jeudi 28 mars 2024

GRENOBLE. Concert lecture : Proust et la musique au musée

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proustGRENOBLE, musée. Jeudi 28 avril 2016. Concert lecture, Cabourg-Balbec… De Cabourg 1914 au temps retrouvé de Balbec : concert-lecture pour « Jouer les mots ». Les Concerts à l’Auditorium du Musée de Grenoble ont une série « Jouer avec les mots » qui lie musique et littérature. Le dernier du cycle 2015-2016 donne « la parole » à la comédienne Natacha Régnier, aux pianistes Marie-Josèphe Jude et Michel Béroff, pour une exploration proustienne du côté de Balbec, à l ‘ombre des jeunes filles en fleurs que va bientôt faner la Guerre Européenne.

La  communication des âmes

Marcel-Proust-et-la-musique-visuel-UNE-site-web« La musique a été l’une des plus grandes passions de ma vie. Elle m’a apporté des joies et des certitudes ineffables, la preuve qu’il existe autre chose que le néant auquel je me suis heurté partout ailleurs. Elle court comme un fil conducteur à travers toute mon œuvre. » Cette déclaration de Proust à Benoist-Méchin est capitale. Et elle répond –l’œuvre plus forte et objective que la vie « réelle » – à la question que se pose le Narrateur de la Recherche à l’audition du Septuor de Vinteuil : « Je me demandais si la musique n’est pas l’exemple de ce qu’aurait pu être – s’il n’y avait pas eu l’invention du langage, la formation des mots, l’analyse des idées – la communication des âmes. » Les fervents et surtout  les spécialistes de Proust savent à quel point il est difficile de démêler dans les écrits du Maître de Combray ce qui a été puisé au  parcours même de l’enfant, puis adolescent, puis adulte Marcel Proust, et aux « transpositions » dans La Recherche du Temps Perdu, via – pour la musique, les arts visuels, la littérature, l’histoire sociale et politique – ce qui a pu servir de modèles aussitôt et savamment imbriqués, mélangés, voire brouillés.

 

DE BALBEC A CABOURG. « Jouer les mots » pour un concert-lecture comme le fait Musée en musique grenoblois s’achève – en sa saison 2015-2016 – en s’affrontant au Massif Alpin si impressionnant qu’est la Recherche. Le sous-titre de cet « essai » (repris de Journées Musicales Proust à Cabourg en 2014, et « depuis resté inédit ») mixe références et chronologies. « De Cabourg 1914 au temps retrouvé de Balbec »… Cabourg, c’est le site «dans la topographie vraie » pour  l’imaginaire Balbec (A l’ombre  des Jeunes Filles en fleurs, lieu des vacances du Narrateur adolescent  avec sa Grand-mère,  au bord de la Manche), et 1914 c’est bien sûr le début de la Grande Guerre, qui comme dira Paul Valéry, fait comprendre que « nous autres civilisations savons  que nous sommes mortelles ». Mais comme nous le rappelle la Société des Amis de Vinteuil, c’est aussi la date du dernier séjour de Proust à « Balbec », le passage de l’auteur de La Recherche – en voie d’élaboration – dans l’Edition qui l’avait d’abord refusé, et la disparition au combat de Bertrand de Fénelon (modèle de Robert de Saint Loup) et accidentellement, celle d’Alfred Agostinelli, ami de Marcel et probable Albertine dans le roman…

Pages de guerre par Casella

Cet « aspect 1914 » renvoie donc dans le Jouer avec les Mots grenoblois à des pièces  musicales qui intrigueront les proustiens, celles que le compositeur italien Alfredo Casella( 1883 -1947) écrivit « à chaud », pendant le 1er conflit mondial : Pagine di guerra (Belgique, France, Alsace et  Russie), ici en leur version pour deux pianos. Casella, qui fut dans sa jeunesse très parisien – élève de Fauré – et quasi avant-gardiste, retourna ensuite en Italie pour se rapprocher  idéologiquement du fascisme et célébrer la « musique de naguère » (Vivaldi, Scarlatti…). Il ne figure certes pas dans La Recherche, mais sa présence ici « enrichit » le propos d’évocation entre vie et œuvre, faisant aussi penser aux dédicaces d’amis morts à la guerre que Ravel mit en exergue du Tombeau de Couperin, ou aux partitions très « engagées » (et très  anti-allemandes) de Debussy.

