COMPTE-RENDU, critique, opéra. VERSAILLES, Opéra Royal, le 4 déc 2019 . Les Fantômes de Versailles, John Carigliano. Yelena Dyachek, Jonathan Bryan, Kayla Siembieda, Ben Schaefer… Orchestre de l’Opéra Royal. Joseph Colaneri, direction. Jay Lesenger, mise en scène. Création française de l’opéra du compositeur américain John Corigliano (né en 1938), « Les Fantômes de Versailles  » s’affichent à l’Opéra Royal du Château de Versailles! Coproduite avec le Festival de Glimmerglass aux Etats-Unis, l’ouvrage créé en 1991 au Metropolitan Opera de New York, se veut grand opéra bouffe mettant en scène les monarques guillotinés par la Révolution Française ainsi que Beaumarchais et plusieurs autres personnages phares de l’époque… L’œuvre est d’une grande modernité et complexité musicale, avec le chef Joseph Colaneri à la direction de l’orchestre de la maison.
A Versailles,
Carigliano expose
un post-néoclassicisme savant et assumé
L’œuvre du compositeur contemporain américain est peu connue dans l’Hexagone. Nous apprenons dans le programme qu’il s’agît en effet de la première œuvre majeure de son opus à être réalisée en France. Presque 30 ans après sa création au MET, elle atterrit dans l’endroit le plus à -propos, et le plus juste au regard de son sujet, dans une fantastique production du Festival Glimmerglass. « The Ghosts of Versailles » (titre originel) raconte une histoire fictive plus ou moins inspirée de la pièce « La mère coupable » de Beaumarchais. Opéra dans l’opéra et parodie de l’opéra, l’histoire a lieu en principe dans l’au-delà  : Louis XVI, Marie-Antoinette et leur cour, sont des fantômes errants dans l’enceinte du Château de Versailles. Le fantôme de Beaumarchais, amoureux de la Reine décapitée, décide d’écrire un opéra pour la rende heureuse après sa mort. Ce « nouvel » opéra voit le retour des personnages emblématiques des Noces de Figaro et du Barbier de Séville, notamment Figaro, Susanna, le Comte Almaviva et Rosina. Au cours des deux actes, nous avons droit à une comédie plus ou moins absurde mais percutante, où toute une palette de timbres et de styles musicaux se côtoient et réalisent un show idéalement divertissant.
Le beau chant vient souvent des citations et transfigurations plus ou moins savantes des morceaux conventionnels de l’art lyrique. Nous avons ainsi droit à des duos handéliens, mozartiens, rossiniens, en version parodique et parfois purement déjantée. Distinguons aussi un moment de délicieuse moquerie de l’orientalisme musical avec un final au premier acte tout à fait… ottoman ! Après diverses danses du ventre sur scène vient une Walkyrie wagnérienne déclamer que cette chose n’est surtout pas un opéra. Un très fin quatrième mur, dans un opéra sur l’opéra déjà , victime d’effondrement. Sourires et fous rires permanents face à cette confrontations de citations stylés qui s’entrechoquent.
Un tel « délire » ne peut être correctement exécuté que par un groupe d’artistes très fortement soudés et tout particulièrement investis dans le parti pris (l’opéra l’étant déjà en soi!). En ce sens, la distribution s’avère impeccable, implacable, majestueuse… et tueuse également ! Les bondissements sans fin de Ben Schaefer en Figaro, tuent l’ennui dès le début, et sa performance vocale au milieu des nombreuses pirouettes est remarquable. Il plaît aux sens malgré sa bouffonnerie parfois grotesque. La Susanna de Kayla Siembieda est un sommet de comédie physique accouplé à un chant charnu riche et une clarté expressive pleine de brio. Joanna Latini est une Rosina à la belle voix ; la maîtrise de l’instrument est excellente ; son rôle tragicomique est interprété avec une aisance confondante !
Jonathan Bryan dans le rôle de Beaumarchais paraît presque … dramatique. De grande et belle allure, et très souvent présent sur scène, il incarne un personnage touchant d’humanité la plupart du temps, mais qui ne se prive surtout pas de moquer brillamment Le Commandeur venu d’outre-tombe dans Don Giovanni de Mozart, si besoin. L’objet de son affection, Marie-Antoinette, est interprété par Yelena Dyachek, le personnage dont la musique est la plus complexe à notre avis. Elle est fait de frissons dans sa performance, par la force de son chant très souvent de facture presque expressionniste, ainsi que par son engagement scénique. Fantasmagorique à souhait.
Les nombreux rôles secondaires sont tout autant excellents. Le Louis XVI de Peter Morgan, vraie force comique ; le Bégearss de Christian Sanders, délicieusement maléfique ; Emily Misch et Spencer Britten en Florestine et Léon respectivement, à la fois mignons et toniques.
L’œuvre, qui n’est pas sans rappeler The Rake’s Progress de Stravinsky, ce chef d’œuvre néoclassique, en sa saveur parodique délirante, est savamment conçue et très intéressante dans les moyens expressifs. Les moments les plus originaux et modernes ne sont bien évidemment pas les citations et transfigurations d’airs classiques, mais plutôt dans la musique d’outre-tombe, la plus dissonante et cacophonique de l’opus. Mais il serait injuste de réduire l’originalité de l’écriture à la dissonance ponctuelle. Car la partition, tout méli-mélo qu’elle se veut, est à la fois populaire et savante. L’orchestration est d’une grande richesse au niveau des timbres et les performances des musiciens sous la direction du chef Joseph Colaneri atteignent un véritable exploit ! N’oublions pas les chœurs et les danseurs du Festival de Glimmerglass, très sollicités, et tout à fait à la même hauteur. Un spectacle rare, en langue anglaise, très heureusement accueilli par le public et qui réussit sa création française dans le palais versaillais qui rehausse sa pertinence.
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COMPTE-RENDU, ballet. PARIS, OpĂ©ra National de Paris, le 30 oct 2019. Body and Soul, Crystal Pite, chorĂ©graphe. LĂ©onore Baulac, Hugo Marchand, Ludmila Pagliero, Etoiles. Ballet de l’opĂ©ra. Owen Belton , musique originale. Retour de Crystal Pite Ă la maison nationale parisienne pour sa nouvelle crĂ©ation, deuxième commande de l’OpĂ©ra, « Body and Soul », ballet en trois actes, musique originale d’Owen Belton ; et aussi de Chopin. Une crĂ©ation mondiale très attendue qui a tout pour plaire Ă un très grand public hĂ©tĂ©roclite.
La chorégraphe canadienne Crystal Pite triomphe à Paris
Le corps, l’esprit…
et les insectes
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Le nouveau ballet de la canadienne Crystal Pite , « Body and Soul  », arrive au bon moment. Après l’immense succès de son The Seasons’ Cannon crée en 2016, repris en 2018, nous voilà devant une soirée qui lui est entièrement dédiée pour la première fois. Dans son ballet précédent sur la musique de Vivaldi / Richter nous avons pu découvrir son style contemporain d’inspiration néo-classique. Dans Body and Soul nous découvrons davantage son style, ses influences, ses inspirations et préoccupations.
Body and Soul est un ballet riche en duos , voire en duels. L’oeuvre commence avec deux danseurs qui suivent avec leurs corps une narration au microphone (voix enregistrée de Marina Hands). Le premier acte est un condensé de Pite dans tous les sens de son art et de sa manière. Si les duos et duels sont intéressants, le bijou est dans la danse collective. Pite confirme presque sa signature dans des mouvements de masse qui ensorcellent et qui impactent l’auditoire. Il y a un je ne sais quoi d’organique qui rappelle les mouvements de groupes dans The Seasons’ Cannon, quelque part transfigurés et mis davantage en valeur par la force des contrastes. Les danseurs sont habillés en costume-cravate (signés Nancy Bryan t) ; ils dansent sous une lumière ponctuelle spartiate (de Tom Visser ).
Des personnalités se distinguent malgré tout : Simon Le Borgne , Coryphée, et Takeru Coste , Quadrille, toniques, tout à fait excellents dans le langage chorégraphique contemporain de Pite. En ce qui concerne ce langage, nous voyons davantage au deuxième acte l’influence de Forsythe (dans la désinvolture cachant la virtuosité), ou encore de Kylian. Dans cet acte s’enchaînent des duos, des trios et des danses de groupe, avec une volonté apparente de mettre en valeur les danseurs de la compagnie. En l’occurrence les performances de Léonore Baulac et Hugo Marchand , comme celles de Ludmila Pagliero et François Alu , sont des interprétations de très haut niveau, charmantes mais souvent trop fugaces ou indistinctes pour devenir captivantes. Se distingue néanmoins une personnalité par la force de son exécution, celle d’Adrien Couvez , Coryphée, plein de brio.
Le troisième acte vient après un précipité. Changement véritable de décors et de… costumes !!! Après la sobriété des deux premières actes s’affirme ensuite une sorte d’explosion de lumière par le biais du décor, avec des panneaux métalliques qui représentent une forêt. Les danseurs y évoluent, ; sont tous de noir vêtus, dans des costumes d’insecte. Changement musical aussi, après les préludes de Chopin à l’acte précédent, nous voilà dans un univers plus électro-pop que jamais. Si les danseurs continuent à se confondre dans la masse, ils ne sont plus indifférenciés ; dans cet acte dernier les danseuses sont en pointe. Il y a une surprise rocambolesque et déconcertante à la toute fin, qui a beaucoup plu visiblement.
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L’auditoire ne peut pas s’empêcher de faire une standing ovation à la fin, célébrant les excellentes performances de la soirée. Un ballet contemporain de facture néo-classique qui a tout pour plaire au plus grand nombre, à voir et à revoir au Palais Garnier encore les 1er, 2, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 16, 17, 19, 20, 22 et 23 novembre 2019 . Incontournable. Photos © Julien Benhamou — OnP
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Compte rendu, opéra. Paris. Opéra Comique, 28 septembre 2019. Francesco Filidei: L’Inondation. Chloè Briot, Boris Grappe, Norma Nahoun… Orchestre Philharmonique de Radio France. Emilio Pomarico, direction. Joël Pommerat, livret et mise en scène. La saison s’ouvre à l’Opéra Comique avec la création mondiale de l’Inondation de Joël Pommerat et Francesco Filidei. L’Opéra contemporain d’après un texte de l’auteur russe Zamiatine est très fortement attendu, s’agissant du premier véritable livret d’opéra du metteur en scène français et du deuxième opéra du compositeur italien. Une distribution de prestige et les musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Radio France sont dirigés par le chef Emilio Pomarico.
