vendredi 19 avril 2024

Christoph Willibald Gluck: Orphée et Eurydice, Alceste John Eliot Gardiner, Robert Wilson (2 dvd, Emi Classics, 1999)

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Gluck épuré

En rééditant au dvd les deux productions événements de l’ère Jean-Pierre Brossmann au Châtelet à Paris, représenté en 1999, -il y a déjà 10 ans-, Emi Classics souligne la justesse de lectures aussi léchées qu’épurées. Le duo Gardiner/Wilson souligne dans le théâtre « réformé » du sieur Gluck, sa maîtrise formelle, son obsession de la simplicité expressive, en un mot, sa vérité. Le spectacle découle d’une réflexion aboutie des notions d’espace et de lumière, toutes inféodées à la parfaite lisibilité du drame tragique. Les uns ont crié à l’exacerbation d’un système dénaturant la sobriété de Gluck; les autres se sont extasié sur la cohérence de la totalité exemplaire ainsi ressuscitée. Défi relevé grâce à l’esthétisme efficace du grand « Bob », en complicité avec la baguette ciselée de Gardiner, qui soigne le rapport, solistes/orchestre/choeur. Sur la scène parisienne, renouant avec l’époque où les deux ouvrages ont été représentés à Paris après Vienne, les chanteuses retenues dans les rôles principaux, Orphée et Alceste, sont deux mezzos, douées d’articulation et de finesse linguistique (d’autant méritantes car elles ne sont pas françaises: Magdalena Kozena, Anne Sofie Von Otter), deux voix dramatiques et intelligibles, deux mezzos « baroqueuses » donc, comme lorsque Berlioz au début des années 1860, ressuscitait les 2 partitions pour être chantées par l’immense et légendaire Pauline Viardot (qui elle était même contralto). Voici le règne des tessitures graves… Plus indiquées dans la représentation des passions tragiques ?
Puissance, élévation morale, dignité et noblesse de l’action… telle une fresque antique grecque. Que demander de plus pour Gluck?


Orphée et Eurydice, 1774

On ne peut comprendre l’impact et le retentissement des rééditions au dvd des opéras de Gluck, à l’inititative d’Emi, sans rappeler l’enjeu et la genèse de chaque oeuvre, Orphée puis Alceste.
Au départ il y a d’abord, Orfeo ed Euridice (1762) créé à Vienne, en italien dont le rôle titre est chanté par un castrat. Gluck première manière (avant la reprise modifiée de la partition à Paris, 12 ans plus tard en 1774), explique déjà sa conception de l’action théâtrale: cohérence du geste dramatique avant d’être machinerie à vocalises. Epure efficace, comme une fresque archaïque grecque sans fioritures ni dilution, avec un sens de l’économie et de la grandeur, à la française. Gluck opère ainsi une synthèse entre tragédie lyrique hexagonale et opera seria lyrique, d’ascendance italienne (surtout napolitaine).
Si Orphée qui a perdu sa belle Eurydice, piquée à mort par un aspic dans les champs de Thrace, peut après avoir séduit les dieux par son chant mélodieux et grave, descendre aux Enfers (Champs Elysées) pour y retrouver et sauver son épouse, ainsi ravie à la mort, il ne peut s’empêcher de la voir avant leur retour sur terre: il la perd à nouveau pour toujours? Pas tout à fait. Le compositeur imagine Amour réunissant in fine les deux amoureux séparés.
Gluck s’associe pour son Orfeo au poète de la cour Ranieri de Calzabigi, avec qui il devait encore écrire Alceste (1767), Pâris et Hélène (1770) et Iphigénie en Aulide (1774). Ensemble, ils créent une scène de plus en plus austère, tendue, « droite » c’est à dire seulement inféodée à la nécessité dramatique, évitant les caprices délirants des vedettes du chant. L’évolution est d’importance car le chanteur jusque là souverain doit se soumettre à la direction du compositeur. On sait combien Gluck pouvait se montrer directif à l’endroit des chanteurs, pendant les répétitions parisiennes, réclamant d’être acteurs vraisemblables avant d’être des virtuoses artificiels. Plus de récitatifs seccos (mais accompagnés), orchestre préservé, d’une force dramatique nouvelle. A Paris, Gluck réécrit le rôle titre pour un ténor, ajoute des scènes de ballets (tradition française oblige). L’impact sera telle que Berlioz réécrit la partition pour Pauline Viardot qui chante dans sa tessiture de contralto le personnage d’Orphée en novembre 1859.