Faire constellation et apocalypse dans le ciel de Paris en guerre

Proust, bien évidemment réformé pour raisons de santé, reste à Paris pendant la guerre, et inclut le « paysage » de la capitale parfois menacée par les raids de « Gothas » dans l’écriture proliférante et captatrice (« les nécessaires anneaux d’un beau style »)…, l’immense dernière partie de La Recherche, là où le Temps  est Retrouvé. Ainsi en témoigne l’extraordinaire page où le Narrateur et son ami Robert de Saint-Loup (qui sera tué au front) échangent leurs impressions sur « un raid de zeppelins qu’ils avaient vu la veille », comme on eût parlé naguère de « quelque spectacle d’une grande beauté esthétique ». Et Saint-Loup, qui vient des combats et va y retourner, dit : «  Je reconnais que c’est très beau, le moment où les avions montent, où ils vont faire constellation, et obéissent en cela à des lois tout aussi précises que celles qui régissent les constellations… Mais est-ce que tu n’aimes pas mieux  le moment où ils font apocalypse, même les étoiles ne gardant plus leur place… ? Et ces sirènes, était-ce assez wagnérien, ce qui du reste était bien naturel pour saluer l’arrivée des Allemands…Dame, c’est que la musique des sirènes était d’un Chevauchée des Walkyries ! Il faut décidément l’arrivée des  Allemands pour qu’on puisse entendre du Wagner à Paris . » Et plus loin, en promenade nocturne dans la capitale, le Narrateur voit le « vertige » qui prend le spectateur devant la beauté paradoxale : «  ce n’était  plus une mer étendue, mais une gradation verticale de bleus glaciers. Et les tours du Trocadéro qui semblaient si proches des degrés de turquoise devaient en être extrêmement éloignées, comme ces deux tours de certaines villes de Suisse qu’on croirait dans le lointain voisiner avec la pente des cimes. »

Un transfert de Savoie en Normandie

Et comme en bonne polyphonie, ces descriptions « au dessus de la mêlée » mêlent leur sublime décalé au cheminement  de personnages « en dehors des lois », tel le baron de Charlus qui « trahit » sa caste nobiliaire française en affichant des sentiments germanophiles, tout en poursuivant ses amours d’ « inverti masochiste » au bordel de Jupien, traquant le violoniste Morel qui d’abord déserteur méritera la Croix de Guerre que son engagement tardif finit par lui valoir. Il en va de même pour les transpositions géographiques dont Proust est subtil adepte, et pas seulement à propos  des « noms de lieux » – Illiers devenu l’universel Combray, ou Cabourg réintitulé Balbec… Ainsi en va-t-il d’un épisode du trajet– le premier  Paris-« Balbec » -, où le train qui mène à une  Normandie riveraine de la Manche traverse tout à coup un « paysage accidenté,abrupt » et s’arrête à une gare «  entre deux montagnes, au fond de la gorge, au bord du torrent »…  La réalité, c’est qu’il s’agit là d’une mémoire de voyage ferroviaire dans les Alpes de Haute-Savoie, où en 1903 Marcel avait accompagné sa mère qui allait en cure à Evian. C’est ici que surgit une « grande fille au visage plus rose que le ciel », qui propose du café au lait aux voyageurs , et auprès de qui vient au Narrateur « le goût d’un certain bonheur »(fugitif, bien sûr, le départ du train faisant brutalement « s’éloigner de l’aurore »)… En tout cas,  n’est-ce pas  à Grenoble qu’on goûterait  le  mieux un  « transfert »  de Savoie en Normandie, si la récitante venait à lire cette page enchantée… ?