Pelléas et Mélisande, Written on Skin…
l’Inondation 2019
L’OpĂ©ra Comique est dès ses dĂ©buts un endroit d’expĂ©rimentation, propice aux crĂ©ations, bien plus audacieux historiquement que l’OpĂ©ra de Paris. Avec cette nouvelle commande d’opĂ©ra contemporain, la salle Favart affiche sa claire volontĂ© de perpĂ©ter cette tradition. L’endroit oĂą est nĂ©e Carmen brille toujours de cette ouverture Ă l’expĂ©rimentation. Le succès rĂ©cent d’une de ses coproductions, – qui a marquĂ© l’histoire des crĂ©ations Ă l’opĂ©ra, Written on Skin de George Benjamin, en tĂ©moigne. Nous voyons dans cette production une continuation d’une dynamique dĂ©jĂ en place.
L’histoire de l’opus est simple. Un couple – un homme et une femme, n’ont pas d’enfants. Ses voisins, oui. Une ado du bâtiment devient orpheline suite Ă la mort de son père. Elle est accueillie par le couple. L’homme trompe la femme avec l’adolescente. Il y a une inondation. Ça dĂ©borde. Alors ils sont logĂ©s chez les voisins. Tout s’amĂ©liore. La vie reprends après l’inondation. Le couple repart chez eux. L’ado disparaĂ®t soudainement. La femme tombe enceinte. Elle accouche. Elle avoue le meurtre de l’ado. VoilĂ .
Quant à la musique, elle est particulièrement agréable, accessible, souvent naturaliste, avec une présence importante des percussions, parfois exotiques. La direction du chef est d’une grande précision. L’écriture orchestrale est très réussie, l’écriture vocale est intéressante, mais il y a parfois des étrangetés au niveau de la prosodie. Parfois tous les éléments de la production vibrent en harmonie, et parfois, il y a un fort contraste entre sons et bruits imitant la nature et une articulation linguistique artificielle (il ne s’agît pas d’un artifice formel, comme serait l’Alexandrin, mais l’artifice se trouve dans un parler d’apparence informel, mais au final, forcé).
Les performances sont remarquables. Chloè Briot dans le rôle principal de la Femme est une force totale et absolue (NDLR : la soprano a créé à Nantes le nouvel ouvrage Little Nemo de David Chaillou / janvier 2017 : voir notre vidéo classiquenews ). Elle fait preuve d’un travail d’acteur remarquable et d’une force physique insoupçonnée. Son chant charnu est parfois troublant d’intensité, comme son investissement sur scène, délectable. Une révélation !
Son partenaire le baryton Boris Grappe dans le rôle de l’Homme a un certain magnétisme scénique, efficace et sans prétention. Sa voix est percutante et seine, et il est parfois tragi-comique dans l’expression, ce qui correspond parfaitement à l’œuvre. Le contre-ténor Guilhem Terrail est une découverte tout à fait réjouissante! Dans son rôle de narrateur, il est excellent ; le timbre de sa voix, superbement projetée ajoute un je ne sais quoi de mystérieux à la représentation.
Enguerrand de Hys en père de famille / voisin a une présence théâtrale et vocale à la fois captivante, attendrissante. Il est en excellente forme comme l’est aussi sa partenaire Yael Raanan-Vandor en mère / voisine. La chanteuse israélienne a une voix profonde et touchante ; au niveau théâtrale, sa performance est tout aussi tendre qu’intense. Le rôle de l’adolescente est dédoublé, interprété par une comédienne, Cypriane Gardin , irréprochable, et la soprano Norma Nahoun , fait ses débuts à l’Opéra Comique : sa partie est riche en effets expressifs et curiosités, et sa performance s’élève au-delà du défi musical, pour notre plus grand bonheur.
La conception scénique n’est pas sans rappeler celle de Written on Skin. Le décors unique d’Eric Soyer est un immeuble d’habitation, de trois étages, où sont parfois projetées des vidéos (de Renaud Rubiano ). Comme d’habitude chez Pommerat, le travail d’acteur est remarquable, l’expression physique maîtrisée, la nuance psychologique affirmée. Dans le programme de l’opéra nous lisons des éléments probants quant à la symbiose et collaboration entre l’auteur et le compositeur. Pommerat cherchant un compositeur-collaborateur avec qui il n’y aurait pas de rapport de force, Fidilei croyant que l’opéra est mort et désirant le ranimer… Ces deux là , ce sont trouvés. Ils ont réussi. Mais à quoi ?
En dehors du sens, si l’on accepte que l’apport réel n’a pas sa place dans cette création, la nouvelle production ne suscite que des applaudissements. A découvrir à l’Opéra Comique encore le 1er et 3 octobre 2019 , avant de partir en tournée nationale et internationale l’année prochaine. Illustrations : photos © Stefan Brion / Opéra Comique / OC 2019
Compte rendu, opĂ©ra. Paris. OpĂ©ra Garnier, 12 septembre 2019. La Traviata, Verdi. Pretty Yende, Benjamin Bernheim, Ludovic TĂ©zier… Orchestre de l’opĂ©ra. Michele Mariotti, direction. Simon Stone, mise en scène . Nouvelle production du chef-d’œuvre verdien, La Traviata, Ă l’affiche pour la rentrĂ©e 2019 2020 de l’OpĂ©ra National de Paris. L’australien Simon Stone signe une transposition de l’intrigue Ă notre Ă©poque, avec la volontĂ© Ă©vidente de parler Ă la jeunesse actuelle. La soprano Pretty Yende dans le rĂ´le-titre fait une prise de rĂ´le magistrale , entourĂ©e des grandes voix telles que celles du tĂ©nor Benjamin Bernheim et du baryton Ludovic TĂ©zier . L’orchestre maison est dirigĂ© par le chef italien Michele Mariotti . Une nouveautĂ© riche en paillettes et perlimpinpin, bruyante et incohĂ©rente parfois, malgrĂ© la beautĂ© plastique indĂ©niable de la soprano, les nĂ©ons, les costumes hautes en couleur… le bijou reste invisible aux yeux.
La Traviata 2.0…
en frivolité stylisée
La Traviata est certainement l’un des opĂ©ras les plus cĂ©lèbres et jouĂ©s dans le monde entier. Le livret de Francesco Maria Piave d’après La Dame aux camĂ©lias d’Alexandre Dumas fils n’y est pas pour rien. Le grand Verdi a su donner davantage de consistance et d’humanitĂ© aux personnages mis en musique. Si l’histoire archiconnue de Violetta ValĂ©ry, « courtisane », est un produit de son Ă©poque, inspirĂ© d’ailleurs de faits rĂ©els, seule la musique fantastique de Verdi cautionne l’indĂ©niable popularitĂ© inĂ©puisable de l’opus. Si le public contemporain europĂ©en est de moins en moins friand d’histoires tragiques oĂą les femmes sont condamnĂ©es Ă la victimisation par une sociĂ©tĂ© Ă la misogynie conquĂ©rante, nous aimons toujours ĂŞtre conquis par les sopranos qui s’attaquent au rĂ´le, et qui malgrĂ© la mort tragique sur scène, gagnent nĂ©anmoins Ă la fin de la performance, par la force de leur talent et leur insigne compĂ©tence.
Dans la transposition du metteur en scène, M. Stone , nous avons droit à un première acte qui frappe l’oeil par l’usage ingénieux de la vidéo (signée Zakk Hei n), avec les références contemporaines d’Instagram et Whatsapp. Violetta a donc des milliers de « followers », va faire la fête dans un célèbre club privé parisien, s’achète un #kebab en fin de soirée, etc.. Ca interpelle, c’est surprenant, c’est agréable, c’est cool, c’est fugace… C’est souvent anti musical. Regardons ce qu’il se passe sur scène au moment le plus connu du grand public de cet acte, la chanson à boire (le Brindisi)… Rien. Cela pourrait être presque intéressant, de faire d’un morceau choral et dansant un moment de tension dramatique apparente… Mais pourquoi ? Et comment ? Personne ne sait. La musique est dansante et légère, mais personne ne bouge. Si les interprètes n’avaient pas tourné le dos au public à certains moments, nous aurions pu dire qu’il s’agissait d’une mise en scène d’inspiration baroque, du fait de l’aspect profondément conventionnel de la proposition.
A un moment au 2e acte, nous avons droit à des néons tout à fait orgiaques, c’est audacieux et c’est kitsch. On adore. Immédiatement après vient une procession des choristes déguisés en plusieurs personnages des fantasmes érotiques, il y a du cuir, du latex, des godemichets… et sagement se forment des couples tout à fait hétéronormés, qui sagement regardent le public de face, sans bouger, pendant qu’ils chantent leur chœur puis quittent la scène. Il y a aussi pendant cet acte un bovidé sur scène. A la fin de l’acte la salle fut inondé d’applaudissements… et de quelques huées. Au troisième acte, le plus sobre, dans un contexte médical, plus ou moins explicite, l’espace scénique est constamment « pollué » par des mécanismes qui font marcher la scénographie, produisant d’insupportables bruits.
Heureusement les performances vocales sont salvatrices. Il y a un travail d’acteur indéniable, surtout de la part des protagonistes, mais également chez quelques seconds rôles. Ils sont habités par le drame, même si la proposition est étrangement moins dramatique que ce que nous en attendions.
Pretty Yende dans le rôle-titre est une force discrète. Nous savons qu’elle a longtemps attendu avant d’incarner le rôle, malgré les propositions depuis de nombreuses années. Elle a bien fait ! Elle a le physique qui correspond au personnage et surtout elle est tout particulièrement juste dans la caractérisation, qui peut facilement sombrer dans l’excès de pathos. Si son jeu d’actrice est génial, le bijou est dans la voix. Sa performance est resplendissante, son souffle coupe le souffle et son legato ensorcelle, tout simplement. Le timbre est beau et touchant, et ses coloratures, bien que virtuoses, ne sont jamais frivoles. Son interprétation ultime, l’«addio del passato » à la fin de l’opéra est un moment inoubliable, où seul les frissons nous rappellent que le temps n’était pas vraiment suspendu. Une prise de rôle magistrale !
