallot), quatre instrumentaux (S.Roué, L.Gaugler, E. Galletier, F.Mayet) On a plaisir, en citant chacun, à écouter ce caractère très « fondu » d’un ensemble habitué au travail collectif, mais où se perçoivent constamment des individualités de timbre et des nuances de sentiment. Ainsi de la voix angélique énonçant le « Schmücke dich OLiebe Seele » (BWV. 654), qui nous fait avancer de sa douceur ineffable dans le terrain collinaire d’une pièce vocale et organistique de J.S.Bach, comme préludant et « donnant le ton » d’une soirée passionnante. Oui, voilà bien des interprètes qui écoutent les harmoniques et les résonances spirituelles de leur art, et font ressentir d’emblée ce contrepoint visuel et sonore qui s’étage entre l’orgue sévère et les voix tentées par leur vocation ascensionnelle, une dialectique rendue perceptible entre l’instrument à tuyaux (dérobé aux regards) et les draperies du baldaquin à colonnes, elles-mêmes d’une matière pourtant moins légère que la substance musicale.

Une géniale imbrication

Vient le motet BWV 227, génial et complexe imbrication de formalisme théologique, d’effets figuralistes (ah ce « Satan » percussif !), d’éloquence drapée (si c’était un orateur français, on dirait Bossuet désignant « Terre et Abimes »), d’unanimisme harmonieux dans la foi (le choral lui-même et ses retours), d’embellies éthérées, de fugatos ouvrant sur des berceuses (le Gute Nacht, ironique mise en demeure au péché, mais que Bach ne peut s’empêcher d’écrire comme s’il s’adressait à l’âme-enfant)… F.E.Comte privilégie souvent un découpage syllabique favorisant la saisie et l’articulation contrapuntique, mais fait jouer la loi des contrastes et ménage l’émotion des éclaircies en transparence et ferveur. Et comme il a bien fait, venant à Domenico Scarlatti, de donner au Stabat Mater du Fils – bien moins connu que celui du Père, à plus forte raison que ceux de Vivaldi et surtout Pergolèse – sa plénitude et sa magnificence d’écriture ! Introduite par une austère transcription à l’orgue de la Sonate K.87 – nouvelle occasion de saluer le discret et savant organiste d’Hostel Dieu, Sébastien Roué -, voici, en antithèse, une construction d’ampleur, de science (les 10 voix réelles !), d’émotion, par moments de théâtralité pré-expressionniste…


La Crucifixion du Tintoret

On y puise tantôt dans « les maîtres anciens » (ceux de la Renaissance, de même que J.S.Bach put passer après sa mort pour un archaïque), tantôt dans une modernité de « fureur et mystère », de cieux étagés, de maladie du corps torturé (tiens, la revoilà, cette « vieille servante de la mort » que nous évoquions…) et de douleur d’âme retranchée d’espérance. L’audace des voix « solitaires » est extrême, allant fouiller au plus profond des blessures ; le chromatisme, la torsion, le lamento deviennent sans âge et par là nous touchent comme si on nous montrait hors de référence religieuse l’injustice, la cruauté, le sadisme d’aujourd’hui, pour que nous sachions au moins nous « indigner » contre ce qui opprime tous les damnés de la terre. Cette fois, c’est bien au-delà des virtuosités du rococo et du baroque en phase terminale : s’il fallait une référence italienne pour Scarlatti, ce serait d’ « un maître (déjà) ancien » : l’art de Tintoret en sa géniale et immense (presque 6 m sur 13 !) Crucifixion à la Scuola San Rocco de Venise. Au centre et en bas du tableau, la Mère, dont le visage reste si pur dans la souffrance intolérable, et le nous-spectateur, précipité dans la foule mais sommé de regarder, d’éprouver, de comprendre, jusqu’à l’Amen conclusif qui, à coups de fouet rythmiques, ouvre les espaces jusqu’à l’horizon de tempête… Le fervent public ne s’y trompe pas, ovationne cette interprétation qui éclaire d’un beau sourire le visage d’un chef que l’on sait plutôt fort réservé. Et obtient un bis qui sera retour au « Gute Nacht », « sortie » (comme on disait pour l’orgue d’église XIXe) vers la nuit encore tiède d’avril, et coda de ce concert-supplément d’âme.

Lyon. Eglise Saint Bruno, le 19 avril 2011. Jean-Sébastien Bach (1685-1750) :Schmücke ndich O Liebe, BWV 654, Motet BWV. 227. Domenico Scarlatti (1685-1757) : Sonate orgue K.87, Stabat Mater. Le Concert Hostel Dieu. Franck-Emmanuel Comte, direction.

Illustration: Franck Emmanuel Comte (DR)
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