Le cycle Gluck dirigé par Gardiner au Châtelet en 1999, -année de sa réouverture, qui comprend aussi Alceste, bénéficie d’une lecture originale, sur le plan visuel, celle du plasticien (des formes et de la lumière), l’américain Robert Wilson. La mesure sans pathos débordant, ce théâtre d’ombres et de poses millimétrées, qui recherche la lisibilité solennelle et fluide des passions humaines restent mémorables. Les chorégraphies sont hiératiques et les solistes, se glissent parfaitement dans le système incisif, mordant du chef et du metteur en scène. Kozena articule, projette idéalement le texte tout en gardant une tension palpable continue. Et dans la fosse, l’Orchestre Révolutionnaire et Romantique décoche ses feux sculpturaux, soulignant le dessin tragique, l’exacerbation des sentiments sans lourdeur ni empoulement.

L’équilibre est préservé, l’intensité de la scène ressuscitée, même si parfois certaines tableaux, trop sombres, se révèlent peu lisibles au dvd.

Christoph Willibald Gluck: Orphée et Eurydice, version parisienne de 1774. Avec Magdalena Cozena (Orphée), Madeleine Bender (Eurydice), Patricia Petibon (Amour)… Orchestre révolutionnaire et romantique, Monteverdi Choir. John Eliot Gardiner, direction. Robert Wilson, mise en scène. Brian Large, réalisation


Alceste, 1776

Avant de souligner la valeur du présent témoignage parisien de 1999, replaçons la partition dans scontexte historique et musical. Après la création d’Orfeo, Alceste est une seconde étape marquante pour la réforme scénique et théâtrale défendue par Gluk, qui d’ailleurs, dans la préface de sa nouvelle oeuvre, adressée au Grand Duc de Toscane, explique sa théorie esthétique: plus de caprices vocaux mais une action dramatique resserrée, sans ornements superficiels. Simple et grandiose mais humaine et intensément émotionnelle.
Pour la Scala milanaise, Maria Callas dès 1954, comprend l’enjeu et la réussite du personnage: elle destine le personnage dès lors pour les grandes sopranos dramatiques. Alceste, avant Leonore dans Fidelio de Beethoven, incarne le génie loyal de l’épouse vertueuse et audacieuse prête à tout pour sauver son mari décédé (Admète): elle donne sa vie pour lui permettre de ressusciter. Bel exemple d’amour conjugal parfait. La force du drame, le personnage impressionnant d’Alceste, l’unité et la cohérence de l’opéra de Gluck expliquent son succès immédiat, aussitôt adulé par les témoins de la création tel Josef von Sonnenfels. Comme Orfeo, 2 versions pour Alceste: la première, viennoise en italien sur le livret de Raniero da Calzabigi, créée le 26 décembre 1767 au Burgtheater de Vienne; la seconde parisienne d’après le texte de François Lebland du Roullet, créée le 23 avril 1776 par l’Académie Royale de Musique. Berlioz fera de même que pour Orphée: il réalise une adaptation d’Alceste en 1861. Pauline Viardot, contralto, chante le rôle-tître.

