jeudi 28 mars 2024

Compte rendu critique, opéra. LYON, le 19 mai 2018. Alexander RASKATOV, GerMANIA, Orch de l’Opéra de Lyon, Alejo Pérez.

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Jean-François Lattarico
Jean-François Lattarico
Professeur de littérature et civilisation italiennes à l’Université Lyon 3 Jean Moulin. Spécialiste de littérature, de rhétorique et de l’opéra des 17 e et 18 e siècles. Il a publié de Busenello l’édition de ses livrets, Delle ore ociose/Les fruits de l’oisiveté (Paris, Garnier, 2016), et plus récemment un ouvrage sur les animaux à l’opéra (Le chant des bêtes. Essai sur l’animalité à l’opéra, Paris, Garnier, 2019), ainsi qu’une épopée héroïco-comique, La Pangolinéide ou les métamorphoses de Covid (Paris, Van Dieren Editeur, 2020. Il prépare actuellement un ouvrage sur l’opéra vénitien.

Compte rendu critique, opéra. LYON, le 19 mai 2018. Alexander RASKATOV : GerMANIA, Orchestre de l’opéra de Lyon, Alejo Pérez. On attendait avec impatience le second opus lyrique d’Alexander Raskatov, après le magistral Cœur de chien, créé à Amsterdam en 2010 et repris à l’opéra de Lyon en 2014. L’attente a été largement comblée : rarement un spectacle aura réussi une telle osmose entre la musique, le texte, les chanteurs, la scénographie et l’orchestre. Soirée mémorable pour la création d’un incroyable chef-d’œuvre.

 

 

 

germania-1500

 

 

Une création mondiale déjà classique

C’est un opéra sur la terreur et sur les totalitarismes. Raskatov s’inspire de deux pièces d’Heiner Müller pour bâtir un livret qui refuse la linéarité de la narration, rendue impossible par la masse des personnages (une quarantaine), et qui privilégie à l’inverse la poétique fragment en faisant alterner sans entracte de courtes scènes, intenses, crues, dramatiquement puissantes.

Aux côtés de Staline et Hitler, et des autres figures historiques (Goebbels, Ulbricht, Brecht, Gagarine, etc.), une foule d’anonymes (les trois veuves, des soldats, des prisonniers) et de figures allégoriques (le Géant rose), et en conséquence une absence assumée de réels protagonistes. Avec cette suite de scènes dramatiques (une dizaine en tout, répartie sur deux actes relativement brefs), Raskatov a composé une fresque monumentale, drôle,
sarcastique et terrifiante (les scènes crues ne manquent pas : meurtres,
viols, cadavre de soldat éviscéré, etc.), jubilatoire et émouvante qui
marquera durablement les esprits. Tissée de citations et références
multiples à Mozart, Wagner et au jazz, la partition opulente se pare de
sonorités fracassantes (percussions) et intrigantes (guitare électrique
et célesta, la musique semble parfois « feuler »), l’œuvre s’achève sur
un bouleversant Auschwitz Requiem murmurant en quatre langues (hébreux,
allemand, français, russe) les mots attribués à Gagarine : « Sombre est
l’espace, très sombre ».
Sur scène un décor quasi unique (magnifique réalisation de Magda Willi),
sorte de rocher mouvant recouvert de tissus plissés, censé figurer tout
à la fois le mur de Berlin, le Kremlin assiégé, la bataille de
Stalingrad, le château de Parchim ou la chancellerie d’Hitler. Les corps
rampants des soldats blessés qui se lèvent péniblement donnent l’étrange
sensation d’une humanité réduite à une pure animalité qui aurait perdu
l’usage de la parole : le chant confine au cri, à une forme de
primitivisme du son (les pépiements proprement hallucinants d’une des
trois veuves qui dilate les mots au point de leur ôter toute
signification particulière), dans une sorte d’expressionnisme tendu à
l’extrême, magnifié par les lumières tranchantes de Carsten Sander et
les vidéos percutantes de Will Duke.

Le choix dramaturgique de John Fulljames se révèle particulièrement efficace pour illustrer cette pathologie du pouvoir consubstantielle au XXe siècle que symbolise les deux figures historiques d’Hitler et de Staline, pantins pathétiques incapables de maîtriser leurs passions, deux faces équivalentes d’une même médaille totalitaire. Mais la
réussite tient aussi à la formidable distribution réunie pour cet opéra
hors norme qui balaye tout le spectre des tessitures, du « ténor bouffe
hystérique » qu’incarne le Hitler impressionnant de James Kryshak, le
ténor suraigu de Karl Laquit (le Géant rose), la basse caverneuse de
Gennadii Bezzubenkov (Staline), ou celles des trois veuves vocalement
différenciées : de la soprano colorature (Sophie Desmars), à la soprano
dramatique (Elena Vassilieva) en passant par la contralto d’airain de
Mairam Sokolova. Tous les interprètes mériteraient d’être cités, avec
une mention spéciale pour la direction roborative d’Alejo Pérez. Une
claque qui laisse des traces longtemps après le baisser de rideau.

 

 

 

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Compte-rendu. Lyon, Opéra de Lyon, Alexander Raskatov, GerMANIA, 19 mai
2018.  Sophie Demars (Dame I, Femme du prisonnier allemand), Elena
Vassilieva (Dame 2, Anna et Frau Weigel), Mairam Sokolova (Dame 3 et
Frau Kilian), Andrew Watts (Soldat allemand 3, Cremer et Voix du
garçon), Karl Laquit (Géant rose), James Kryshak (Hitler), Alexandre
Pradier (Soldat allemand 2, Lieutenant et Criminel russe 1), Michael
Gniffke (Thälmann, Soldat allemand I et Trübner), Boram Kim (Officier
allemand I, Capitaine et prisonnier allemand), Ville Rusanen (Ulbricht,
Officier allemand 2, Général, Goebbels, Criminel russe 2 et Voix du
poète), Piotr Micinski (Soldat russe I, SS et Kapo), Timothy Murphy
(Soldat russe 2 et Travailleur 2), Gennadii Bezzubenkov (Staline,
Travailleur I et Voix de Gagarine), Didier Roussel (Soldat russe 3 et
Haut-parleur I), Brian Bruce (Haut-parleur 2), Gaëtan Guilmin (Fugitif
et Rattenhuber), John Fulljames (mise en scène), Magda Willi (décors),
Wojiciech Dziedzic (costumes), Carsten Sander (lumières), Will Duke
(vidéo), Karine Locatelli (Chef des chœurs), Orchestre de l’opéra de
Lyon, Alejo Pérez (direction). Icono : © C Fohlen

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