Dans le triumvirat des protagonistes, les rôles masculins d’Alfredo et de Giorgio Germont, fils et père, sont tout aussi brillamment interprétés. La performance de Ludovic Tézier dans le rôle du père est une Master Class de chant lyrique et de style. Le ténor Benjamin Bernheim est tout panache ! Il est vaillant dans les limites de la proposition scénique, mais a surtout une force expressive remarquable dans l’instrument. Le timbre est charmant ; sa voix remplit la salle et touche les coeurs.
Le choeur de l’Opéra sous la direction de José Luis Basso est à la hauteur des autres éléments de la production. La direction musicale du chef Michele Mariotti est tout à fait intéressante. Si dans l’ensemble tout paraît correcte, la performance des vents est tout à fait hors du commun. Si les voix de la Yende et de Bernheim, lors du duo du 1er acte « Un di, felice, eterea » sont ravissantes, les vents sont quant à eux, …sublimes.
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Nouvelle Traviata à l’Opéra National de Paris, avec un trio de protagonistes qui cautionnent entièrement le déplacement, une mise en scène pétillante et légère qui ne laisse pas indifférent. A l’affiche au Palais Garnier les 18, 21, 24, 26 et 28 septembre ainsi que les 1, 4, 6, 9, 12 et 16 octobre 2019, avec deux distributions. Illustrations : © Charles Duprat / OnP
COMPTE-RENDU, ballet. Paris. OpĂ©ra Bastille, le 26 juin 2019. Tree of codes. Wayne McGregor, mise en scène et chorĂ©graphie. Olafur Eliasson, conception viseulle. Jamie xx, musique. Ballet de l’opĂ©ra & Company Wayne McGregor . Fabuleuse reprise du Tree of Codes de Wayne McGregor , chorĂ©graphe rĂ©sident du Royal Ballet Ă Londres. Un spectacle protĂ©iforme qui continue d’impressionner par le mariage des talents concertĂ©s du chorĂ©graphe, de l’artiste visuel Oliafur Eliasson et du musicien Jamie xx. Un ballet pleinement ancrĂ© dans le 21e siècle, dĂ©licieusement interprĂ©tĂ© par les danseurs de la Compay Wayne McGregor et les danseurs du Ballet de l’OpĂ©ra National de Paris !
Intellectuel ma non troppo,
Contemporain ma non tanto
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Le ballet de McGregor est une vĂ©ritable collaboration, une crĂ©ation en Ă©quipe, et la fine Ă©quipe est composĂ©e d’individus talentueux qui semblent avoir des nombreuses affinitĂ©s. Le tout est basĂ© sur un livre qui se veut objet d’art (Tree of Codes de Jonathan Safran Foer), et qui est lui-mĂŞme une sorte de transfiguration « hipsterienne » d’un recueil de nouvelles des annĂ©es 30 au siècle passĂ© (The street of crocodiles de Bruno Schulz). La musique de Jamie xx, de l’électro-pop pure et dure, paraĂ®trait avoir tout une histoire originelle de conception, oĂą des passages du texte passent par un algorithme qui fait des mĂ©lodies… On peut se demander s’il s’agĂ®t des textes de Safran Foer ou de Schulz… et de l’intĂ©rĂŞt artistique du procĂ©dĂ©. La musique enregistrĂ© de Jamie xx fonctionne parfaitement, elle est très souvent entraĂ®nante et percussive, avec quelques moments contemplatifs.
Dans une salle comme l’Opéra Bastille, la vue est un sens qui a une grande importance. En l’occurrence, la vue est sollicitée en permanence, surtout par les décors et la scénographie imposante et haute en couleurs de l’artiste Olafur Eliasson . Chromatismes, transparence, illusions optiques, phares-poursuites qui illuminent les spectateurs, pour éblouir davantage… ou pas. La recherche artistique de cette trinité so 21th century est l’aspect le plus intéressant de la production. Si nous sommes en effet immergés dans le jeux permanent des miroirs et des lumières, nous arrivons malgré tout à apprécier également la danse et les mouvements des danseurs.
Le ballet commence dans l’obscurité totale avec des danseurs habillés des lumières ponctuelles qui déjà troublent la perception sensorielle des spectateurs, pourtant la musique met rapidement en transe et l’on peut questionner d’où viennent ces mouvements fabuleux que seul quelques LEDs dévoilent. Ces lucioles ne reviendront plus après cette sorte d’ouverture dans l’obscurité. Nous aurions droit par la suite à l’arc-en-ciel, à tout un camaïeu de couleurs sur le plateau. Y compris dans les vêtements,… peut-être l’aspect le moins alléchant.
En ce qui concerne l’aspect chorégraphique… c’est du McGregor : mouvements hyper rapides, portés insolents, extensions vertigineuses, un côté acrobatique et gymnastique pleinement assumé, couplages non-conventionnels… on adore. C’est contemporain, parce que, mais tout particulièrement néoclassique. Il y a même des pointes sur scène à un moment !
Pour la première, se sont distingués les danseurs de la compagnie invitée, qu’on a rarement l’occasion de voir, ainsi que six danseurs solistes du Ballet de l’Opéra. Pour les derniers, l’Etoile Valentine Colasante a été de grand impact par la force expressive de ses mouvements et une tonicité stimulante. Le Corps de Ballet, souvent sollicité, est super tonique ; rayonnant même dans ce ballet. Les danseurs ont vraiment l’air de s’y plaire, et nous pouvons voir de temps en temps par ci par là des lueurs de personnalité, y compris chez de jeunes danseurs, comme Nine Seropian ou Francesco Mura . Réjouissante participation des deux groupes associés.
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C’est donc un spectacle recommandable pour le (très) large public, où nous avons l’illusion d’un équilibre entre trois arts différents qui décoiffe et qui plaît, mais d’où nous sortons surtout avec la sensation d’avoir vécu une expérience artistique séduisante et contemporaine à souhait. La performance des danseurs de deux compagnies est tout simplement formidable. A consommer sans modération ! Encore à l’affiche de l’Opéra Bastille les 1er, 2, 3, 4, 6, 7, 8, 10, 11, 12, 13 et 14 juillet 2019.
Illustrations : ©J Chester Fildes, Manchester Festival 2015
COMPTE-RENDU, opéra. Nancy. Opéra National de Lorraine, 23 juin 2019. PUCCINI : Madame Butterfly. Sunyoung Seo, Edagaras Montvidas, Cornelia Oncioiu… Orchestre symphonique et lyrique de Nancy. Modestas Pitrènas, direction . Emmanuelle Bastet, mise en scène. Nouvelle production du chef-d’œuvre puccinien, Madame Butterfly, à l’affiche à l’Opéra National de Lorraine. La metteur en scène Emmanuelle Bastet signe un spectacle intimiste, d’une grande délicatesse et sensibilité et le chef Modestas Pitrènas assure la direction musicale de l’orchestre et des chanteurs superbement investis à tous niveaux!
Madame Butterfly Ă©tait l’opĂ©ra prĂ©fĂ©rĂ© du compositeur, « le plus sincère et le plus Ă©vocateur que j’ai jamais conçu », disait-il. Il marque un retour au drame psychologique intimiste, Ă l’observation des sentiments, Ă la poĂ©sie du quotidien. Puccini pris par son sujet et son hĂ©roĂŻne, s’est plongĂ© dans l’Ă©tude de la musique, de la culture et des rites japonais, allant jusqu’Ă la rencontre de l’actrice Sada Jacco qui l’a permit de se familiariser avec le timbre des femmes japonaises !
L’histoire de Cio-Cio-San / Butterfly s’inspire largement du roman de Pierre Loti : Madame Chrysanthème. Le livret est conçu par les collaborateurs fĂ©tiches de Puccini, Giacosa et Illica, d’après la pièce de David Belasco, tirĂ©e d’un rĂ©cit de John Luther Long, ce dernier inspirĂ© de Loti. Il parle du lieutenant de la marine amĂ©ricaine B.F. Pinkerton qui se « marie » avec une jeune geisha nommĂ© Cio-Cio San (« Butterfly »). Le tout est une farce mais Butterfly y croit. Elle se convertit au christianisme et a un enfant de cette union. Elle sera dĂ©laissĂ©e par le lieutenant qui reviendra avec une femme amĂ©ricaine, sa vĂ©ritable Ă©pouse, pour rĂ©cupĂ©rer son fils bâtard. Butterfly ne peut que se tuer avec le couteau hĂ©ritĂ© de son père, et qu’il avait utilisĂ© pour son suicide rituel Hara-Kiri.
Nouvelle Butterfly Ă Nancy
Éblouissante simplicité
quand le mélodrame se soumet au drame
La mise en scène élégante et épurée d’Emmanuelle Bastet , avec les sublimes décors de son collaborateur fétiche Tim Northon , représente une sorte de contrepoids sobre et délicat à la musique marquée par la sentimentalité exacerbée de Puccini. Les acteurs-chanteurs sont engagés et semblent tous portés par la vision théâtrale pointue et cohérente de Bastet. Dans ce sens, le couple protagoniste brille d’une lumière qui dépasse les clichés auxquels on assigne souvent les interprètes des deux rôles. La soprano sud-coréenne Sunyoung Seo est très en forme vocalement et incarne magistralement , âme et corps, le lustre de son aveuglement, derrière lequel se cachent illusion et désespoir. Elle est très fortement ovationnée après le célèbre air « Un bel di vedremo ». Le ténor Edgaras Montvidas est quant à lui un lieutenant Pinkerton tout à fait charmant et charmeur. Le Suzuki de la mezzo-soprano Cornelia Oncioiu se distingue par le gosier remarquable et sa voix à la superbe projection, ainsi que par un je ne sais quoi de mélancolique et touchant dans son jeu. Le Sharpless du baryton Dario Solaris séduit par la beauté du timbre et la maîtrise exquise de sa voix. Les nombreux rôles secondaires agrémentent ponctuellement la représentation par leurs excellentes performances, que ce soit le Goro vivace et réactif de Gregory Bonfatti ou le passage grave et intense de la basse Nika Guliashvili en oncle Bonze.
