jeudi 28 mars 2024

Joseph Losey, Don Giovanni de Mozart (1979)

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Vingt-sept ans après sa sortie sur le grand écran (1979), le Don Giovanni réalisé par Joseph Losey d’après Mozart et Da Ponte continue de fasciner. La Gaumont qui a décidé de republier l’œuvre, a déjà écoulé le premier tirage depuis son placement en magasin, le 9 mai 2006.
Comment expliquer cette longévité dans le cœur des français ? Car le succès du film, malgré le désir du producteur Daniel Toscan du Plantier qui souhaitait l’exporter, en particulier aux USA, est demeuré un phénomène hexagonal (près d’un million de spectateurs furent séduits par la réalisation dès son lancement).

Au-delà de la qualité artistique atteinte par Losey, d’autant plus méritante lorsque l’on connaît la série d’avatars survenus avant, pendant et après le tournage (commencé en septembre 1978), il y a au cœur du succès du film, cette alliance improbable, imprévisible, impossible de deux genres que tout oppose: l’opéra et le cinéma.
Une combinaison sulfureuse qui, si l’on en croit les mélomanes puristes comme les cinéphiles avertis, ne mène à rien.
Tout au moins, à ce genre hybride qui serait un non-événement, une réalisation monstrueuse sans référence précise, qui porterait en elle une défaillance de structure : comment concilier une dramaturgie ancienne aux lois actuelles de l’efficacité cinématographique ?
Chéreau à qui Liebermann proposa le projet, se montra sceptique sur la réussite d’un tel projet: il refusa. Et c’est le réalisateur américain, en exil à Londres, Joseph Losey qui fut choisi par Toscan du Plantier.
Le regard neuf du cinéaste, auteur de The Servant, de Monsieur Klein semble s’être parfaitement retrouvé dans le sujet de Don Giovanni, un être solitaire et sans morale, pourfendeur de l’ordre social de son époque, le modèle du libertaire, séditieux et révolutionnaire, traître à sa propre caste, étranger pour le petit peuple. En Don Giovanni, il faudrait reconnaître le révélateur, qui n’appartient à aucun système établi, les rejette tous ; celui qui pointe du doigt les tares et les conflits latents. Autant la faillite de la société que celle plus terrifiante, des individus.
Pour Losey –ex-communiste originaire du Wisconsin, radié et finalement exclu par Hollywood-, Mozart en composant Don Giovanni a voulu s’élever contre la société qui était la sienne, il en a fait la critique virulente.
Et de fait, animé par une frénésie jamais égalée jusque là, peut-être due à sa collaboration avec le génial Da Ponte, le musicien qui relit aussi Molière et Goldoni, compose une oeuvre en phase avec les attentes et la vibration de l’époque. Celle du peuple justement : à Prague, le 29 octobre 1787, le public de la rue lui réserve un triomphe, impossible alors à imaginer de la part de la bonne société Viennoise.

Rééditer aujourd’hui le film se justifiait pour plusieurs raisons. D’abord, pour une question technique, en particulier musicale. Le son de la version cinématographique originale, qui sortit en salles n’était pas totalement satisfaisante pour les auteurs (Losey, Lebiermann, Du Plantier). En particulier, le mixage qui fut choisi au final pour la sortie du film, présentait de nombreuses défaillances. En effet, les différentes prises de son, à l’église du Liban avec orchestre, sur place pendant le tournage avec clavecin, rendirent difficile la réalisation du son.
Or la nouvelle édition est le fruit d’un remixage exemplaire, et même miraculeux puisqu’il a fallu rechercher le master original, le restaurer (par une technique de chauffage des bandes !). Il en résulte, une bande-son proche de l’idéal (mixée en DTS 96/24 digital surround sound, « le plus haut standard de restitution sonore actuellement disponible sur dvd ») : voix éclaircies, orchestre détaillé, effets sonores et bruitages restitués.

Ensuite, ce coffret pose un débat esthétique, d’autant plus opportun à l’heure où il est de bon ton de décrier les excès de mise en scène à l’opéra. Comme si l’opéra était un genre qui se suffisait à lui-même et ne devait supporter aucune relecture ni remise en question. Car la question de fond demeure : que peut apporter ici le théâtre ou le cinéma à une forme de spectacle plusieurs fois séculaire, en vérité vieille –seulement- de quatre cents ans, puisqu’en 2007, on devrait fêter la création de l’archétype en la matière, l’Orfeo de Monteverdi, créé à la Cour de Mantoue le 24 février 1607 ?
Le film conçu par Joseph Losey répond à cette question : l’opéra a tout à gagner. Seule importe plutôt dans cette confrontation nécessaire, et même vitale, le talent et la qualité des visions proposées.

