CD, compte rendu critique. MOVING. Pièces de Samuel Andreyev (2003-2015) : Bern Trio, Moving,… ensemble proton bern (1 cd Klarthe, 2015). Le nouveau label discographique Klarthe nous dévoile la sensibilité crépitante et très réfléchie du jeune compositeur d’origine canadienne, Samuel Andreyev. Moving est un remarquable album monographique d’un jeune compositeur à l’exigence sonore aiguë. Ses oeuvres très écrites ne cèdent en rien à l’artifice de la seule performance mais accréditent l’idée d’une modernité soucieuse de sens et de développement et de temporalité sonore. Le programme dans son ensemble est lumineux, intelligent et pour les interprètes autant que l’auditeur, d’un impact continu, exaltant. En mai et juin 2015 à Paris (Maison de Radio France), les instrumentistes de l’ensemble proton bern, sous la direction de Matthias Kuhn, enregistrent plusieurs oeuvres de Samuel Andreyev, né en 1981, rassemblant comme en un album monographique, les pièces les plus emblématiques du jeune compositeur, soit 7 compositions, de la plus ancienne PLP (2003) à Bern Trio (2015).
Composé à Paris, PLP dont les trois lettres renvoient à l’effectif lui-même (Lupophone et deux pianos) affirme dès 2003, un fort tempérament créateur, très dramatique (écrivant par séquences de 3 mn indicativement), dont la curiosité s’exprime d’abord dans le choix de l’instrument protagoniste (même si sa partie égale celle des deux pianos, mais se détache du fait même de son timbre rare : le lupophone, sorte de hautbois baryton). Andreyev construit et déconstruit la matière sonore à partir de 3 parties en apparence opposées, confrontées, vrai cheminement triple, où les deux claviers vont leur propre développement, sans pourtant perturber la voie droite et sûre du lupophone au timbre à la fois aigre et caressant (proche en cela du saxo). Toutes les résonances obtenues dans ce concert à trois voix mettent in fine en avant la fluidité chromatique, très incarnée de l’instrument ; il existe une vidéo accessible de PLP avec le même soliste, Martin Bliggenstorfer (co fondateur de l’ensemble proton bern), lupophoniste ès mérite, d’une agilité haletante. Considérée comme « injouable », la partition était restée dans les papiers de l’auteur sans perspectives réelles d’être créée, sauf en 2011 à Bern donc, grâce à l’instrumentiste précité qui recherchant une partition pour lupophone, a demandé à Andreyev d’exhumer sa partition de 2003. De plus de 10 mn, la pièce originelle est la plus longue (après La Pendule de profil, 2007), si le déroulement depuis son début semble hésiter, osciller entre des directions divergentes, la claire affirmation du lupophone, presque martelée, hurlée dans l’aigu en fin de dialogue, affirme nettement la suprématie de l’instrument à hanche sur les deux claviers.
Baptisant l’album, la 2ème partition ici jouée, Moving, remonte à 2005 : elle est jouée dans la révision récente de 2015, réécrite en partie pour l’enregistrement parisien. Le titre au double sens, de mouvement et de touchant, éclaire là encore une pièce, à la fois tendue, virtuose, et d’un esprit « cubiste », où la multitude des facettes sonores (agglomérat de timbres, accents furtifs, ruptures de rythmes…) semble imploser, diviser, multiplier l’image unitaire primitive, en une constellation de fragments épars, distincts mais toujours secrètement reliés les uns aux autres. Ce jeu millimétré, riche en interactions souterraines et filigranées fait toute la valeur d’une partition très écrite qui laisse cependant libre comme flotter à la surface du sonore, le jeu scintillant de chaque instrument. Cursif, incisif, d’une polyphonie très complexe, l’écriture de Samuel Andreyev se révèle dans cette seule pièce que l’album légitimement met en avant. Le jeu électrique, tendu, précis des interprètes préservent la qualité de la partition dans sa fugacité permanente, ses contrastes heurtés mais connectés les uns aux autres, dont le jeu collectif restitue le lien organique.
MOVING de SAMUEL ANDREYEV
fusion du fond et de la forme…
Plus feutrée et riche en coloris ténus, presque inquiétants entre étrangeté et inquiétude, comme des sons tapis dans l’ombre prêts à imploser, La pendule de profil (2007-2009), sait aussi par un sens décuplé des timbres et des combinaisons sonores, associer cor de basset, basson et cordes (alto, violoncelle et contrebasse) : le prétexte en est l’œuvre surréaliste et dadaïste de Marcel Duchamps : « La mariée mise à nue par ses célibataires, même » – où une pendule de profil indique un autre temps que celui linéaire du temps réel : perspective qui rend possible dans les champs d’un imaginaire sans limite, la perception d’une temporalité inédite. très méticuleuse, l’écriture dépasse son origine narrative littéraire, assumant totalement le déploiement d’une très riche texture sonore et instrumentale, souvent proche du murmure et de la respiration, jouant surtout sur la plénitude des timbres, en particulier dans la résolution finale, celui du cor de basset, dont la dernière note, soupirante, ténue, referme la pièce, en la repliant sur son secret.
