jeudi 18 avril 2024

Compte-rendu critique, salle Gaveau, Paris. 27 mars 2018. récital Ivo Pogorelich, piano. 

A lire aussi

595d0eb5c2d84Compte-rendu critique, salle Gaveau, Paris. 27 mars 2018. récital Ivo Pogorelich, piano.  Venir écouter Ivo Pogorelich naît d’une démarche, qui peut relever de la quête d’un graal musical dont on forme le vœu qu’il apparaîtra, puissant et grandiose, comme un vestige intact surgi de ruines, à l’instant le plus imprévisible. Oh ce ne sont pas les compositeurs, les œuvres – ce soir du 27 mars à la salle Gaveau, on venait entendre de Mozart sa Fantaisie en do mineur, la sonate Appassionata de Beethoven, la troisième ballade de Chopin, des études d’exécution transcendante de Liszt et enfin la Valse de Ravel, bref du connu, et oserions-nous dire « la monnaie courante » du répertoire pianistique – mais ce sont leur métamorphose, leur transfiguration au sens christique du terme, bien que souvent inversé, qui interpèlent, parfois révulsent, ou a contrario forcent l’admiration. Venir écouter ce musicien, c’est accepter d’être dérouté de son écoute, des codes, c’est accepter la déstabilisation elle-même, l’inconfort, et une autre temporalité, c’est s’attendre à basculer dans un autre monde que celui légué, a priori, par les compositeurs: le Nirvâna d’Ivo Pogorelich.

<
 

Le Nirvâna d’Ivo Pogorelich

 

 

Dans la pénombre, la silhouette du pianiste s’avance en ombre chinoise sur le fond blanc de la scène. On distingue à peine son visage. Il joue partitions sous les yeux, mais que voit-il d’elles, du clavier lui-même? Sans doute nous voit-il…Fantaisie en do mineur K475 de Mozart. Les avis sont partagés, comme toujours, et les débats animeront l’entracte. Une autre temporalité disions-nous. Oui, ici, avec Mozart. Les premières notes dans le grave, semblent provenir d’une caverne et contrastent avec les accords grêles qui les ponctuent. Puis le thème avance lentement dans une courbe ample, d’une beauté hors du temps, dans la longueur du son. Peut-être ici n’est-ce pas Mozart, mais en revanche quel musicien! Il nous impose la lenteur: lâchez prise avec votre propre énergie, votre volonté, et laissez-vous couler dans le corps musicien de ce pianiste, dans son rythme intérieur…l’expérience commence, et elle n’est pas seulement musicale. Pogorelich découd cette Fantaisie pour en accentuer davantage son opératique dramaturgie, nous y plonge mais en nous perdant dans ses circonvolutions.

Difficile de discerner l’architecture du premier mouvement Allegro assai de la sonate opus 57 de Beethoven. Très contenu, il progresse comme habité de doutes, se cogne à des murs invisibles. Le pianiste fait saillir à l’obsession les note tonique et dominante dans l’Andante con moto, cassant toute fluidité, créant une espèce de bancal ostinato. Et puis arrive le final. Voici qu’il nous aspire dans des tréfonds, par les basses qu’il creuse et noircit toujours davantage, les doubles croches dans l’aigu ne devenant plus que les fantômes d’elles-mêmes. Le presto se mue en un tourbillon macabre et plombé. L’ensemble est saisissant, tiendrait presque du génie. Pogorelich joue un anti-Beethoven, qui ne serait pas attiré par les étoiles, qui ne s’élèverait pas vers la lumière, toujours plus haut dans le ciel tel un aigle, mais qui s’enfoncerait toujours plus bas, aimanté par des ténèbres abyssales,Thanatos versus Hélios.

La deuxième partie du programme commence avec une troisième Ballade de Chopin opus 47 décantée et lente à l’extrême. Il lui manque d’emblée la tendre ardeur, « l’heureuse expansion d’un bonheur juvénile » selon les commentaires de Cortot. Dans cette retenue, elle apparaît figée, morcelée. Il faut attendre la dernière page de l’œuvre pour entendre soudain un élan, une exaltation qui prend une allure de folie tragique. Les trois études d’exécution transcendante de Liszt, Allegro Agitato (n°10), Feux Follets (n°5) et WildeJagd (n°8), apportent enfin le lyrisme, le souffle – la vie en somme – et l’ivresse de la virtuosité extrême. La dernière s’achève dans un sentiment dramatique sublime et bouleversant.

De la valse, que reste-t-il dans celle de Ravel? Démontée, c’est à peine si on en distingue les lambeaux épars. Les hémioles caractéristiques du rythme ne sont plus que relents. La Valse se désagrège, se déglingue même par moments, et dans cette mise en pièces, Pogorelich réussit le prodige d’en restituer l’atmosphère. Dans le grave du clavier ce sont les ombres de fantômes qui se meuvent et nous frôlent, nous tiennent enlisés dans les entrailles visqueuses d’un monde d’au-delà, trouble et morbide (les glissendi embourbent tant ils sont ralentis). De cette gangue informe s’élève le tourbillon final, venu de loin, très loin, comme une pulsion effroyable, et la Valse se fracasse dans une tension inouïe, médusant le public, sous le choc.

Compte-rendu critique, salle Gaveau, Paris. 27 mars 2018. récital Ivo Pogorelich, piano.

- Sponsorisé -
- Sponsorisé -
Derniers articles

OPÉRA GRAND AVIGNON. VERDI : Luisa Miller, les 17 et 19 mai 2024. Axelle Fanyo, Azer Zada, Evez Abdulla… Frédéric Roels / Franck Chastrusse...

Malentendu, quiproquos, contretemps… Luisa Miller puise sa force dramatique dans son action sombre et amère ; la tragédie aurait...
- Espace publicitaire -spot_img

Découvrez d'autres articles similaires

- Espace publicitaire -spot_img