vendredi 29 mars 2024

Entretien avec le pianiste Julien QuentinVerbier juillet 2011

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Entretien avec le pianiste
Julien Quentin
Festival de Verbier,
juillet 2011


Le pianiste Julien Quentin est désormais un « habitué » du Festival de Verbier : ce soliste y est aussi chambriste, dans un rôle particulièrement apprécié depuis que ses années d’apprentissage résidente aux Etats Unis en ont affermi les idées. Il évoque avec nous ses affinités littéraires,musiciennes , (l’Europe de l’Est familiale et formatrice), son goût pour le collectif et la création en son électronique à partir de « l’instrument percussif »…


Balzac et Picasso dans le texte

Dominique Dubreuil : Pour vous, c’est important, les racines familiales et culturelles ?

Julien Quentin: Tout à fait, j’ai eu beau naître à Paris, j’ai ensuite très vite « bourlingué » en Suisse, puis aux Etats Unis, avant de me fixer en Allemagne… Et je me retourne avec affection vers ce qui m’a « constitué » et qui fait tout ce que je suis devenu.

D.D. Il y a évidemment vos parents, Genevois et littéraires ?

J.Q. Ils exercent à Genève le métier de libraires experts en livres anciens : manuscrits, bibliophilie, études savantes, catalogues, tous domaines dans lesquels ils ont autorité internationale. Ce monde du livre m’a fasciné quand j’étais enfant, et m’a plongé très tôt dans des lectures sans frontières. Je me rappelle en particulier comment mon père m’expliquait Balzac dans le texte « original ». Il y avait aussi des éditions illustrées par de grands artistes, j’ai pu ainsi découvrir sur le terrain les œuvres de Picasso, Cocteau ou Dali. Ainsi ai-je pris plus facilement contact avec les études littéraires en Université…
L’est européen

D.D. Et on peut remonter plus loin dans l’ascendance familiale…

J.Q. Cela explique mon attirance pour la culture et spécialement les musiques de l’est-européen, par mon grand-père polonais, et mon arrière-grand-mère russe. La part des musiciens d’Europe Centrale et de l’Est dans mes années d’apprentissage est considérable. Je pense en particulier au Russe Nikita Magaloff, qui m’a « orienté » quand j’avais 16 ans et que je venais seulement chercher une écoute attentive auprès de lui. Puis il y a eu en Suisse Alexis Golovine, ou plus tard, aux Etats Unis, Emile Naoumoff, qui avait lui-même été élève de Nadia Boulanger.


Un grand humaniste

D.D. Outre-Atlantique, vous avez travaillé intensément, mais dans une atmosphère musicale typiquement américaine.

J.Q. Aussi bien à l’Université d’Indiana, où j’ai été ensuite enseignant, qu’à Bloomington, à la Juilliard School… Certes il y a là-bas un très fort esprit de compétition, qui est dans le « ton » du vouloir-vivre social, mais je trouve qu’on y a, plus que sur le Vieux Continent, une forme de liberté d’esprit, ou même de décontraction dans les rapports humains. En tout cas, c’est aussi là que j’ai pu rencontrer des Grands Hongrois, Giorgy Sebök, et l’extraordinaire Giorgy Sandor, un des derniers humanistes-philosophes de la musique, d’une culture linguistique (couramment 5 langues !) et artistique magnifique. Par lui Bartok et même Liszt sont entrés vivants, et autrement, dans mon cœur.


Une famille de cœur estivale

D.D. La musique de chambre a joué et continuera de jouer un rôle déterminant pour vous qui êtes le spécialiste d’un instrument soliste et… par la force des choses, solitaire.

J.Q. C’est en effet aux Etats Unis que s’est approfondi cet esprit chambriste si important pour moi, notamment grâce aux conseils des Hongrois et des Russes dont nous venons de parler, mais aussi avec un maître d’exception comme Menahem Pressler, si attentif aux jeunes générations, qui leur apporte tant sans aucun comportement de supériorité ou même de paternalisme. Et c’est cet héritage qui fait que je me sens si à l’aise dans Verbier, devenu « ma famille de cœur estivale » pour la 5e fois cette année : en duo avec les violonistes Ray Chen, Lisa Batiashvili et David Garrett et avec le violoncelliste Gary Hoffmann, et pour la transcription en trio de la 2e Symphonie de Beethoven… A Verbier, on « rencontre de façon inédite », on met au point des programmes souvent très originaux et inattendus, on fait la connaissance de collègues de sa génération et on est admis en toute simplicité cordiale par les aînés, qui sont souvent « des illustres »… Cette atmosphère de grandes vacances très studieuses mais aussi très libres dans la station ou la montagne, c’est formidable. Et il se noue des amitiés qu’on gardera précieusement. Sans compter les classes de maître, les Académies où on vient se ressourcer auprès de musiciens aussi divers que Masaaki Suzuki pour le baroque, et d’Alfred Brendel qui ne joue plus en concert, mais qui dispense avec humour son savoir et son regard philosophique sur l’art.

Le collectif berlinois et les nouvelles approches

D.D. Votre vie dans l’année, c’est aussi maintenant l’Allemagne.

J.Q. Oui, à Berlin, qui ne ressemble à aucune autre ville en Europe. Berlin avant le nazisme et après sa chute, et puis à la fin du Mur, cela a toujours été un laboratoire de la liberté de penser, d’agir, d’être artiste. Dans le quartier de Kreuzberg où je vis, c’est avec une formule d’habitat collectif le climat idéal pour l’expérimentation, la rupture des barrières entre les différents types de musique qui ailleurs restent souvent très cloisonnées. C’est là que je peux me consacrer à des recherches concrètes d’écriture – et pas seulement d’interprétation – dans le son électronique.

D.D. Donc voici le pianiste devenu compositeur…

J.Q. Il est vrai que je me sens pas « tout d’une pièce », romantique ou moderne-XXe dans mon répertoire et fermé aux musiques d’aujourd’hui. Ce qui ne m’empêche d’ailleurs pas d’adorer J.S.Bach, sa grandeur mathématique et conceptuelle, sa construction à nulle autre pareille. Mais j’aime aussi le dé-construit, le tâtonnement, la recherche au hasard. C’est ainsi que je me suis rendu compte à quel point le piano est aussi une « machine percussive », qu’on peut en tirer des effets superbes en démontant ou transformant sa mécanique », bref comme tout ce qu’a inventé John Cage. Improvisation, approches minimalistes, nappes sonores : c’est aussi cet esprit que je partage avec des compositeurs aussi différents que Nicolas Bacri dont j’ai créé une partition, Justin Messina, ou ma jeune collègue Lera Auerbach.

Entretien avec le pianiste Julien Quentin. Propos recueillis par notre envoyé spécial Dominique Dubreuil, le 25 juillet 2011

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