Le choeur de l’Opéra National de Lorraine sous la direction de Merion Powell est à la hauteur des autres éléments de la production. La direction musicale de Modestas Pitrènas se présente presque comme une révélation. Il a réussi à maîtriser la rythmique de l’opus et à fait scintiller le coloris orchestral d’une façon totalement inattendue ! S’il y a eu des imprécisions dans l’exécution ponctuellement chez les vents, la direction du chef et l’interprétation de l’orchestre sont tout aussi poétiques que la mise en scène. Production heureuse d’un sujet malheureux, revisité subtilement par Emmanuelle Bastet et son équipe artistique.
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COMPTE-RENDU, opéra. Nancy. Opéra National de Lorraine, 23 juin 2019. PUCCINI : Madame Butterfly. Sunyoung Seo, Edagaras Montvidas, Cornelia Oncioiu… Orchestre symphonique et lyrique de Nancy. Modestas Pitrènas, direction. Emmanuelle Bastet, mise en scène. Illustrations : Sunyoung Seo (Cio-Cio-San) © C2images pour l’Opéra national de Lorraine
Compte rendu, opéra. Paris. Palais Garnier, 11 juin 2019. Don Giovanni, Mozart. Etienne Dupuis, Jacquelyn Wagner, Nicole Car, Philippe Sly… Orchestre et choeurs de l’opéra. Philippe Jordan, direction. Ivo van Hove, mise en scène . Nouvelle production du chef-d’œuvre de Mozart, Don Giovanni, à l’affiche à l’Opéra de Paris. Le metteur en scène Ivo van Hove signe un spectacle gris parpaing ; le chef Philippe Jordan assure la direction musicale de l’orchestre associé à une distribution fortement histrionique, rayonnante de théâtralité, entièrement éprise du mélodrame joyeux du génie salzbourgeois !
L’opĂ©ra des opĂ©ras, la pièce fĂ©tiche des romantiques , ce deuxième fils du duo Da Ponte-Mozart, transcende le style de l’opera buffa proprement dit pour atteindre les sommets dans le registre de la… tragĂ©die. Avant cette fresque immense, jamais la musique n’avait Ă©tĂ© aussi vraie, aussi rĂ©aliste, aussi sombre ; jamais elle n’avait exprimĂ© aussi brutalement le contraste entre les douces effusions de l’amour et l’horreur de la mort. Peut-ĂŞtre le chef d’œuvre de Mozart le plus enflammĂ©, le plus osé… qui raconte l’histoire de notre anti-hĂ©ros libertin prĂ©fĂ©rĂ© et sa descente aux enfers avec la plus grande attention aux pulsions humaines, avec la plus grande humanitĂ© en vĂ©ritĂ©.
nouvelle production de Don Giovanni Ă Garnier
… Prima la musica, mais pas trop
Le spectacle commence avec la scène ouverte montrant le décor unique d’architecture brutaliste signé Jan Versweyveld , où l’on aperçoit des escaliers, des fenêtres… le gris maussade omniprésent paraîtrait servir de fond neutre au jeu d’acteur très ciselé dont les chanteurs font preuve… et qui peut être apprécié glorieusement par les personnes assises près de la scène et avec des jumelles. Si nous nous sommes régalés du travail d’interprétation et de caractérisation des interprètes sur scène, la production met en valeur surtout la partition. Ma non troppo.
Certaines mise en scènes s’affirment volontairement extra-sobres avec l’idée sous-jacente de laisser parler la musique. C’est un bel idéal qui peut faire des effets inouïs sur l’expérience lyrique. Il paraît que ce n’est pas une volonté affichée par le metteur en scène, qui, malgré quelques moments de grand impact et de justesse, est parfois carrément anti-musical. Ainsi le baryton Etienne Dupuis dans sa prise du rôle éponyme a-t-il apprécié le fait de chanter le morceau le plus sensible, le plus beau, le plus sublime de sa partition, la chansonnette du 2e acte « Deh vieni alla finestra », en coulisses, caché. Difficile à comprendre, et encore plus à pardonner.
Nous sommes en l’occurrence contents de nous concentrer sur l’interprétation musicale. L’Orchestre maison dirigé par Philippe Jordan est pure élégance et raffinement, les tempi sont plutôt modérés. Bien sûr comme d’habitude, les vents font honneur dans leur excellente interprétation aux sublimes pages que leur dédie Mozart, et les cordes dans leur perfection trouvent un bon dosage entre tension et relâche dans l’exécution. Remarquons également les musiciens jouant sur la scène au deuxième acte, avec un swing chambriste et pompier digne du XVIIIe siècle. Nous n’avons pas senti l’effroi durant la célèbre ouverture en ré mineur, mais nous avons eu droit à une sorte de décharnement diabolique et très enjoué pour le pseudo-final à la fin de l’œuvre, la descente aux enfers de Don Giovanni (nous sommes heureux du respect de la partition originale avec le maintien du lieto fine, la fin heureuse conventionnée propre au 18e siècle malgré ses très nombreux détracteurs du 19e).
Le baryton Etienne Dupuis signe un Don Giovanni sobre , plus hautain qu’altier, plus vicelard que libertaire, et ceci lui va très très bien. Son épouse dans la vie réelle incarne le rôle de la femme répudiée du Don, Donna Elvira. Nicole Car est une des artistes qui captivent l’auditoire avec sa présence et son chant en permanence. Que ce soit dans sa cavatine au 1e acte « Ah che mi dice mai » ou son air au 2e « Mi tradi quell’alma ingrata » où elle est fabuleusement dramatique à souhait dans son incarnation d’une femme amoureuse et blessée. Si elle est touchante, bouleversante d’humanité, son chant est riche, charnu, charnel, tout au long des trois heures de représentation.
La Donna Anna de la soprano Jacquelyn Wagner , avec une partition encore plus redoutable, est tout autant brillante d’humanité, et elle assure ses airs virtuoses avec dignité, sans faire preuve d’affectation pyrotechnique, mais au contraire donnant à ses vocalises une intensité fracassante de beauté. Le Leporello de Philippe Sly est un beau valet. Son physique agréable et son attitude espiègle sont une belle contrepartie légère à l’aspect très sensuel et troublant de son instrument en action. Il a cet incroyable mérite d’avoir réussi des interventions personnelles sur la partition dès son entrée au 1er acte « Notte e giorno faticar », où il s’approprie du personnage avec facilité, et ajoute un je ne sais quoi qui marche et qui plaît. Qu’il continue d’oser ! C’est lui également qui suscite la toute première éclosion d’applaudissements dans la soirée, après son célèbre air du 1er acte « Madamina, il catalogo è questo », sans aucun doute grâce à la force de son expression musicale plus qu’à l’intérêt de la proposition scénique…
Le Don Ottavio du ténor Stanislas de Barbeyrac est une très agréable surprise. Nous remarquons l’évolution de son gosier, et ceci impacte aussi son interprétation lyrique qui s’éloigne un maximum de la caricature viennoise à laquelle elle est souvent condamnée. S’il y a un moment d’une incroyable beauté dans les propositions d’une beaucoup trop austère sobriété, c’est précisément l’air redoutable du 1er acte : « Dalla sua pace ». Ivo van Hove l’oblige à l’interpréter assis par terre au milieu de la scène, et ceci a le plus grand impact émotionnel de la soirée ; le ténor y est touchant et l’auditoire lui fait le cadeau d’applaudissements et de bravos bien mérités. Le couple Zerlina et Masetto interprété par Elsa Dreisig et Mikhail Timoshenko est plein de vivacité, même si les voix sont un peu instables en début de soirée, nous félicitons leurs efforts. Remarquons également l’excellente prestation des choeurs de l’Opéra parisien, dirigés par Alessandro di Stefano.
Une production qui a Ă©galement le mĂ©rite de finir après trois heures de gris avec une projection-crĂ©ation vidĂ©o (signĂ©e Christopher Ash ) inspirĂ©e des scènes infernales de Bosch, et qui est tout Ă fait effrayante, puis par une Ă©closion de couleurs estivales qui s’accorde avec l’épilogue-fin heureux de l’opus. A voir et revoir, Ă©couter et applaudir… pour Mozart et les chanteurs. A l’affiche Ă l’OpĂ©ra Garnier encore les 16, 19, 21, 24 et 29 juin ainsi que les 1, 4, 7, 10 et 13 juillet 2019 .
ENTRETIEN avec LEIF OVE ANDSNES : Mozart réinventé… plus romantique et moderne que vraiment « classique » . Le pianiste Leif Ove Andsnes questionne pendant quatre ans avec les instrumentistes du Mahler Chamber Orchestra, l’écriture concertante de Mozart, à travers son nouveau projet musical intitulé « MOZART MOMENTUM 1785/1786 ». Après un cycle dédié aux Concertos de Beethoven, le pianiste Leif Ove Andsnes interroge le sens et la modernité des Concertos de Mozart dont il éclaire l’écriture personnelle, classique certes, mais surtout pré romantique. Un témoignage qui passionne l’interprète dont les compétences s’élargissent à la direction d’orchestre car il retrouve le MAHLER CHAMBER Orchestra , en une série de concerts et de propositions musicales d’un nouveau genre… Entretien exclusif pour classiquenews.com
CNC : Beethoven est considĂ©rĂ© comme l’ultime figure du triumvirat classique Ă Vienne, après Haydn et Mozart. Suite Ă votre « Beethoven Journey » avec le Mahler Chamber Orchestra, pourquoi aujourd’hui (re)venir Ă Mozart ?
Leif Ove Andsnes : Cela a beaucoup à voir avec ma collaboration avec le Mahler Chamber Orchestra / MCO : notre travail autour du Beethoven Journey, s’est traduit par plusieurs enregistrements et concerts. C’est une sensation unique de travailler exclusivement avec un ensemble pendant des années. Pour les concerts, je dirigeais l’orchestre depuis le piano. J’ai senti pour la première fois de ma vie ce que les grands chefs accomplis doivent ressentir : une sorte d’osmose, de complicité totale avec l’orchestre par rapport aux émotions, aux couleurs, dans la plus grande spontanéité et une liberté totale. En tant qu’artiste en résidence chez MCO, on s’est questionné par rapport aux projets et dans le contexte, il nous a paru tout a fait naturel et logique chez Mozart, voire encore plus que chez Beethoven, de diriger l’orchestre depuis le piano.