Contrairement à ce qui est écrit, Alceste n’est plus une oeuvre baroque: elle est esthétiquement néoclassique, en cela liée au retour à l’antique, préconisé par les décorateurs du règne de Louis XVI et de Marie-Antoinette. Aucune virtuosité vocale si elle n’est pas utile pour le drame et son expressivité immédiate. Davantage que Orphée (version parisienne de 1774), Gluck élabore une action parfaite, emblématique de ses théories musicales, empruntes de simplicité et d’exemplarité morale. Il recherche au final à exprimer sur la scène, ce que les peintres classiques tel Nicolas Poussin, au XVIIème ont magnifiquement réalisé. L’exemple d’Alceste fait des émules en France: de Spontini (1774-1851) qui reste frappé par la représentation des deux Iphigénie et d’Alceste à l’Académie Impériale de Musique, comme en témoigne son opéra, La Vestale (1807) ouvrage impérial napoléonien, soutenu par Joséphine. Même Berlioz, gluckiste de la première heure, reconnaît en 1852 (dans Les soirées de l’orchestre) combien Spontini a su égaler l’exemple de Gluck: La Vestale est une soeur des Iphigénies et d’Alceste de Gluck. C’est dire.
Alceste attise la passion gluckiste de Berlioz (1803-1869). Ce dernier décide de devenir musicien pour la scène en écoutant et recopiant Iphigénie en Tauride. Ses Troyens furent jugés passéistes, ressuscitant l’esprit des morts grecs quand l’Europe recevait sans jamais s’en remettre, la vague wagnériste.

Pour cette Alceste de 1999, comme dans Orphée, la conception visuelle et scénique, qui touche à l’épure essentielle comme une fresque grecque archaïque là aussi, réactive tout ce qu’a d’austère et de solennelle, en une sobre monumentalité, l’ouvrage de Gluck. Anne Sofie von Otter dans le rôle-titre sait exprimer la foi inextinguible de l’épouse courageuse, maîtresse de ses sentiments et de son destin. c’est une femme forte et tendre qui accomplit une action exceptionnelle et morale. Du néo-classicisme dont nous avons parlé, Wilson souligne la géométrie signifiante, exemplaire comme un traité d’antiquité, d’où ces cubes noirs qui avancent et se meuvent dans l’espace azuréen: leur position en outre se justifie dans le flux dramatique en indiquant les personnages qui sur la scène contiennent la charge émotionnelle. Un tel principe se retrouve dans toute les mises en scène du scénographe et plasticien américain. Système !, direz vous? Plutôt: accomplissement d’une réflexion cohérente qui fonctionne dans les arcanes de ce drame gluckiste. Nous avions relevé une même beauté efficace dans sa lecture de La Femme sans ombre à Bastille.
Sur la scène du Châtelet, la version française, de la production créée en 1776, diffuse une attraction immédiate qui outre son unité plastique et visuelle, renforce l’impact du texte: un français noble, dense, resserré, à la fois chanté et déclamé qui fait palpiter les ruines antiques.

Les English Baroque Solists s’ingénient à ciseler la vision analytique mais aussi émotionnelle de Gardiner. Palmes pour les chanteurs à l’articulation exemplaire: Yann Beuron, Ludovic Tézier: ce travail de la projection demeure remarquable. Il apporte tout ce que Gluck recherche sous le système réformé: la vérité des expressions. Pari réussi. Avec Orphée et Eurydice, cette Alceste, élégante et juste, reste l’une des meilleures contributions de l’ère Jean-Pierre Brossmann au Châtelet.

Christoph Willibald Gluck: Alceste, version parisienne de 1776. Avec Anne Sofie Von Otter (Alceste), Paul groves (Admète), Dietrich Henschel (Hercules, le grand prêtre), Yann Beuron (Evandre), Ludovic Tézier (un hérault, Apollon), Hjördis Thébault (coryphée)… English Baroque Solists. John Eliot Gardiner, direction. Robert Wilson, mise en scène. Brian Large, réalisation. Enregistré à Paris, Châtelet, en 1999.

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