jeudi 18 avril 2024

Caluire (69). Le Radiant, le 10 mai 2011. Concert-spectacle : Gertrude Stein, L’Empire des Mots. Calliope. Régine Theodoresco, Françoise Gambey récitante, Gérard Guipont, mise en scène.

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Le rôle de l’écrivaine Gertrude Stein dans la culture française du premier XXe a été trop réduit à ses « conseils en peinture moderniste », d’ailleurs décisifs. L’Empire de ses Mots a été souligné dans un excellent spectacle qui donnait en écho, par le chœur féminin Calliope (R.Theodoresco), bien des musiques, ironiques, tendres et évocatrices du XXe. Ce spectacle sera repris le 17 juin dans l’Ain – qui fut longuement résidence de G.Stein et de son amie Alice -, pour ouvrir une exposition consacrée à l’Américaine « cubiste des lettres ».

Persienne et rose

« Rose is a rose is a rose is a rose” psalmodiait une certain Américaine. C’était du temps où certains Français s’amusaient à écrire « persienne persienne persienne persienne persienne » (Aragon) ou « gens de Saumur laissez moi dans ma saumure » (Max Jacob ? )… La Belle Epoque, en quelque sorte, d’un langage en drôle de liberté. A-t-on retrouvé, depuis, cet esprit d’aventure poétique, et cette douce dérision ? Question à laquelle on pouvait songer en écoutant-regardant le spectacle « L’Empire des mots », lui-même fruit d’une sorte de hasard bénéfique sur fond de rencontre d’une idée – célébrer l’écrivaine découvreuse picturale Gertrude Stein (1875-1946) -,d’un groupe vocal féminin (Calliope, dirigé par Régine Theodoresco), d’une disponibilité d’un duo (le metteur en scène Gérard Guipont, la comédienne Françoise Gambey), de ce spectacle en avant-première mais confié à un lieu où s’achève une aventure théâtrale (Le Radiant, à Caluire), et bien sûr de la fusion musique-texte.

Une Américaine à Paris et dans l’Ain

Nous avions déjà souligné ici la qualité du travail opéré par les jeunes femmes de Calliope, qui s’est voué à chanter la « féminitude », et sans donner dans la spécialisation contemporaine, explore en généraliste un très large éventail de chronologie, d’espace planétaire et de styles. La souplesse et la ductilité des voix, leur adaptation à des répertoires fort divergents, l’ « extrême » de la polyphonie, le raffinement de la mélodie et de l’harmonie sont impressionnantes. Leur « mentor » (mais pourrait-il exister un féminin pour ce précepteur de Télémaque ?) les conduit avec un évident plaisir d’autorité dans la complexe situation de ce qui n’est pas vraiment théâtre musical, et plutôt assemblage de kaléidoscope musical en action. Car il n’est pas si facile de « monter » puis de réaliser cette « évocation par le chant et le texte d’un personnage hors du commun », surtout dans la mesure où l’on sait qu’une large part du « travail » de Gertrude Stein, « une Américaine à Paris » (puis ailleurs en France), consistait dans une mise en relation très moderniste de la création picturale et de l’écriture « littéraire ». Un art – et une vie – sans frontières, voilà ce que montra du tout début du XXe jusqu’à sa mort en 1946, dans la capitale puis en province Gertrude Stein, modèle d’une ouverture de l’esprit et du courage pour en témoigner. Et si l’espace théâtral – sans décor autre que des rangées de chaises mobiles – de la grande salle du Radiant a ses avantages d’austérité abstraite, on se doute que la prochaine réalisation – pour une exposition en Valromey , dans le cadre géographique de l’Ain où Gertrude et son amie Alice Toklas vinrent habiter si longtemps – rendra davantage justice, par évocation, au monde de peinture qui fut la passion de G.Stein. Il faut donc rendre grâce aux musiciens et « théâtraux» réunis d’avoir permis ce voyage en compagnie de l’Américaine la moins alignée qui ait été en Belle Epoque puis Années Folles.