A LA CHARNIERE DES ANNEES 1785 – 1786… Ceci est d’autant plus lĂ©gitime qu’il y a ce dialogue entre le piano et l’orchestre chez Mozart, qui est vraiment parfait pour ce contexte, comme une sorte de musique de chambre augmentĂ©e, mĂŞme s’il y a quand mĂŞme un soliste. Donc on a dĂ©cidĂ© Mozart, et j’ai proposĂ© de choisir une pĂ©riode prĂ©cise de la vie de Mozart, les annĂ©es 1785 / 1786, qui sont très particulières. Je crois que quelque chose de remarquable s’est passĂ© en 1785, avec son Concerto pour piano n° 20, qui est, d’abord, son premier dans une tonalitĂ© mineure, très dramatique, aux couleurs sombres, par rapport aux prĂ©cĂ©dents, mais au-delĂ de ça, encore plus remarquable est le fait que l’orchestre commence avec une musique complètement diffĂ©rente par rapport au piano. L’orchestre dĂ©bute de façon exubĂ©rante et le piano, lui, entre en une voix Ă la fois intime et solitaire ; c’est la première fois que cela arrive dans le genre. L’usage est que l’orchestre commence le concerto, puis le piano reprend la mĂŞme musique et la dĂ©veloppe ensuite. Cela a dĂ» ĂŞtre très surprenant pour l’audience de Mozart, et je pense il a bien aimĂ© l’effet, parce qu’il a continuĂ© Ă utiliser ce procĂ©dĂ© dans ses concertos ultĂ©rieurs.
L’intimitĂ©, la solitude…
MOZART invente un nouveau canevas dramatique pour le Concerto pour piano
Les compositeurs après lui, de toute Ă©vidence, ont bien aimĂ© cette idĂ©e, comme Beethoven, qui fait des choses de plus en plus radicales par rapport Ă l’entrĂ©e du piano dans ses concertos. C’est un peu la graine du futur concerto « hĂ©roĂŻque », plutĂ´t romantique, oĂą le soliste s’exhibe « Here I am ! » (Je suis lĂ ), comme chez Schumann. Mozart fait ainsi grandir la narration, l’histoire… le concerto pour piano devient quelque chose de beaucoup plus complexe, avec l’apparition d’un drame psychologique oĂą l’individu (le soliste) parle Ă la sociĂ©té… Et il a aussi donnĂ© des rĂ´les importants aux instruments, notamment aux vents, ce qui rĂ©vèle davantage, bien sĂ»r, l’influence de l’opĂ©ra. Mozart Ă©tait alors en train d’écrire Les Noces de Figaro.
CN : Mozart est l’icône par excellence du Classicisme musical ; pourtant les années 1780 dévoilent une grande diversité et complexité dans sa création. En particulier les pièces écrites entre 1784 et 1786. A ce titre, certains musicologues estiment que Mozart est le premier compositeur romantique. Qu’en pensez-vous ?
LOA : Oui, d’une certaine façon cela se voit dĂ©jĂ dans les inventions de Mozart Ă cette Ă©poque, par exemple dans le Concerto n° 20, l’entrĂ©e du piano avec une voix très individuelle, c’est un peu le germe du romanticisme musical. Et cette voix est vraiment très particulière, très personnelle, très touchante. Il y a plein des moments dans les concertos de Mozart oĂą l’on peut entendre cette voix sensible, sentimentale, mais Mozart ne tombe jamais dans une dĂ©marche d’exploitation romantique pleine de douleur et de souffrance exacerbĂ©e comme chez… Schumann ou Wagner. Ces derniers le font de façon dĂ©libĂ©rĂ©e ; chez eux, c’est formellement fantastique, mais parfois un peu trop Ă©cĹ“urant. On peut ĂŞtre touchĂ© au plus profond de soi avec Mozart, par exemple dans le mouvement lent du Concerto en La, sans que cela ne soit jamais indigeste. C’est un de morceaux les plus poignants dans la vie, et pourtant il y a une puretĂ© dans l’harmonie, tout Ă fait classique. Au final qu’est-ce que c’est le romanticisme ? Il y a des gens qui trouvent Mozart romantique grâce Ă toutes les Ă©motions prĂ©sentes dans sa musique… Il y a quelque de cet ordre. Son dĂ©veloppement est impressionnant. J’aime bien quand on se sĂ©pare un peu de l’image du gĂ©nie prĂ©coce et immaculĂ© ; ce qu’il Ă©tait bien Ă©videmment, mais il y a une progression et une maturation Ă©vidente chez Mozart tout au long de sa vie. C’est tout autant impressionnant l’assurance qu’il a dans ces gestes crĂ©ateurs, le dĂ©but de la Symphonie Prague par exemple, est inattendu, d’un formidable impact, et sans le moindre doute. Quelle maĂ®trise ! Par rapport Ă la question Ă©motionnelle, une chose m’a toujours interpellĂ©e : la capacitĂ© qu’a Mozart Ă bouleverser de façon soudaine ; on croirait que tout est lisse, que tout va bien, et lĂ il y a une surprise, souvent courte, oĂą quelque chose d’inattendu se prĂ©sente ; tu ressens alors ton cĹ“ur se serrer sans avertissement. Tous ces bouleversements font partie de la richesse de sa musique, et plus il y a des voix, plus il est capable d’exprimer les contrastes, comme d’Ă©clairer la complexitĂ©.
CN : Liszt est souvent considéré comme la première rockstar de la musique classique, voire de la musique tout court. Mozart, quant à lui, serait-il alors le premier auto-entrepreneur de la musique populaire ?
LOA : (rires) Peut-ĂŞtre ! J’aurais tout fait pour assister Ă l’un de ses concerts de son vivant. Parfois il nous est difficile Ă notre Ă©poque de mesurer Ă quel point ses pièces sont virtuoses… comparĂ©es Ă Rachmaninov ou Bartok qui ont Ă©crit des pièces extrĂŞmement difficiles. On peut s’imaginer le moment juste avant le dĂ©but d’un Concerto de Mozart, disons le 21ème par exemple, … comment il a du se faire plaisir, page après page ; dans la partition se voit clairement la volontĂ© de plaire Ă son auditoire, une claire ambition d’affirmer ses compĂ©tences. Comment il a fait avancer le piano, c’est impressionnant, notamment en comparaison avec Haydn. Il y a une grande joie chez Mozart, y compris dans sa virtuositĂ©. Je dois aussi dire qu’il y a une joie physique pour le pianiste Ă interprĂ©ter ces concertos. Un vrai plaisir pour les mains de les jouer. Je pense qu’il Ă©tait un pianiste tout Ă fait spectaculaire !
ENTRETIEN 2 … suite de notre entretien avec Leif Ove ANDSNES, entretien 2/2
LIRE AUSSI notre annonce du cycle de concerts MOZART MOMENTUM par Leif Ove Andsnes
Propos recueillis en avril 2019 par notre envoyé spécial Sabino PENA ARCIA
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Compte-rendu, ballet. Paris. OpĂ©ra National de Paris, le 18 avril 2019. Leon, Lightfoot, Van Manen. Sol Leon, Paul Lightfoot, Hans Van Manen, chorĂ©graphes. LĂ©onore Baulac, Germain Louvet, Hugo Marchand, Ludmila Pagliero, Etoiles. Ballet de l’opĂ©ra. Elena Bonnay, pianiste. Fabuleux programme contemporain nĂ©oclassique au Ballet de l’OpĂ©ra de Paris, nĂ©erlandais Ă souhait, mĂ©langeant intensitĂ© stylisĂ©e et lĂ©gèretĂ© printanière. Le chorĂ©graphe nĂ©erlandais Hans Van Manen revient Ă l’OpĂ©ra pour la reprise heureuse de son court ballet Trois Gnossiennes. Deux de ses hĂ©ritiers artistiques, Sol Leon et Paul Lightfoot, chorĂ©graphes en rĂ©sidence au Nederlands Dans Theater, la compagnie nationale de danse contemporaine aux Pays-Bas, transmettent deux de leurs oeuvres pour la première fois Ă Paris. DĂ©couverte extraordinaire !
Triptyque Made in the Netherlands
Audace néerlandaise, flair français
Deux ballets du duo Leon Lightfoot orbitent autour des Trois Gnosiennes de Van Manen. La soirée commence dans le noir avec Sleight of Hand (2007), pièce pour 8 danseurs sur une musique de Philippe Glass. Il semblerait que les chorégraphes invités ont une volonté, Cunninghamienne presque, anti-narrative affirmée. Or, le ballet qui ouvre le programme (comme celui qui le termine) sont chargés de symboles et d’éléments extra-chorégraphiques. Dès la levée du rideau, nous voyons sur scène, au fond, deux géants immobiles tout de noir vêtus, à la mine expressive insolente (Hannah O’Neill et Stéphane Bullion). Les Etoiles Germain Louvet et Léonore Baulac forment une sorte de couple. Si nous respectons l’envie des maîtres d’éviter toute lecture ou analyse narrative, on peut croire que ce « couple » se trouve plus ou moins perdu dans la scène, et qu’il cherche quelque chose, quelque part, au milieu de l’atmosphère étrange ambiante. Si lui rayonne toujours par la perfection absolue des mouvements, et assure les portés complexes de sa partenaire, elle brille par l’intensité de l’expression.
Le trio des danseurs Chun Wing Lam, Pablo Legasa er Adrien Couvez est une révélation ! Leur performance est chic choc au niveau de la danse, avec Lam particulièrement tonique, et théâtralement superbe; leurs mouvements néoclassiques sont très souvent accompagnés d’expressions et de grimaces concordantes avec l’ambiance. Ils rentrent et sortent sur scène avec une présence magnétique qui mélange décontraction et mystère. Mickaël Lafon, lui, est comme une sorte d’être quelque peu sauvage qui entre et sort de la scène avec un rythme vertigineux et une présence qui a tout pour plaire à une partie de l’auditoire.
Après un précipité vient le ballet Trois Gnossiennes de Van Manen, dont le répertoire est méconnu en France, sauf pour les amateurs de la danse et les disciples, artistiques ou humains, de Rudolf Nouréev, ancien Directeur du Ballet de l’Opéra. Le court ballet, musique éponyme d’Erik Satie est un bijoux d’abstraction néoclassique, de sensualité subtile et de musicalité ! Le couple d’Etoiles qui l’interprète est constitué de Ludmila Pagliero et Hugo Marchand. Ils excellent à tout niveau. Leurs lignes sont vraiment fantastiques, et le va et vient entre danse néoclassique, mathématique, millimétrique et attitude/expression tout modernement tendue, est délicieux à regarder. Le partenariat est réussi comme d’habitude ; lui, assurant sans faille les portés compliqués, et elle avec une aisance frappante dans le langage chorégraphique. Remarquons également l’excellente interprétation en direct sur scène des Trois Gnossiennes de Satie par la pianniste Elena Bonnay.