Plus inquiétant et d’un flux continu, la pièce plus récente au titre narratif : « A propos du concert de la semaine dernière » (2013-2015), affirme une toute autre sensibilité, opposée en réalité à ce que laisserait supposer l’anecdotisme de son titre : Andreyev travaille plutôt sur la notion de climats et d’atmosphères aux modelés ténus, remarquablement calibrés ; ombres et pénombres, développant pour la première fois une écriture concertante, diaprée, résonant comme une constellation scintillante là encore, qui en dépit de la grande diversité de cette mosaïque d’identités sonores sait cultiver la transparence et la fragilité, tout un monde secret, parallèle, ouvrant sur un intimisme nouveau, inédit réellement fascinant. La fin interrompue ouvre plus grande encore le possible du mystère, celui d’un temps subrepticement dévoilé.
Apre et tendu Flex fait littéralement souffler et respirer le violon d’une agilité crépitante façonnée sur 100 notes (limite de la commande) : stimulé par la contrainte, Andreyev semble repousser toujours plus loin le spectre expressif de l’instrument sollicité : minimaliste certes, la partition est moins performance que brûlure aux éclats choisis, agencés avec un sens de l’épure indiscutable (exactement comme l’économie et le spectre sonore de Midnight audition pour alto, de 2013).
Pour nous, c’est le sommet du programme : Bern Trio (2015) est l’un de nos opus préférés ; le cycle calibré comme un triptyque épuré, concis, – parfait dans ses équilibres, diffuse sa lyre (harpe à la scordatura permettant les quarts de ton…) enveloppante, hypnotique ; impression diaphane et presque évanescente que souligne encore sur le registre tendre et plus apaisé, la couleur du hautbois d’amour. La partition est l’une des plus récentes, avec cette inclination actuelle pour l’éllipse, la concision (moins de 7 mn au total) et le repli murmuré, comme l’énoncé d’un labyrinthe secret : c’est l’une des directions de l’inspiration la plus captivante ; et pour nous, une véritable révélation. Le compositeur semble interroger la notion même de timbre, de souffle, de couleur, Autant de tempérament et d’intelligence poétique appellent l’élaboration d’une narration plus ambitieuse et de grand format (l’opéra?), que pourrait inspirer la confrontation avec un grand texte ou un drame achevé. Le compositeur semble écrire comme s’il écrivait un livre, soucieux de la ligne narrative autant que de sa réalisation sonore : cette conscience de la construction implicite et des enjeux dramatiques découlent d’une grande sensibilité pour la poésie et les textes : Andreyev a fondé une maison d’édition de poésie contemporaine… en parallèle à ses études du hautbois. Il est lui-même l’auteur d’un recueil de poésie (The Relativistic Empire, éditions Bookthug, Canada, septembre 2015).
A travers les 7 partitions jouées ici en 2015 à Paris, -jalons passionnants conçus comme des miniatures ou des haikus à déchiffer, s’affirme l’acuité d’une sensibilité très originale, dont le verbe instrumental et le sens caractérisé du développement confirment une passionnante personnalité d’aujourd’hui. Poète, hautboïste, compositeur entre les disciplines, né au Canada (à Kincardine en 1981), devenu français de cœur, se formant à Sevran puis Paris (CNSMD, dès 2003), Samuel Andreyev est une figure à suivre ; il a décroché le Prix Dutilleux (2011) puis a été nommé pensionnaire de la Casa Velasquez à Madrid (2012-2013) ; il incarne une exigence absolue opérée sur le son et le timbre, la forme et le sens expressif du développement et de la durée ; l’hautboïste maîtrise comme aucun autre la pratique instrumentale, composante structurelle de l’écriture du compositeur ; avec lui, le geste instrumental devient drame, inscrivant toutes les nuances de la digitalité de l’interprète au cœur de sa recherche comme de sa pensée musicale. Saluons le nouveau label Klarthe de s’engager à la diffusion d’une pareille sensibilité. L’album d’une absolue nouveauté, — miroir de mondes inédits, décoche logiquement le CLIC de CLASSIQUENEWS de mai et juin 2016. A découvrir et à écouter d’urgence.
CD, compte rendu critique. MOVING. 7 partitions (2003-2015) de Samuel Andreyev. Ensemble Proton Bern. Matthias Kuhn, direction. 1 cd Klarthe.