Fugue géographique en Valromey

Le choix des textes affirmait cette notion de patchwork, en mélangeant les écritures personnelles de Gertrude Stein – une immense et protéiforme recherche, tantôt laboratoire, tantôt presque « grand public » – et des échos de contemporains (ou quasi), parfois péri-dadaïsants (tel l’inusable « horaire journalier d’inspiration » de Satie). La diction, précise, très articulée de Françoise Gambey atteignait une vérité sans artifice ou dispersion, de nature analogue au portrait initial, si rigoureux par Picasso. Et s’inscrivait dans la mise en espace elle-même sobre que Gérard Guipont avait ménagée pour les déplacements de sa comédienne et des choristes (Ballet un rien Mécanique, à l’image des modernistes d’alors), Régine Theodoresco se réservant finalement par son style – ah les hauts talons sonnants, et directifs pour la silencieuse marche à pieds nus des chanteuses ! – un coefficient d’autonomie apparemment fantaisiste et en tout cas « spectaculaire ». Les musiques, parfois à la limite du déjanté syllabique (très grande virtuosité d’un « toujours plus vite » des chanteuses), vont aussi du côté de l’émotion (superbe citation de la soliste pour Gershwin) mais le plus souvent tournent autour du cocasse, du fantaisiste, américain ou français d’époque Stein (délicieuse fugue géographique d’Ernst Toch) ou plus contemporain (de nous), sans oublier quelques détours vers l’esprit des « métissages » fréquentés par Calliope. On est un peu perdu entre les époques et la relation avec Gertrude, en cette démarche capricante et coq-à-l’âne, mais n’est-ce pas ici règle du jeu que d’errer avec plaisir sans trop regarder les étiquettes d’appartenance ? (Dans la réalisation ultérieure en Valromey, sans doute serait-il indiqué de prévoir un temps de dialogue après le concert, qui aiderait à s’y repérer pour mieux savourer principes et modalités)…

Rose ne sait-elle pas la vie ?

On ne saurait oublier la tonalité d’amarres larguées que sut évoquer avec pudeur mais sans dissimulation le metteur en espace et futur-ex-Patron du Radiant. Car le 20e anniversaire de cette salle culturelle en périphérie lyonnaise précède aussi l’arrêt (une saison entière) pour travaux de rénovation du bâtiment, et plus discrètement la phase terminale d’action d’une Association (Berlioz) qui employait l’équipe artistique autour de Gérard Guipont. La réouverture pour 2012-13 se fera donc sans ceux qui avaient su imprimer au Radiant une exemplaire coloration d’exigence théâtrale (d’ailleurs sans provocation du côté de l’« élitisme », devenu un gros mot dans le discours de la Culture ( ?) Officielle), appuyée sur un travail persévérant en compagnie des scolaires et de leurs enseignants. Et ce départ signifie qu’une fois de plus on risque de privilégier pour mieux attirer« (le plus) grand public » un star-system de textes et d’interprétation tirant vers les délices sonnantes de l’audimat. » Rose is a rose », et aussi, chantonneraient en écho irrévérencieux Marcel Duchamp, Robert Desnos et leur créature imaginaire Rrose Sélavy : « Rr’ose, essaie là, vit. Rrose sait la vie. Rrose, est-ce, hélas, vie ? ». Espérons en toute hypothèse que cet excellent « Empire des mots » célébrant Gertrude Stein sera repris en région et hors-région, par exemple du côté rive droite ou gauche de la Seine où tant vécut et agit l’Américaine « cubiste des lettres »…

Caluire, Le Radiant, 10 mai 2011. L’Empire des Mots, spectacle Gertrude Stein. Chœur Calliope (R.Theodoresco), F. Gambey, récitante, mise en espace Gérard Guipont. Reprise pour l’ouverture de l’exposition Gertrude Stein, vendredi 17 juin 2011, 18h. Musée départemental de Lochieux (01Musée départemental de Lochieux (01 260). T. 04 78 08 45 85 ; chœ[email protected]

Illustrations: Gertrude Stein, portrait par Picasso (DR)
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