Compte-rendu, concert. 38ème Festival de la Roque d’Anthéron, le 12 août 2018. Mompou. Schumann. Grieg. Barber. Tchaïkovski. Rachmaninov. Chopin. Daniil Trifonov. Je dois reconnaître que je ne m’attendais pas à ce choc. Les petits génies à la technique transcendantale et poulains des grandes maisons de disque il y en a et il y en aura d’autres, et je ne me laisse pas impressionner par les succès publics de quelques autres russes, asiatiques, ou américains. Le niveau technique ne cesse de monter et les plus jeunes s’emparent avec brio des œuvres les plus difficiles dès leur arrivée dans la cour des grands. La musique en sa poésie n’est pas forcement au rendez vous. Mais Daniil Trifonov est d’une tout autre trempe et j’ai été absolument bouleversé par la rencontre avec ce jeune homme jouant si bien du piano. Son entrée en scène est sidérante de calme et de puissance personnelle. Bien dans son corps et d’une marche belle et simple, il s’installe au piano. Barbe généreuse et chevelure au vent, il a une allure à la fois très romantique et celle qui évoque un prophète.
Encore plus incroyable que sa renommée…
Daniil Trifonov en fulgurance à La Roque
Le programme de son concert est connu : c’est celui de son dernier enregistrement (très promu) par Deutsche Grammophon avec clip vidéo, séances photos et utilisation publicitaire large. L’intelligence du programme associant des hommages à Chopin et d’une grande œuvre du maître polonais (plusieurs dans les cd) est très convaincante. Ce soir après les hommages des plus grands, c’est la deuxième sonate de Chopin, celle qui contient la Marche Funèbre, qui va nous émouvoir.
Plutôt que de détailler le programme facilement retrouvé sur son CD pour la première partie et qui peut s’écouter sur France-Musique je vais, pour cet artiste exceptionnel, faire une chronique inhabituelle.
Je voudrai dire combien je souscris avec respect à l’avis de Marta Argerich qui lui reconnaît une technique hors du commun. Les entendre dans la sonate à deux pianos de Mozart dans un tempo de folie ne permet pas de savoir qui joue quoi tant les deux artistes sont capables de s’imiter à la perfection, c’est dire…
Je rajouterai que cet artiste a tout, absolument tout ce qui peut se rêver pour un pianiste. D’abord ce qui est remarquable, ce sont ses doigts qui semblent avoir une connexion spéciale avec les touches du piano. Ce qui rend son jeu d’une précision incroyable et d’une luminosité éclatante. Chaque doigt sait comment et quand aller à la rencontre de la touche et y chercher le son rêvé par l’interprète. Je n’ai jamais entendu ni vu de jeu aussi précis, quelque soit la vitesse.
Les mains de Daniil Trifonov sont grandes et puissantes mais surtout belles. Elles sont capables de se dissocier pour équilibrer à volonté entre les basses et le dessus dans la plus rare des musicalités subtiles. Les nuances sont creusées dans une infinité de niveaux. Jamais les forte terribles ne sont violents ou durs. Pourtant quelle puissance dans les graves, j’ai cru dans la marche funèbre qu’il ouvrait des jeux d’orgue.
Comment un piano arrive-t-il à sonner ainsi dans les graves ? Les aigus peuvent être diaphanes, sonner comme des clochettes, fuser et planer haut sans limites perçues. Les accents peuvent avoir une acuité de scanner mais ce sont surtout les phrasés qui sont subtilement jouées jusqu’à leur fond. Le legato de chanteur belcantiste est hallucinant dans la partie médiane de la marche funèbre. Comment peut il créer ce legato si soutenu, amené au bout de la phrase sans faiblir et dans un tempo si retenu ? Comment crée-t-il cette sonorité pleine et belle et dans ce style si noble ? Il est dit par son élève, Wilhelm von Lenz, que seul Chopin dans cette sonate chantait comme le grand Rubini. Je comparerai ce que fait Daniil Trifonov à la chaleur et la beauté du timbre de Pavarotti, dans la tenue stylistique d’un Juan Diego Flores avec la culture d’un Nicolai Gedda. Comment fait-t-il chanter les graves comme un orgue ? Planer le chant aigu si haut ? Et ce tempo lent soutenu sans faiblir et sans lasser ? La poésie ineffable, mais certaine car ressentie, dans ce passage central de la Marche Funèbre, est bouleversante. Nous en arrivons donc à constater combien cet artiste a de cœur et comment il touche au cœur son auditeur presque personnellement. Voici donc le poète attendu parmi les pianistes.
Moins pudiquement nous rajouterons que le cœur et la poésie c’est très rare mais que plus encore Daniil Trifonov joue avec ses tripes. Son attitude initiale au clavier, dos bien droit, les bras parallèles, peut aller vers une sorte de courbure progressive de tout le corps qui s’enroule autours du clavier. Le visage ravagé par l’émotion qui vient du plus profond du corps est bien perceptible dans ces moments de quasi transe. Il y avait bien quelque chose d’un prophète dans son allure. Dans son jeu il y a quelque chose d’illuminé. Je ne voudrais pas laisser penser que le jeune homme se laisse aller et que son jeu pourrait perdre en contrôle. Non je pense ressentir qu’il accepte l’effet physique du son et la rencontre entre son vécu intérieur et le son produit par son piano. Et ce chant si plein et vibrant fait incontestablement un effet puissant sur la public, effet qui ne passe pas dans les enregistrements même live malgré leur perfection formelle. Jamais l’intellect n’est dépassé et Daniil Trifonov garde une maîtrise absolue sur tout ce qu’il fait. Le fait de jouer par cœur prouve combien il y a association entre la mémoire intellectuelle prodigieuse et celle du corps formé à la plus haute exigence technique. Beaucoup de ses enregistrements officiels sont des concerts ce qui prouve bien combien la perfection technique est toujours présente.
Enfin l’artiste sublime est plein de malice car à la fin de la première partie son petit sourire de contentement laissait deviner en réponse aux applaudissements que nous n’avions encore ni tout vu ni tout entendu…
Disons-le, il avait bien raison car en deuxième partie, la sonate Funèbre par Daniil Trifonov devient l’œuvre la plus émouvante de Chopin que j’ai jamais entendue en concert.
Après un récital particulièrement intense le prodigieux interprète offre au public en folie un bis dans une fraicheur incroyable et des sourires radieux. Daniil Trifonov est encore plus extraordinaire que la légende qui l’entoure. C’est un génie musical au piano !
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Compte-rendu, concert. 38 iéme Festival de la Roque d’Anthéron. Parc du Château de Florans, le 12 août 2018. Federico Mompou (1893-1987) : Variations sur un thème de Chopin ; Robert Schumann (1810-1857) : Chopin, extrait du Carnaval op.9 ; Edward Grieg (1843-1907) : Hommage à Chopin, extrait de Sept Impressions op.73 ; Samuel Barber (1910-1981) : Nocturne op.33 (Hommage à John Field) ; Piotr Illich Tchaïkovski (1840-1893) : Un poco di Chopin, extrait de Dix-huit Pièces op.72 ; Sergueï Rachmaninov (1873-1943): Variations sur un thème de Chopin op.22 ; Frédéric Chopin (1810-1849) : Sonate n°2 en si bémol mineur op.35 « Funèbre » ; Daniil Trifonov, piano. Illustrations : © C Gremiot / La Roque d’Anthéron 2018