Et voici que point une autre question tout aussi cruciale : la démocratisation d’un genre boudé par les classes moyennes, qui est longtemps resté l’apanage et le privilège de la bourgeoisie. Trop élitiste, l’opéra courrait à sa ruine.Or en destinant ce Don Giovanni pour le cinéma, le désir de Liebermann, alors directeur du Théâtre national de Paris, était bien d’élargir l’audience de l’opéra, de gagner un autre public, de lancer le concept d’opéra « blue jean ».
« Je crois que le film d’opéra et non l’opéra filmé, est une solution à la crise du théâtre lyrique, une solution à l’échelon mondial. C’est un moyen réel de le démocratiser. Il ne remplace pas le sepctacle en direct ; il faut le voir comme une autre manière de diffuser l’opéra, sans barrières entre classes sociales et sans frontières« , déclare-t-il au moment de la sortie du film.
Il était déjà en avance sur son époque. Et le succès actuel des productions lyriques, à Bastille, Garnier, au Châtelet ou au théâtre des Champs-Elysées, pour ne citer que les productions présentées à Paris, montre bien que le genre est devenu de plus en plus médiatisé et populaire. Avec les scandales que nous connaissons aujourd’hui : réactions, -enthousiasmes ou oppositions- qui ont de tout temps été le lot commun de l’histoire lyrique.

Saluons donc l’initiative de la Gaumont de rééditer ce qui reste le modèle du genre. Un genre encore en mutation, à mi chemin entre l’opéra et le cinéma. Ni opéra filmé (comme l’est par exemple la Flûte Enchantée de Bergmann, additionnée de créations purement filmiques), ni œuvre cinématographique d’après un sujet musical (comme l’est Amadeus de Forman) : « film-opéra » donc. Losey apporte une lecture personnelle dont la réussite à l’écran tient certainement de son propre rapport à la musique et à l’opéra. Même s’il vient du théâtre, il n’avait pas, avant de tourner Don Giovanni, l’habitude de l’opéra, ni ne connaissait l’œuvre de Mozart. C’est justement ce regard étranger qui donne le souffle de sa vision. On l’a souvent dit, trop distanciée, froide et sophistiquée. Une vision pour esthètes en mal d’architecture palladienne et de plein air italianisant.

Or c’est tout l’inverse justement. Un regard qui cerne le vide des êtres, leur solitude profonde et inconsciente ; en définitive, la fin d’un monde, le péril d’une civilisation.
Il a senti cette vibration qui est le propre de la partition, et la sensation critique vis à vis du système. Tout indique dans la musique cette révélation que tout va imploser.
Dans les nombreuses notes qu’il a rédigées à l’attention des chanteurs, Losey s’est expliqué sur sa compréhension des personnages et de leur relation. Que sait-on des intentions réelles de Donna Anna : elle n’a jamais souhaité épouser Don Ottavio. Qui est réellement Donna Elvira ? Le sait-elle, elle-même ? Sans illusions sur Don Giovanni, « son époux« , elle ne cesse pourtant de le poursuivre…
Le monde de Losey est un espace de transition. Tout conspire à la faillite de ce qui est : même si l’avenir se dessine à peine, le sentiment de la transformation est le moteur de l’action. A l’assemblée des nobles âmes ô combien impuissantes (Donna Anna, Don Ottavio, Donna Elvira), -tous figés en de répétitives complaintes-, Don Giovanni oppose la figure du mouvement. Contre l’équilibre illusoire des certitudes, sa liberté s’insurge sans répît.
C’est bien un système qui s’écroule peu à peu. Et la vision de Mozart/Losey prend d’autant plus de signification quand l’on se remémore que le compositeur conçut son ouvrage pendant les années qui menèrent à la Révolution française…

Les chanteurs peu en affinité pendant le tournage avec les équipes techniques, avec Losey lui-même, reconnaissent après coup, l’émerveillement que suscite le film réalisé. Le film achevé méritait bien tant d’efforts.
Et cette fascination se révèle avec d’autant plus de force aujourd’hui qu’elle semble n’avoir jamais été égalée depuis. Losey était bien un précurseur, et son film demeure le modèle du genre.

Lire aussi notre critique du film.

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