Après l’entracte vient la pièce Speak for yourself (1999) pour 9 danseurs, sous des musiques -enregistrées- de Bach et de Reich. Elle commence avec le Premier Danseur François Alu, dansant avec un dispositif mobile qui produit de la fumée. Il restera collé à sa machine qui fait des beaux effets. Sa danse a un côté volontairement projecteur, qu’il gardera tout au long du ballet, à côté des autres. Ces derniers forment des couples quelque peu idiosyncratiques, et ils sont tous éventuellement contraints de… danser sous la pluie ! En effet, un dispositif inonde la scène d’une fine pluie. L’effet est impressionnant, comme l’est l’audace et le courage des danseurs sur scène.
Le couple de Simon Le Borgne et Sylvia Saint-Martin captive dès leur entrée, par une aisance élégante et insolente dans les mouvements. Le jeune Pablo Legasa se distingue comme dans la première pièce au programme, ainsi que les Etoiles Valentine Colasante, Hugo Marchand et Ludmila Pagliero. Le style renvoie bien sûr à Van Manen, mais aussi au langage néoclassique d’un autre personnage emblématique de la Nederlands Dans Teater, Jiri Kylian.
Si la durée du programme (1h30) peut paraître courte, ce sentiment s’exacerbe, bien sûr, grâce à la qualité des pièces présentées. Deux superbes entrées au répertoire et une reprise fantastique sont au rendez-vous au Palais Garnier. Réalisations très fortement recommandées. Encore à l’affiche les 26 et 27 avril ainsi que les 5, 11, 12, 14, 17, 18, 20 et 23 mai 2019 . Illustrations : © Agathe Poupeney / Opéra national de Paris
Compte rendu, opéra. Paris. Opéra Bastille, 7 avril 2019. Lady Macbeth de Mzensk, Chostakovitch. Dmitry Ulyanov, Ausrine Stundyte, Pavel Cernoch… Orchestre et choeurs de l’opéra. Ingo Metzmacher, direction. Krzysztof Warlikowski, mise en scène. Chostakovitch, un des derniers compositeurs symphoniques de génie, a créé seulement deux opéras. En cette première printanière, nous assistons à la troisième production parisienne de son chef d’œuvre lyrique, Lady Macbeth de Mzensk, d’après Nikolaï Leskov. L’enfant terrible de la mise en scène actuelle Krzysztof Warlikowski est confié la mise en scène de la nouvelle production, et le chef allemand Ingo Metzmacher assure la direction musicale d’une partition redoutable. Une première d’une grande intensité qui nous rappelle d’un côté la pertinence de l’opus rarement joué, et d’un autre, le fait indéniable que l’opéra est bel et bien un art vivant.
Balance ton paradigme, mais un seul…
Dans l’opéra, Katerina Ismaïlova est l’épouse du commerçant Zynovi Ismaïlov, lui-même fils du commerçant Boris Ismaïlov. Elle s’ennuie, elle est peu aimée de son mari, souvent humiliée par son beau-père, notamment après le départ temporaire du mari. La cuisinière Aksinia lui fait remarquer le nouvel ouvrier Sergueï, qui avait perdu son travail précédent à cause d’une liaison avec sa patronne. Il et elle / Serguei et Katerina, commencent une relation amoureuse qui est découverte par le beau-père. Elle l’empoisonne, mais celui-ci fait appeler son fils avant son trépas. L’époux arrive : il trouve le couple adultère, qui le tue, puis cache le cadavre dans la cave. Fast-forward aux noces de Katerina et Sergueï où en plein milieu de diverses festivités la police les arrête. Ils sont condamnés aux travaux forcés dans un camp en Sibérie et partent au bagne. Sergueï accuse Katerina d’être la cause de son malheur et la trompe avec Sonietka, une autre condamnée. Katerina n’en peut plus ; elle finit par pousser sa rivale dans l’eau et s’y jeter après. Si le sordide n’assèche pas l’inspiration de Chostakovitch, il lui permet aussi d’écrire une partition orchestralement somptueuse…
Chostakovitch et son collaborateur, le librettiste Alexandre Preis, s’inspirent d’un conte éponyme du romancier russe Nikolaï Leskov pour l’histoire de l’opéra. Nous sommes en 1934, le compositeur a moins de 30 ans. Si le conte expose la cruauté de la tueuse Katerina Ismaïlova, Chostakovitch, en bon communiste obéissant qu’il était encore à l’époque (protégé du militaire soviétique Toukhatchevski), transforme le drame, et par rapport aux meurtres de son héroïne, et trouve des circonstances atténuantes : il dit qu’ils n’étaient « pas vraiment des crimes, mais une révolte contre ses circonstances, et contre l’atmosphère maladive et sordide dans laquelle vivaient les marchands de classe moyenne au 19e siècle ». Un commentaire destiné à édulcorer un rien la vulgarité ordinaire et cynique du sujet… Cette rationalisation idéologique n’a pas été suffisante pour convaincre les autorités soviétiques qui interdisent l’œuvre. Son adhésion officielle au Parti Communiste en 1961 lui permet de voir l’interdiction levée, et il refait l’œuvre en 1963 dans une version allégée. Son ancien élève, le violoncelliste Rostropovich, dirige et enregistre la version originale pour la première fois en 1978, trois ans après la mort du compositeur.
#MeToo, ok ? OK ???
Sur le plan musical, la fusion du tragique et du cynisme transparaît dans les sonorités polystylistiques et dans le clash violent de l’inconciliable ; des bruits côtoient le contrepoint ; des effets folklorisants et naturalistes couvrent un vaste paysage symphonique, un lyrisme vocal presque vériste coexiste dans un orchestre expressionniste, aux procédés parfois répétitifs, cinématographiques. Les interludes dans l’opus sont les moments les plus beaux et les plus impressionnants dans l’orchestre, même si tout au long des 4 actes, les différents groupes et solistes se distinguent, notamment les bois et les cuivres, ainsi que les percussions que nous félicitons particulièrement. La direction de Metzmacher est claire et limpide, presque belle et émotive, un aspect bienvenu dans une œuvre parfois cacophonique, mais qui ne plaît certainement pas à tous.
La distribution avec des nombreux rôles secondaires est solide dans les performances, même si inégale. Si nous apprécions le chant et le jeu du Pope drolatique de Krzysztof Baczyk , ou l’excellente et intense Sofija Petrovic en Aksinia ; ou encore le jeu d’actrice d’Oksana Volkova en Sonietka, ainsi que les chœurs de l’Opéra (moussogrskiens à souhait, sous la direction du chef des chœurs José Luis Basso ), nous retiendrons particulièrement les prestations du couple adultère et du beau-père. Ce dernier, interprété par la basse russe Dmitry Ulyanov se montre maître absolu de la partition difficile, et malgré le grotesque du personnage conquit l’auditoire par un chant parfois d’un lyrisme inattendu.
Inattendue également l’aisance scénique des protagonistes dans la mise en scène très physique de Warlikowski, sur laquelle nous reviendrons. Si le ténor Pavel Cernoch incarne délicieusement l’ouvrier séducteur par son jeu d’acteur et ses tenues révélatrices, il le fait aussi par sa voix solaire au rayonnement sensuel, mais qui n’éclipse jamais rien. La soprano lituanienne Ausrine Stundyte débutant à l’Opéra de Paris captive l’auditoire en permanence, elle dessine un personnage complexe par son jeu d’actrice et campe une prestation monumentale au niveau musical. Le pseudo-air du printemps (ou plutôt air du couchage) à la fin du Ier acte est un moment d’une étrange sensualité musicale, où elle montre déjà toutes le qualités vocales qu’elle exploitera jusqu’à la fin de la représentation. Velours, aisance dans les aigus, projection idéale… Une réussite !
Et la mise en scène de Warlikowski ? Une immense réussite qui a suscité beaucoup d’émotion à la première. Le Polonais campe une création focalisée sur la question sexuelle, au détriment (ou pas) de l’aspect soviétique / socialiste. Pleinement ancrée dans son temps, la mise en scène a lieu dans un lieu unique, un abattoir de porcs , où l’on a droit a des scènes de viol d’un grand réalisme et intensité, à un grotesque cabaret, et a beaucoup d’attouchements qui ne sont pas gratuits, puisque le parti pris est explicitement en référence à #metoo. Si vous l’ignoriez, la mise en scène en permanence nous le rappelle. On serait tenté de croire que le metteur en scène ait voulu faire une création manichéenne, avec un camp du bien et un camp du mal définis, à l’instar de la réalité médiatique et volonté politique actuelle, mais il nous montre dès le début qu’il ne touchera pas vraiment l’opus du maître (bien lui en fasse), où malgré la sympathie marxiste, tous les camps sont désolants et meurtriers. Lady Macbeth est une machine cynique et lyrique d’un souffle manifeste. A découvrir à l’Opéra Bastille encore les 13, 16, 19, 22 et 25 avril 2019 (retransmission en direct dans certains cinémas le 16 avril 2019) . Illustrations : © Bernd Uhlig / Opéra national de Paris)
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NDLR : Le site de l’OpĂ©ra de Paris prend les mesures qui s’imposent : certaines scènes peuvent choquer la sensibilitĂ© des plus jeunes comme les spectateurs non avertis, est-il prĂ©cisĂ© sur la page de prĂ©sentation et de rĂ©servation. Utile prĂ©caution. Après une production des Troyens dont le metteur en scène lui aussi scandaleux (Dmitri Tcherniakov) n’hĂ©sitait pas Ă réécrire l’histoire et les relations des personnages, contredisant et dĂ©naturant Berlioz , voici une nouvelle production dont la violence et l’absence de poĂ©sie, certes lĂ©gitimes eu Ă©gard au sujet et au style de Chostakovitch, malmène le confort ordinaire du spectateur bourgeois… CQFD.
