Compte rendu, concert. Dijon, Opéra, auditorium, le 7 avril 2018. Marathon Debussy. Philippe Cassard, piano. Comme tout festivalier, il m’est arrivé régulièrement de courir de concert en concert, le même jour, à la suite, boulimique, insatiable, sans pourtant jamais connaître l’équivalent de l’aventure à laquelle nous convie Philippe Cassard dans son marathon musical. La formule, qu’il inaugura en 1993, à Besançon, a fait le tour du monde. Auteur d’un essai remarqué en cette année de commémoration de la mort de Debussy (NDLR : LIRE ici notre critique de l’essai DEBUSSY par Philippe Cassard, Actes Sud), le pianiste offre l’intégrale de l’œuvre du compositeur pour piano seul en… quatre concerts – avec quelques pauses entre eux –, de 11h à 22h 30.
Philippe Cassard : le bonheur en partage
Les 80 pièces de Debussy sont égayées d’oeuvres en relation avec cette somme. Ainsi, depuis Bach, Rameau, Chopin, Chabrier, Grieg, ses contemporains, et des hommages inattendus (Bill Evans, Baptiste Trotignon) permettent une mise en perspective originale, esquissant les filiations. Les puristes regretteront l’usage d’un Steinway, fut-il excellent, les grincheux ergoteront sur le principe de l’intégrale, les estomacs fragiles et/ou fatigués redouteront l’indigestion, mais les musiciens sortiront comblés de cette immersion dans l’univers debussyste.
Le parcours proposé est chronologique. Nous commençons donc par les petites œuvres, délibérément plaisantes, annonciatrices de celles de la pleine maturité. A côté des Arabesques – fluides, souples, claires, la seconde vigoureuse, avec ses progressions et ses modulations – la délicate Rêverie aux harmonies déjà si debussystes, la pédale subtile, tout mériterait d’être cité, tant la moisson est riche. Mentionnons les « petites » pièces, rares au concert comme au disque (pour le « Vêtement du blessé », les Soirs illuminés par l’ardeur du charbon). Les oeuvres « étrangères », le scherzo-valse, qui conclut les Pièces pittoresques de Chabrier, tout comme un nocturne des Pièces lyriques de Grieg (que méprisait Debussy, mais dont le style n’était pas étranger à celui de ses œuvres de jeunesse) permettent de mesurer la richesse d’expression de la musique de piano des années 1880-90. De Rameau, le maître lointain, la gavotte et ses doubles prennent une vie nouvelle sous les doigts de Philippe Cassard. La gavotte est jouée avec un sens extraordinaire du style, du toucher, des lignes, des agréments que ne désavoueraient pas les clavecinistes baroques. Les doubles nous entraînent dans un tout autre univers, résolument pianistique, qui nous renvoie aux variations Corelli de Rachmaninov.
Chopin, la référence incontournable, nous offre sa berceuse en ré bémol, dont l’ostinato de la main gauche autorise cette série de variations proches de l’improvisation. Son premier prélude, quasi enchaîné à celui par lequel Bach ouvre son Clavier bien tempéré, nous porte à penser que le troisième volet ne peut-être qu’écrit par Debussy. Dans la descendance, nous allons croiser un singulier Bill Evans, émouvant et pudique (In memory of my father) et enfin Baptiste Trotignon, auquel Philippe Cassard commanda ce « prélude, une libre évocation de Monsieur Debussy ».
Revenons donc à celui auquel ces concerts rendent le plus bel hommage. Tout y est d’un réel intérêt. Les Estampes, les Images, les Préludes, les Etudes sont autant de bonheurs, chaque cycle appellerait un long commentaire. Pour ma part, s’il ne me fallait retenir qu’une œuvre – ce qui serait particulièrement frustrant – mon choix se porterait sur la prodigieuse et sensuelle « Isle joyeuse », solaire, somptueuse, euphorique. L’a-t-on mieux jouée ? Mais comment ne pas retenir les Children’s Corner (merci Chouchou !) illustrés comme jamais, avec fraîcheur, naïveté, légèreté, et un humour inaccoutumé ? L’extraordinaire Golliwog’s cake-walk renvoie à cette observation publiée par Debussy à propos de la musique américaine, qu’il découvre, « M. Sousa bat la mesure circulairement, ou bien secoue une imaginaire salade, ou balaie une invisible poussière et attrape un papillon sorti d’un tuba-contrebasse. Si la musique américaine est unique à rythmer d’indicibles « cake-walk », j’avoue que pour l’instant cela me paraît sa seule supériorité sur l’autre musique… et M. Sousa en est incontestablement le roi. » Philippe Cassard s’amuse manifestement – mieux que la plupart de ses confères – à en restituer le caractère de pochade.
Rares, voire rarissimes sont les interprètes qui ont osé des défis de même nature, qui témoignent d’une santé musicale et physique extraordinaire. Ce « marathon » procède d’une vision nourrie d’une fréquentation longue et assidue de Debussy, mais aussi éclairée par la curiosité intarissable du musicien. Philippe Cassard est un formidable pianiste, dont la technique magistrale est au service constant des œuvres auxquelles il restitue leur force, leur poésie, leur humour, avec une vie et un respect absolu des indications, subtiles et nombreuses, du compositeur. Il est très rare que la différence entre un double piano et un triple piano soit audible, sauf avec Philippe Cassard. Comment permettre la restitution des harmonies, avec un jeu de la pédale, sans tomber dans une sorte de sfumato, trompe l’oreille ? Le pianiste a atteint la pleine maturité. Le travail renouvelé, bannissant toute routine, approfondi, lui permet de donner à chaque pièce son éclairage, sa subtilité, son originalité, dans une perspective globale. Le toucher, la frappe donnent au son sa couleur ; à la ligne son galbe, à la progression sa vigueur. La clarté des plans est une constante, y compris dans ces passages où les harmonies peuvent être source de confusion. Vérité et beauté se conjuguent sous ses doigts.
Philippe Cassard aime les gens, ceux – invisibles, pour Notes d’un traducteur – auxquels il donne les clés leur permettant d’accéder aux joies musicales les plus profondes, sans condescendance ni pédanterie, mais aussi ceux dont il croise le regard au concert. Loin des monstres sacrés, son humilité, sa gentillesse sont sans pareilles. Un Sempé qui aurait pleinement réussi sa carrière de musicien, pour notre plus grand bonheur (lisez « Musiques », du dessinateur, et vous comprendrez !).
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Compte rendu, concert. Dijon, Opéra, auditorium, le 7 avril 2018. Marathon Debussy. Philippe Cassard, piano.