vendredi 19 avril 2024

Compte rendu, opéra. Nantes. Théâtre Graslin, le 8 novembre 2014. Cavalli : Elena. Monica Pustilnik, direction. Jean-Yves Ruf, mise en scène. Gaia Petrone, Anna Reinhold, Christopher Lowrey, Emiliano Gonzalez Toro, …

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elena--trio-anagers-nantes-opera-jeff-rabillon-2014-580-380En 3 heures de temps, voici du pur bel canto non pas romantique ni bellinien… mais baroque ; formidable immersion dans le génie lyrique vénitien, creuset irrésistible d’une formidable et épique hybridation des genres.  Ce Cavalli dévoilé à Aix cet été, se voit confirmé à Nantes (avant Angers puis Rennes) : accompagnant le dernier Monteverdi à Venise, aussi créatif et moderne que son contemporain Cesti – autre génie du XVII ème italien précisément vénitien-, Francesco Cavalli démontre ici une maestria sublime dans l’expression des passions amoureuses,  travestissements,  lamentations pathétiques voire plongée tragique sans omettre nombre de saillies bouffonnes totalement délirantes à la clé. ..  autant de facettes irrésistibles qui fondent une scène lyrique parmi les plus foisonnantes jamais conçues.  L’opéra vénitien du XVII ème offre une synthèse exceptionnelle de l’invention théâtrale y musicale : tous les registres s’y mêlent. Certes pas de choeur (propre à l’opéra romain) ni de danses (emblème de la cour de France) mais une compréhension sensible et profonde du coeur humain proche souvent de la parodie,  de la satire aussi auxquelles se joint une bonne dose de cynisme saisissant.  Cavalli et son librettiste ont façonné un échiquier troublant et vertigineux – un « tourner manège shakespearien »- où les situations exacerbées – entre rêve ou cauchemar- révèlent les aspirations souterraines, et tous les moyens mis en oeuvre pour les réaliser.

Le génie de Cavalli confirmé à Nantes. Aucun des nombreux personnages n’est épargné. Sauf Créon peut être : roi magnanime au III qui rétablit l’innocence d’Hippolyte et permet à Thésée de retrouver celle qu’il n’avait au final jamais cessé d’aimer. Au départ, dès le début du Prologue, la truculente « Discorde » montre bien ce qui dirige le monde… Ainsi contre tout attente et avec le soutien de Neptune (fieffé agitateur), Thésée enlève Hélène à la barbe de son faux père Tyndare. Ajoutez que la plus belle femme du monde ne pourrait se contenter d’un seul prétendant…. comptez au moins un autre : Ménélas … que ses sentiments conduisent au travestissement : il prend l’identité d’une amazone, « Elisa » pour pénétrer jusqu’à la palestre où la divine blonde a coutume de s’entraîner à la lutte avec ses suivantes expérimentées.

1000 nuances du désespoir…

Gaia_Petrone_QFVenise aime la confusion des sentiments et des sexes aussi notre Elisa/ Ménélas suscite elle-même le désir de deux mâles imprévus ici : le roi Tyndare et le compagnon de Thésée,  Pirrithoüs. .. la galerie ne serait pas complète sans les figures obligées de tout opéra vénitien : désespoir noir, délire buffon. Donc d’abord, l’emblème du désespoir dont les vénitiens ont fait une spécialité : le lamento. .. Ainsi sont taillés les arias si fugaces de Tyndare (pauvre chenu frappé par la beauté d’Elisa : très crédible Krzysztof Baczyk, jeune basse russe à suivre) mais surtout des sublimes victimes de l’amour au comble de l’anéantissement : Ménestée, le fils de Créon (claire référence au Nerone monteverdien : Anna Reinhold fait scintiller son timbre sombre et chaud),  soupirant en souffrance face à l’inaccessible Hélène qui en taquine et cruelle veille bien à lui refuser tout regard compréhensif;  et surtout la remarquable figure d’Hippolyte,  compagne légitime de l’ignoble et volage Thésée (on est loin de Rameau car ce Thésée là est une crapule de la première espèce). Tyndare, Ménestée, Hippolyte… Cavalli leur réserve de sublimes airs de désenchantement amoureux, vertiges et abysses émotionnels dont l’opéra vénitien est bien le seul alors à sonder tous les reliefs de la profondeur. Juste et foudroyante Hippolyte : ce que fait la jeune mezzo italienne Gaia Petrone (portrait ci-dessus) du personnage humilié, trahi, relève… du miracle vocal. Son incarnation illumine toute la seconde partie du spectacle (fin du II, totalité du III : tant pis pour nos voisins partis à l’entracte)…

Du délire bouffon déjanté au voluptueux ineffable…

Puis, à l’extrémité de cette palette d’affects,  se hisse lui aussi très haut dans l’investissement peut-être plus scénique que vocal, le bouffon délirant,  incarnation de la folie qui gouverne les hommes, d’Iro du ténor argentin Emiliano Gonzalez Toro : Platée délurée avant l’heure, parfois lubrique, souvent mordante,  aiguillon dramatique qui exacerbe toute situation si elle n’a pas donné ce qu’il en attendait. N’oublions pas non plus cet autre lyre qui depuis Monteverdi fait la valeur du drame vénitien : le sublime langoureux, cette sensualité conquérante qui est l’apanage de la première scène d’Elena (le soprano voluptueux jamais forcé et coloré de Giulia Semenzato se glisse très naturellement dans le corps de la sirène envoûtante).

Volupté cynique. On comprend bien que de la part de Cavalli, le thème d’Hélène n’est qu’un prétexte : prétexte à aborder toutes les tares humaines qu’amour suscite en une cascades d’effets imprévus. Faux semblants, quiproquos, langueur feinte (Ménélas/Elisa vis à vis de Pirithoüs), vraie détestation jusqu’au crime organisé (Menestro contre Teseo)… tout cela révèle l’éloquente maturité de l’opéra vénitien  des années 1640-1650 (une source à laquelle s’abreuve la France de Mazarin et du jeune Louis XIV puisque Cavalli fait créer Ercole Amante à Paris en 1660) : un opéra pionnier premier qui sait divertir en brossant une satire délicieusement abjecte de l’âme humaine. Après une telle traversée éprouvante, du pur bouffon aux cavernes tragiques, il faut bien ce final d’un langoureux souverain où les deux couples recomposés se retrouvent, comme après le songe d’une nuit de cauchemar : Elena/Menelao et Ippolita/Teseo.

Comme dans La Calisto, autre joyau lyrique dû au génie cavallien, hier ressuscité avec une audace devenue légendaire par le trio Maria Bayo/René jacobs/Herbert Wernicke, voici cette Elena plus voluptueuse et terriblement cynique encore, où coule un vrai sens du théâtre et des situations dramatiques contrastées déjantées. Du pain béni pour les chanteurs-acteurs et les metteurs en scène. A Nantes aux côtés des interprètes déjà cités, soulignons la versatilité piquante du soprano toujours incarné de Marianna Flores (tour à tour : Erginda, la suivante d’Elena au I qui désespère de n’être pas ravie comme sa patronne ! ; Junon du Prologue et même Pollux au III, prêt à venger sa soeur Hélène) ; la vocalità elle aussi très sûre du contre ténor Christopher Lowrey à la tenue vocale et scénique irréprochable, sans omettre le Diomède et Créonte très crédibles également de Brendan Tuohy. Voilà longtemps que l’on avait pas écouté une telle distribution. La palme du trouble séduisant allant au Ménélas du contre-ténor américano coréen Kangmin Justin Kim qui joue très habilement de sa silhouette gracile et souple, de sa voix androgyne pour incarner le Ménélas le mieux efféminé qu’on ait jamais vu. De telle sorte que le désir de Pirithoüs s’en trouve ô combien légitime.

Tout cela compose un spectacle captivant de bout en bout, dont on aurait parfois aimé un continuo plus nuancé et subtilement lascif, quoique continûment expressif (ce n’est pas Leonardo Garcia Alarcon qui dirige ce soir mais Monica Pustilnik) et judicieusement caractérisé (le clavecin-luth toujours lié aux rôles d’Elena et de Menelao). La mise en scène en forme d’arène insiste sur la conception d’un théâtre de confrontation et d’opposition d’autant plus légitime que le livret dans la première partie souligne l’éloge du larcin, de la tromperie, de la fraude, actes familiers du duo Thésée/Pirithoüs, parfaits bandits-escrocs des coeurs.

On savait que l’opéra vénitien du XVIIè marquait un premier âge d’or du genre : la preuve en est clairement donnée ce soir à Nantes. Prochaines représentations à Angers vendredi 14 (20h) et dimanche 16 novembre 2014 (14h30). Incontournable.

Nantes. Théâtre Graslin, le 8 novembre 2014. Cavalli : Elena. Dramma per musica, en un prologue et trois actes. Livret de Nicolò Minato sur un argument de Giovanni Faustini. Créé au Teatro San Cassiano de Venise, le 26 décembre 1659.

Monica Pustilnik, direction musicale
Jean-Yves Ruf, mise en scène

avec

Giulia Semenzato, Elena et Venere
Kangmin Justin Kim, Menelao
Fernando Guimarães, Teseo
Gaia Petrone, Ippolita et Pallade
Carlo Vistoli (Nantes)
& Rodrigo Ferreira (Angers), Peritoo
Emiliano Gonzalez Toro, Iro
Anna Reinhold, Menesteo et La Pace
Krzysztof Baczyk, Tindaro et Nettuno
Mariana Flores, Erginda, Giunone et Castore
Milena Storti, Eurite et La Verita
Brendan Tuohy, Diomede et Creonte
Christopher Lowrey, Euripilo, La Discordia et Polluce
Job Tomé, Antiloco

Cappella Mediterranea

Illustrations : Jeff Rabillon © Angers Nantes Opéra 2014

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