Wagner et ses longueurs  insupportables

Quant aux œuvres musicales dont ce « jouer avec les mots »(et les notes…) sera le texte et le prétexte, elles vont aussi bien  puiser au presque-inédit ( ces pages de Casella dont il est bien hasardeux d’indiquer que Proust ait pu les connaitre) qu’à des citations  bien plus…classiques dans le romantisme allemand. Et les proustiens de reprendre leur « Index des noms de personnes » dans les trois tomes de la Pléiade pour identifier allusions, voire citations de ce que les deux pianistes du concert vont jouer – en transcription – de Beethoven, Schumann et Wagner. Délicieuse promenade entre rives de Vinteuil- la Sonate et le Septuor -, opinions la plupart du temps ridicules des salonnards croisés par Swann puis le Narrateur (« Beethoven la barbe ! », dit Mme de Citri, et l’échange esthétique entre le duc de Guermantes – « Wagner, cela m’endort » et sa femme – « avec des longueurs insupportables Wagner avait du génie » -, comparaisons ou métaphores au cœur de la musique pour en mieux saisir l’essence et l’existence. Pour l’Ode à la Joie dans la IXe, point de référence précise, mais Beethoven est très présent dans la Recherche :la Symphonie Pastorale, et surtout les quatuors, dont on se rappelle que Proust se les faisait jouer à domicile, et qui  nourrissent – entre autres – la substance du Septuor, cette œuvre de la plus audacieuse modernité d’alors qui emprunte aussi à Franck, Debussy et Ravel…

Schumann, la petite phrase, la Sonate et le Septuor

Schumann aussi  figure  dans La Recherche, et ici la transcription d’une partie du Quatuor avec piano op.47 fait écho à de nombreux « moments musicaux » chez le Poète des Scènes d’enfants, tel le « dénouement rapide des amours avec Albertine » apparenté à des Ballades( ?) de Schumann ou des nouvelles de Balzac…Mais encore davantage au destin « boche » du compositeur allemand en France pendant la Guerre, moqué  en la personne devenue défaitiste de Charlus, et magnifié par le courage parisien du marquis- officier Saint-Loup, qui chante en allemand dans l’escalier du Narrateur un lied de Schumann pour braver le « patriotisme » cocardier des voisins. Où l’on retrouve donc le grand thème de la Guerre, qu’évidemment Wagner symbolise entre tous, après que sa « musique de l’avenir » ait été pour la génération proustienne le point de ralliement contre les conservatismes. On se rappelle que dans sa lettre à Lacretelle Proust cite pour la mystérieuse « petite phrase » de la Sonate écoutée par Swann et Odette non pas tellement une sonate de Saint-Saëns (« charmante mais enfin médiocre, d’un musicien que je n’aime pas ») que des références à Franck, Fauré, puis le prélude de Lohengrin et l’Enchantement du Vendredi-Saint (Parsifal)… Ici ce sera l’ouverture de Tannhaüser transcrite par Liszt. Les pianistes Marie-Josèphe Jude et Michel Béroff symbolisent, eux, les  glorieuses générations de l’école pianistique française moderne , la comédienne-lectrice « contrepointant » avec eux le temps d’à « L’ombre des jeunes filles en fleurs » sur la jetée de Balbec, avant que « les désastres de la guerre »ne viennent faire sombrer ce monde, « à jamais »….

La moderne fille de Jethro

Marcel-Proust-et-la-musique-visuel-UNE-site-webOn pourra être d’autant plus troublé par la présence de cette lectrice que Natacha Régnier la blonde (partenaire de la brune Elodie Bouchez pour  la Vie rêvée des anges,le film de Zonca qui  la révéla au grand public) n’est pas sans évoquer la « fille de Jethro, Zephora » retrouvée dans une fresque botticellienne de la Sixtine.    Pour « l’ancêtre » du Narrateur, Swann, qui aime à voir l’imaginaire de la peinture s’incarner dans les créatures de la réalité vécue, Odette de Crécy « ne peut être » que cette Zephora « aux grands yeux, au délicat visage, aux boucles merveilleuses des cheveux le long des joues fatiguées ». Reportez-vous donc aux reproductions de Botticelli, et dites, lecteur-auditeur grenoblois, si nous errons par trop dans la remémoration et la transposition ! Ou si vous n’apercevez pas aussi un écho de la grande fille au « teint doré et rose » dans la gare haut-savoyarde, quand le train  « éloigne de l’aurore » , à jamais, le Narrateur ébloui ? Jouer avec les mots, concert-lecture Proust/Beethoven, Schumann, Wagner, 19h30,  jeudi 28 avril 2016,Auditorium- Musée de Grenoble. Natacha Régnier, récitante ; Marie-Josèphe Jude et Michel Béroff, pianistes.

Renseignements et réservation : Tél.: 04 76 87 77 31 ; www.musee-en-musique.com

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