COMPTE-RENDU, opĂ©ra. MONTPELLIER, OpĂ©ra, le 20 fĂ©vrier 2019. DONIZETTI : Don Pasquale. Taddia, Muzychenko, Greenhalgh… Spotti / Valentin Schwarz. L’opĂ©ra bouffe parisien de Donizetti, Don Pasquale, tient l’affiche de l’OpĂ©ra de Montpellier dans la production du laurĂ©at du Ring Award 2017, le jeune autrichien Valentin Schwarz et son Ă©quipe artistique. Jeunesse Ă la baguette Ă©galement avec le chef italien Michele Spotti qui dirige l’orchestre maison avec une fougue impressionnante laquelle s’exprime aussi dans les performances de la distributions des chanteurs-acteurs. Une crĂ©ation riche en surprises !
Comédie romantique, mais pas trop
Donizetti, grand improvisateur italien Ă l’Ă©poque romantique, compose Don Pasquale en 1843 pour le Théâtre-Italien de Paris. Un peu moins sincère que son autre comĂ©die : L’Elixir d’amour, l’opus raconte les mĂ©saventures de Don Pasquale. Il a un neveu, Ernesto, qu’il veut marier afin de le faire hĂ©riter, mais ce dernier est hĂ©las amoureux d’une jeune veuve, Norina. Elle se met d’accord avec Malatesta, le mĂ©decin du Don, et simule de se marier avec le vieux riche… stratagème et tromperie… qui finissent heureusement, comme d’habitude, par le mariage des jeunes amoureux contre toute attente, et avec l’ombre pesante de l’humiliation acharnĂ©e, mais bien drĂ´le, de Don Pasquale.
La distribution incarne les rôles avec une fraîcheur et une panache confondantes. Le jeu d’acteur est un focus de la production. La Norina de la soprano Julia Muzychenko (prise de rôle) est une belle découverte : elle est décapante par la force de son gosier. Dès son premier air, la jeune diva fait preuve d’une colorature pyrotechnique qui sied bien à l’aspect plutôt physique de ses contraintes scéniques. Elle est piquante, voire méchante, à souhait. L’Ernesto du ténor Edoardo Miletti rayonne d’humanité , bien qu’il soit une sorte de jeune homme autiste dans la transposition de la mise en scène ; au-delà du grotesque « light » théâtral, il brille par la beauté de son instrument. La bellissime sérénade du 3e acte « Com’è gentil la notte a mezzo april ! », l’air résigné du 2e acte « Cerchero lontana terra » avec trompette mélancolique obligée, sont des véritables sommets musicaux.
Le rĂ´le-titre est interprĂ©tĂ© par le doyen de la distribution, le baryton italien Bruno Taddia . Il incarne le rĂ´le avec toutes les qualitĂ©s qui sont les siennes, un style irrĂ©prochable, une prĂ©sence et performance physique presque trop pĂ©tillante et tonique, un vĂ©ritable tour de force comique. S’il a l’air un peu perdu dans la production, – car il doit mĂŞme y voler dans les airs, ceci correspond drĂ´lement Ă la tragĂ©die lĂ©gère du personnage âgé : il est seul avec ses dĂ©sirs, son passĂ©, son argent, tout en Ă©tant entourĂ© de gens très attentionnĂ©s qui veulent lui prendre quelque chose, quelque part… Le jeune baryton amĂ©ricain Tobias Greenhalgh en très bonne forme vocale interprète un Malatesta dĂ©licieusement sournois. Son duo schizophrène avec Don Pasquale au 3e acte est un bijou comique difficile Ă oublier. Remarquons Ă©galement la performance courte mais solide du baryton-basse Xin Wang en notaire.
Moins convaincant, le chœur de l’opéra dirigé par Noëlle Gény paraît quelque peu en retrait, mais la performance satisfait.
Cette production est unique pour différentes raisons. En dehors de la mise en scène de Valentin Schwarz, dans son décors unique (excellent « cabinet de curiosités » d’Andrea Cozzi, scénographe Lauréat du Ring Award 2017), et jouant beaucoup sur des gags théâtraux plus ou moins typiques, nous avons une première en France avec l’inclusion de deux chant-signeurs à la production. Déjà accessible aux malvoyants (le dimanche 24 février), c’est la première fois en France qu’on adapte un opéra en Langue de Signes Française. Ce sont comme deux spectres sur scène qui ne se contentent pas de juste traduire l’intrigue, mais l’adaptent, l’interprètent. Ceci ajoute une qualité supplémentaire pour le spectacle, qui est globalement bien accueilli par l’auditoire à la première.
La musique instrumentale de Donizetti n’égale pas le naturel de sa musique vocale, mais le chef Michele Spotti réussit à trouver la dynamique correcte avec l’orchestre pour que les voix soient toujours privilégiées, pour que les cordes soient frémissantes à commande, et la performance des percussions et des bois est particulièrement engageante. Une réussite globale et une excellente initiative à inscrire au mérite de la Directrice Générale, Valérie Chevalier. A voir à l’Opéra-Comédie de Montpellier encore jusqu’au 26 février 2019. Illustrations : © Marc Ginot 2019
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COMPTE-RENDU, opéra. MONTPELLIER, Opéra, le 20 février 2019. DONIZETTI : Don Pasquale. Bruno Taddia, Julia Muzychenko, Tobias Greenhalgh… Orchestre et choeurs de l’opéra. Michele Spotti, direction. Valentin Schwarz, mise en scène.
Compte rendu, opĂ©ra. PARIS, OpĂ©ra Garnier, le 29 janvier 2019. Dvorak : Rusalka. Klaus Florian Vogt, Karita Mattila, Camilla Nylund… Choeurs et Orchestre de l’OpĂ©ra. Susanna Mälkki, direction. Robert Carsen, mise en scène. Le Dvorak lyrique de retour Ă l’OpĂ©ra avec la reprise de la production de Robert Carsen du conte Rusalka, d’après la mythique crĂ©ature aquatique des cultures grecques et nordiques. La direction musicale du drame moderne et fantastique est assurĂ©e par la cheffe Susanna Mälkki, et une distribution de qualitĂ© mais quelque peu inĂ©gale en cette première d’hiver.
Rusalka : la magie de l’eau glacée
L’histoire de la nymphe d’eau douce, immortelle mais sans âme, qui rêve de devenir humaine pour connaître l’amour, souffrir, mourir et… renaître (!) est inspirée principalement de l’Ondine de La Motte-Fouqué et de la Petite Sirène d’Andersen. Créé au début du 20e siècle, l’œuvre peut être considérée comme l’apothéose des talents multiples du compositeur tchèque. Il ajoute à sa fougue rythmique, un lyrisme énergique. Il utilise tous ses moyens stylistiques pour caractériser les deux mondes opposés : celui des créatures fantastiques, dépourvues d’âme, mais non de compassion; celui des êtres doués d’âmes mais aux émotions instables. Un heureux mélange de formes classiques redevables au Mozart lyrique et proches des audaces lisztiennes et wagneriennes. Parfois il utilise des procédés impressionnistes, et parfois il anticipe l’expressionnisme lyrique.
UNE FROIDEUR LYRIQUE QUI PEINE A SE CHAUFFER… Les nymphes de bois qui ouvrent l’œuvre sont un délicieux trio parfois émouvant parfois piquant, interprété par Andrea Soare, Emanuela Pascu et Elodie Méchain. Leur prestation au dernier acte relève et de Mozart et de Wagner sous forme de danse traditionnelle. La Rusalka de la soprano finnoise Camilla Nylund prend un certain temps à prendre ses aises. Son archicélèbre air à la lune du premier acte déchire les coeurs de l’auditoire par une interprétation bouleversante d’humanité et de tendresse. C’est dans le finale de l’opéra surtout, lors du duo d’amour et de mort qui clôt l’ouvrage, qu’elle saisit l’audience par la force de son expression musicale. Son partenaire le ténor Klaus Florian Vogt prend également un certain temps à se chauffer. A la fin du premier acte, il conquit avec son air de chasse, qui est aussi la rencontre avec Rusalka devenue humaine. La prestation est instable et perfectible : il paraît un peu tendu, voire coincé sur scène. Il semble avoir des difficultés avec des notes ; est parfois en décalage, mais il essaie de détendre sa voix dans les limites du possible, et sa performance brille toujours par la beauté lumineuse et incomparable du timbre comme la maîtrise de la ligne de chant. Le duo final est l’apothéose de sa performance.
La Princesse étrangère de Karita Mattila est délicieuse et méprisante au deuxième acte, sans doute l’une des performances les plus intéressantes et équilibrées de la soirée. La sorcière de la mezzo-soprano Michelle DeYoung est un cas non dépourvu d’intérêt. Théâtralement superbe au cours des trois actes, nous trouvons que c’est surtout au dernier qu’elle déploie pleinement ses qualités musicales. Remarquons le duo comique et folklorique chanté avec brio et candeur par Tomasz Kumiega en Garde Forestier et Jeanne Ireland en garçon de cuisine, …peureux, superstitieux, drolatiques à souhait. La performance de Thomas Johannes Mayer en Esprit du Lac a été déchirante, par la beauté du texte et du leitmotiv associé, mais comme beaucoup d’autres interprètes à cette première, son chant s’est souvent vu noyé par l’orchestre.
LES VOIX SONT COUVERTES PAR L’ORCHESTRE … L’orchestre de la maison sous la baguette fiévreuse de Susanna Mälkki est conscient des timbres et des couleurs. L’instrumentation de Dvorak offre de nombreuses occasions aux vents de rayonner, et nous n’avons pas manqué de les entendre et de les apprécier. La précision des cordes également est tout à fait méritoire. Or, la question fondamentale de l’équilibre entre fosse et orchestre, notamment dans l’immensité de l’Opéra Bastille, paraît peu ou mal traitée par la chef. La question s’améliore au cours des actes, et nous pouvons bien entendre et l’orchestre et les chanteurs au dernier. Un bon effort.
Sinon que dire de la mise en scène élégante, raffinée et si musicale de Robert Carsen ? Jeune de 17 ans, elle conserve ses qualités dues à un travail de lumières exquis (signé Peter van Praet et Carsen lui-même), qui captive visuellement l’auditoire. Le dispositif scénique est une boîte où un jeu de symétries opère en permanence, comme le jeu des doublures des chanteurs par des acteurs. D’une grande poésie, la transposition sage du canadien ne choque personne, malgré un numéro de danse sensuelle au deuxième acte qui représente la consommation de l’infidélité du Prince, ou encore l’instabilité et la frivolité violente des hommes. Si le jeu d’acteur est précis, de nombreux décalages sont présents dans l’exécution et la réalisation de la production. Une première d’hiver qui se chauffe progressivement… pour un résultat final qui enchante.
A voir à l’Opéra Bastille encore les 1er, 4, 7, 10 et 13 février 2019. Incontournable.
Compte rendu, opĂ©ra. Paris. OpĂ©ra Bastille, le 25 janvier 2019. Hector Berlioz : Les Troyens. StĂ©phanie D’Oustrac, Ekaterina Semenchuk, Brandon Jovanovich, StĂ©phane Degout, Christian Van Horn… Choeurs et Orchestre de l’OpĂ©ra. Philippe Jordan, direction. Dmitri Tcherniakov, mise en scène . Retour des Troyens d’Hector Berlioz Ă l’OpĂ©ra Bastille pour fĂŞter ses 30 ans ! La nouvelle production signĂ©e du russe Dimitri Tcherniakov s’inscrit aussi dans les cĂ©lĂ©brations des 350 ans de l’OpĂ©ra National de Paris. Une Ĺ“uvre monumentale rarement jouĂ©e en France avec une distribution fantastique dirigĂ©e par le chef de la maison, Philippe Jordan. La première est en hommage Ă son dĂ©funt PrĂ©sident d’Honneur, et principal financeur du bâtiment moderne, le regrettĂ© Pierre BergĂ©. Le metteur en scène quant Ă lui dĂ©die la production Ă GĂ©rard Mortier. Une soirĂ©e forte en Ă©motion.
Fin tragique, retour heureux
Les Troyens de Berlioz (livret du compositeur également) est d’après l’épopée latine de Virgile : l’Enéide, avec une inspiration et une volonté dramatique shakespearienne évidente. Probablement l’opus le plus ambitieux, le plus complexe et le plus complet du compositeur, une sorte de Grand Opéra qui ne veut pas dire son nom ; c’est une Tragédie Lyrique, romantique à souhait qui rêve d’un classicisme passé et qui se dresse volontairement contre la frivolité supposée de son temps (l’œuvre est achevée en 1858). L’histoire se situe à Troie et à Carthage à l’époque de la guerre de Troie. Après des années de siège, les Grecs disparaissent et laissent le célèbre cheval. Cassandre, prophète troyenne et fille de Priam, le Roi de Troie, met en garde contre la joie prématurée des Troyens. Ils consacrent le cheval comme une divinité malgré le mauvais présage de la mort du prêtre Laocoon. Les Grecs cachés dans le cheval tuent tous les habitants, mais Vénus sauve Enée, le héros troyen… et il est sommé de fonder une nouvelle patrie en Italie. La fin de Troie est marquée par le suicide de Cassandre et des femmes troyennes.
Le voyage mène Enée chez les Carthaginois au nord de l’Afrique où il tombe amoureux de Didon, Reine de Carthage. Le héros y vit son bonheur jusqu’au moment où les spectres de ses ancêtres le poussent à poursuivre sa route. Didon, abandonnée, met fin à ses jours.
Formellement, l’inspiration gluckiste est une évidence, avec l’ajout bien personnel d’une instrumentation élargie et novatrice pour son temps, et de longs développements passionnés et passionnants. Riche en pages émouvantes, avec beaucoup de véracité et des cris de passion bouleversants, l’œuvre est avant tout une réussite instrumentale, l’inventivité orchestrale du français est à son sommet. Berlioz parachève la tradition lyrique tout en déclarant la guerre ouverte aux conventions de l’époque.
Nous avons droit à une succession de grands moments musicaux, pourtant sans apparentes prétentions virtuoses. Dans la première moitié, à Troie, le personnage de Cassandre est le chef de file. Brillamment interprété par le mezzo-soprano Stéphanie d’Oustrac . Convaincante, la maîtrise impressionnante du souffle, et une expression incarnée, d’une dignité troublante, bouleversante de beauté. Son duo du 1er acte « Quand Troie éclat » avec le baryton Stéphane Degout est tout simplement magnifique, voire sublime. Il est le digne compagnon de la mezzo-soprano à tous niveaux, par sa diction impeccable et la force sombre et résolue de son expression musicale. Le finale du 2e acte est tout simplement époustouflant. Nous avons encore des frissons de frayeur. Inoubliable dans tous les sens.
La deuxième partie en apparence plus heureuse est l’occasion pour le ténor Brandon Jovanovich dans le rôle d’Enée de briller davantage. Il est capable de tenir les cinq actes ; le chanteur interprète le rôle avec la puissance vocale et le lyrisme expressif nécessaire. La Didon de la mezzo-soprano Ekaterina Semenchuk a une voix qui remplit l’immensité de l’auditorium, tâche pourtant peu évidente. Son style également est surprenant et très à propos, tellement qu’on lui pardonnera les défauts ponctuels dans l’articulation. Le nocturne qui clôt l’acte 4, « Nuit d’ivresse et d’extase infinie » est un duo d’une ensorcelante beauté, avec des lignes mélodiques interminables saisissantes, comme l’est l’espoir de leur amour condamné. La mort de Didon au dernier acte est également un sommet. Nous remarquons également les performances d’Aude Extrémo en Anne, sœur de Didon, celle de Cyrille Dubois en Iopas avec son chant sublime et archaïsant du 4e avec harpe obligée, ou encore celle de Christian Van Horn en Narbal, à la voix veloutée et large comme sa présence sur scène.
Le protagoniste est l’orchestre, pourtant, magistralement dirigé par Philippe Jordan . Les cuivres sont expressifs à souhait et les cordes dramatiques ponctuelles. L’intermède qui ouvre le 4e acte « Chasse royale et orage » est le moment symphonique de la plus grande prestance et d’un grand intérêt. Les vents à l’occasion nous transportent dans les merveilleuses contrées du talent musical du compositeur. Si l’orchestre est protagoniste, le chœur dirigé par José Luis Basso pourrait l’être également. Le dynamisme est évident, mais surtout la maîtrise des couleurs et la force de l’expression.
Que dire de la transposition de l’argument proposé par Dmitri Tcherniakov ? Un coup de génie pour beaucoup, une chose affreuse incompréhensible pour certains. L’action est située dans une période contemporaine imaginée, on ne saurait pas où ni quand exactement, mais le drame Troyen devient drame de famille politique quelque part, et le séjour carthaginois a lieu dans un « Centre des soins en psycho-traumatologie pour les victimes de guerre », où les victimes sont les protagonistes de l’opus, et où l’on fait du théâtre (dans le théâtre), du ping-pong, du yoga ; où certains figurants sont des véritables mutilés… Chose insupportable pour une partie de l’auditoire qui, en forte contradiction avec leur désir supposé d’élégance antique et formelle, décide d’offrir le cadeau empoisonné de ses violentes huées à l’équipe artistique embauchée. Mais un tel poison en cette première fait l’effet contraire à celui souhaité, puisque la majorité de l’auditoire contre-attaque et se lève pour faire une standing ovation, à notre avis, méritée. Berlioz enfin s’adresse sans doute à ces derniers. De son vivant, il avait conscience de l’implacable adversité parisienne, voilée de frivolité, et de sa résistance à l’innovation. On pourrait dire qu’il fait néanmoins un clin d’œil aux premiers dans une lettre dont nous aimerions partager un extrait « Étant classique, je vis souvent avec les dieux, quelquefois avec les brigands et les démons, jamais avec les singes  ». Une production de choc à vivre absolument.
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Compte rendu, opĂ©ra. Paris. OpĂ©ra Bastille, le 25 janvier 2019. Hector Berlioz : Les Troyens. StĂ©phanie D’Oustrac, Ekaterina Semenchuk, Brandon Jovanovich, StĂ©phane Degout, Christian Van Horn… Choeurs et Orchestre de l’OpĂ©ra. Philippe Jordan, direction. Dmitri Tcherniakov, mise en scène. Encore Ă l’affiche Ă l’OpĂ©ra Bastille le 28 et 31 janvier, ainsi que les 3, 6, 9 et 12 fĂ©vrier 2019.
Compte-rendu, ballet. Strasbourg. OpĂ©ra National du Rhin, le 17 novembre 2018. Spectres d’Europe. Bruno BouchĂ©, Kurt Jooss, chorĂ©graphes. Ballet de l’opĂ©ra. Maxime Georges, Stella Souppaya, pianistes. Automne kalĂ©idoscopique au Ballet de l’OpĂ©ra National du Rhin avec le programme très attendu Spectres d’Europe. Il comprend la toute première crĂ©ation du nouveau directeur du ballet, le jeune Bruno BouchĂ©, intitulĂ©e Fireflies , et une rĂ©surrection toujours bienvenue de l’iconique et atemporelle Table Verte de Kurt Jooss, père du Tanztheater.
Un diptyque incandescent, Ă la pertinence bouleversante…
Le programme commence bien avant le début officiel de la représentation, avec Les Spectres, une sorte d’installation vivante aux espaces publiques de l’opéra imaginée et réalisée par Daniel Conrod et Pasquale Nocera. Un avant-goût quelque peu décoratif mais agréable du programme chorégraphique qui suit. La pièce qui ouvre la soirée est la première création du Directeur pour la compagnie. Fireflies est aussi une œuvre conçue avec Daniel Conrod, journaliste-écrivain, artiste associé au CCN / Ballet de l’Opéra National du Rhin. Il fourni un texte plus ou moins explicatif dans le programme, « Le Chant des Lucioles », qui, au-delà de dévoiler l’inspiration philosophique derrière l’oeuvre, suscite des réflexions pertinentes qui perdurent. Le texte est d’une valeur qui cautionne tout à fait l’acquisition du programme, bien qu’il ne soit pas nécessaire pour apprécier le diptyque.
Fireflies de Bruno Bouché , parle par il même. Si l’intention originale est aussi de faire un contrepoint lumineux à La Table Verte, d’apparence sombre, nous avons l’impression que beaucoup se cache derrière l’aspect un peu limpide voire austère de l’oeuvre, et ce malgré des éléments très flashy comme les costumes métalliques de Thibaut Welchin et les lumières sophistiquées de Tom Klefstad. Aucun rideau ne se lève en cette première. La fine narration est déjà en train de vivre pendant que le public s’installe dans la salle ; des danseurs traversent la scène. Comme une sorte de nonchalance bienvenue qui se dégage aussi parfois lors des ensembles. