vendredi 29 mars 2024

Compte rendu, opéra. Avignon, Opéra. Le 15 février 2015. Puccini : La Bohème. Balàzs Kocsàr, direction.

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L’œuvre. « La bohème », c’est ainsi que les bourgeois dénommaient ces jeunes gens, artistes ou aux prétentions artistiques, désargentés, menant une vie non conformiste hors des normes, des conventions sociales rigides. D’ailleurs, aujourd’hui, plaisamment, le terme « bobo » qualifie des « bourgeois bohème », vivant ou affectant une liberté de mœurs qui contredit la rigidité généralement attribuée à leur classe.

Sans vertiges véristes
TOURS : nouveau Trittico, 1918 par Jean-Yves Ossonce
L’action se déroule à Paris vers 1840, donc une décennie après les « Trois glorieuses », les trois journées révolutionnaires qui ont chassé du trône le stupide roi Charles X de la Restauration monarchique, qui, voulant anéantir les conquêtes de la Révolution encore chaude de 1789, prétendait imposer la censure de la presse, entre autres mesures contre-révolutionnaires. C’est donc dans un Paris juvénile et bouillonnant, au romantisme exacerbé, que nous faisons la connaissance de quatre jeunes gens qui partagent une pauvre et glaciale mansarde parisienne : Rodolfo, Marcello, (Rodolphe et Marcel en français, poète et peintre respectivement), Schaunard, le musicien, et Colline le philosophe, les quatre garçons sinon dans le vent, dans les courants d’air, sans le sou qui ne peuvent plus payer le loyer. Peu importe, l’embobinant, enrobant de bonnes paroles et imbibant d’alcool leur logeur venu réclamer son dû, trois d’entre eux courent vite dépenser un petite pécule reçu miraculeusement et attendent Rodolphe qui s’attarde pour finir un travail, au célèbre café Momus, près du Louvre et non au Quartier latin rive gauche.
Survient une fragile et jolie voisine, la « grisette » Mimi, demandant du feu pour sa bougie éteinte. Sa chandelle rallumée, elle s’éteint d’un courant d’air ou elle l’éteint elle-même pour le plaisir de rester avec le poète ; elle perd ses clés et tous deux, à quatre pattes, la recherchent dans l’ombre. Leurs mains se touchent et, malgré la froideur («Que cette main est froide, laissez-moi la réchauffer…) de cette main, c’est la flamme de l’amour qui les embrase. Chacun se définit, Rodolphe comme poète et Mimi, dans un adorable récit lyrique, se raconte : elle est brodeuse, des fleurs sans parfum, mais les fleurs de sa mansarde sont sa coquetterie lorsque arrive le beau temps.
C’est la mythologie et la martyrologie de l’œuvre puisque Mimi mourra phtisique, mal peu romantique du temps, comme la « traviata » Violetta , en ayant quelque peu expérimenté également le confort de se faire entretenir par un riche vicomte.

Faux réalisme de faux déclassés
On classe abusivement La Bohème dans le courant « vériste » de l’opéra italien de son temps. Je l’ai déjà dit, cela se discute : le naturalisme est impossible dans l’opéra où les gens ne parlent pas mais chantent, surtout en vers. Le vérisme n’est qu’une convention artistique de choix de sujets proches du quotidien, d’un style de chant, le seul réalisme est celui des sentiments, comme d’ailleurs l’exprimait Puccini lui-même.
D’ailleurs, à part la belle scène de jeu et de séduction entre Mimi et Rodolphe, où leurs mains se cherchent en feignant de chercher les clés dans le noir, comment croire, malgré l’exaltation née du désir et du contact, à l’explosion immédiate de leur amour clamé et déclamé, comment faire crédit au galopant « Je suis à toi !» à un Rodolphe connu un quart d’heure avant ? Nous sommes dans le pacte théâtral qui accélère le temps, qui le raccourcit pour ne pas s’installer dans la durée de la démonstration. Quant aux protagonistes, ces jeunes artistes en attente de célébrité, le poète (Rodolfo), le peintre (Marcello), le philosophe (Colline) et le musicien (Schaunard) partageant cette misérable mais pittoresque mansarde, comment croire au réalisme social et psychologique de ce « panel » trop délibérément représentatif ? Et brûler allègrement sa pièce de théâtre comme Rodolphe ou son dernier tableau comme Marcel juste pour faire du feu et des phrases enflammées, qui peut souscrire au réalisme de la scène ? C’est pratiquement du théâtre dans le théâtre : un jeu dans le jeu. Et le si pauvre Rodolphe glacé et mort de faim offrant à Mimi, dès la scène immédiate de Momus, un béguin, un bonnet et, apparemment d’autres babioles ?
Pour ces faux déclassés, il est clair, hier comme aujourd’hui, pour ces fils de bourgeois qui peuvent se permettre de ne pas travailler pour vivre la vie d’artiste sinon encore vivre de leur art, « la bohème », la misère en passant n’est que les grandes vacances d’enfants gâtés : un luxe de nantis. La seule vraie prolétaire, c’est Mimi la brodeuse, la cousette, la grisette, et sans doute modèle posant nue, Musette, petite muse et amusette, de ces messieurs bien en parenthèses artistiques d’une vie dont on sent qu’elle rentrera dans le rang alors que l’une, phtisique, meurt, et que l’autre, ses appas fanés, sombrera probablement dans la prostitution.
Le seul vérisme, disait Puccini, c’est celui des sentiments. En effet, vérisme ou pas comment n’être pas émus par le destin de Mimi et sa mort ? Entourée de ses amis, elle revient mourir dans la mansarde des temps pauvres mais heureux. Au-delà des clichés d’une misère pittoresque, on touche là, on est touché, par la vérité inéluctable du lieu commun : la fosse commune.

Réalisation
L’un des mérites de la mise en scène de Nadine Duffaut, c’est d’avoir « déréalisé » ce réalisme extérieur de pacotille, d’avoir allégé l’œuvre des oripeaux, des vestiges d’un vérisme vermoulu devenu folklore, pour faire place à la vérité, même théâtrale, des personnages, des situations, des sentiments, de la musique dans sa pureté. L’épure justement : l’extraordinaire scénographie d’Emmanuelle Favre, qui déroute d’abord par un abord abstrait de décor de film expressionniste, grands panneaux, formes géométriques pures, triangles, rectangles, inclinés, en équilibre instable de monde menaçant, aux angles acérés comme lames ou couperet imminent ou immanent de justice révolutionnaire sur une injuste société grise, mais grise aussi d’alcool, replète et discrète bourgeoisie à l’austère et sobre apparence, apparemment digne dans ses costumes stricts (Kristina Berzenyi), qui réfèrent peut-être autant aux révolutions de 1830, 1848, qu’a la proche Commune : révoltes des jeunes contre les gérontes nantis et profiteurs. Dans la scène du café Momus, un drapeau tricolore (après le drapeau blanc monarchiste qu’avait voulu imposer à nouveau Charles X), une possible silhouette fugitive de Gavroche, de rapides feuillets rouges, autant de signes discrets d’une agitation que le défilé militaire, étrange et inquiétante parade de l’ordre bourgeois en plein Quartier latin bouillonnant un soir de Noël, ne parviendra pas à mater. Un furtif petit marmiton, espérant un jouet de Parpignol comme les petits bourgeois, est vite rattrapé et ramené à la réalité et nécessité de faire bouillir la marmite des autres pour aider à nourrir la sienne, de la famille : une rapide signature de Nadine Duffaut que ce regard attendri et lucide sur une réalité toujours occulte de l’opéra, art bourgeois par excellence.
Dans des lumières oppressantes mais poétiques de Philippe Grosperrin, le décor tourne avec fluidité, sans solution de continuité, passant de la mansarde au café, à la place, à la barrière Denfer de l’octroi. Ici, pas de flocons « réalistes », pléonastiques, pour dire le froid : nous en avons, visuellement, à frissonner, le « ressenti » dans cette femme chancelante, mal réchauffée sans doute par la flamme glacée de l’absinthe, sous les coups de l’ « assommoir » de de Zola ou de Degas, ces gens qui courbent les épaules, ces couples en goguette, éméchés, où l’homme tente de protéger d’un bras la femme et, en transparence et cruel contraste, la magnifique scène picturale étagée du restaurant chaud, aux chaleureuses couleurs, où chante et danse Musette pour amuser le public.
Là, oui, on tremble de la solitude glacée de Mimi.

Interprétation. Encore une fois, on ne peut qu’applaudir la cohésion à la fois vocale et interprétative de ces chanteurs bien dirigés scéniquement et lyriquement, avec, cependant le regret que le chef Balàzs Kocsàr ait eu parfois la baguette un peu lourde, forçant le plateau à forcer la voix dans cette musique qui ravissait Debussy.
Les chœurs (Aurore Marchand), présents à l’acte II, chantent justement le chahut et l’on aime la maîtrise des enfants (Florence Goyon-Pogemberg), dont le petit soliste, qu’on ne force pas à chanter juste : cela sonne joliment naturel sinon naturaliste. Tous les personnages sont choisis avec soin, les silhouettes du vendeur ambulant Gentin Ngjela, du douanier Jean-François Baron, du sergent Xavier Seince, le Benoît de Lionel Peintre, poursuivant poursuivi par les bohèmes, et persécuté par sa femme, le Parpignol de Patrice Laulan, assailli par la nuée d’enfants. Francis Dudziak campe un élégant Alcindoro dépassé par sa diva de Musette scandaleuse.
Le quatuor des artistes est remarquable de cohésion vocale et musicale : Yann Toussaint est un Schaunard dont on déplore le peu d’espace que laisse la partition au musicien du groupe. Dans son funèbre et laconique adieu à son manteau, en Colline, Ugo Guagliardo, malgré un départ rapide de la première mesure, déploie un beau tissu sombre de basse veloutée. Mais, sans grand air, dans une conversation musicale continue, Lionel Lhote, impose une Marcello de chaleureux et sonore baryton, large, persuasif. Le rôle piquant de Musetta, coquette craquante, à croquer, Cristina Pasaroiu le gratifie d’un timbre fruité, au petit vibrato voluptueux, plus provocante que caressante avec les hommes bien sûr, qu’elle fait marcher à la baguette en public ou, qui sait, à la cravache dans l’intimité comme le malheureux Alcindoro, mais elle est émouvante dans sa prière pour sauver Mimi. Celle-ci, c’est la jolie et flexible Brigitta Kele, tendre et moelleuse voix, aisée, délicate. Audacieuse grisette éteignant elle-même sa chandelle pour avoir le prétexte de demander le secours de l’aimable jeune voisin, elle sait être timide ou le jouer, crédible malade car non défigurée par une énorme voix. Face à cette fleur délicate, Florian Laconi, qu’on ne cesse de découvrir, est un Rodolfo puissant, déployant toute la séduction d’un ténor lirico spinto, voix égale sur tout son registre et capable de la même force sur toute l’échelle abusant peut-être de sa facilité dans le forte, mais émouvant, emportant tout sur son souffle, remportant tous les suffrages.
Une nouvelle production de La Bohème qui justifie, finalement, des retrouvailles avec cette œuvre si vue et entendue qu’on résiste parfois à la revoir et entendre.

Puccini : LA BOHÈME (1896)
« Scènes lyriques en quatre tableaux », musique de Giacomo Puccini,
livret de Luigi Illica et Giuseppe Giacosa,
d’après le roman d’Henry Murger Scènes de la vie de bohème (1851)
et de son adaptation théâtrale La vie de bohème.
Opéra Grand Avignon, le 15 février 2015.

Opéra Grand Avignon
La Bohème de Puccini,
15 et 17 février
Nouvelle production
Sous L’égide du Club Soroptimist International
 et au profit du programme « Education des filles et Leader Cheap »
Orchestre Régional Avignon-Provence
Chœurs et Maîtrise de l’Opéra Grand Avignon
Sous la direction de Balàzs Kocsàr.
Mise en scène : Nadine Duffaut ; décors : Emmanuelle Favre ; costumes : Kristina Berzenyi (et participation de Katia Duflot) ; lumières : Philippe Grosperrin.

Distribution
Brigitta Kele : Mimi ; Cristina Pasaroiu : Musette.
Florian Laconi : Rodolfo ; Lionel Lhote : Marcello ; Yann Toussaint : Schaunard ; Ugo Guagliardo : Colline ; Patrice Laulan : Parpignol ; Benoît : Lionel Peintre ; Francis Dudziak : Alcindoro ; le sergent : Xavier Seince ; le douanier : Jean-François Baron ; vendeur ambulant : Gentin Ngela.

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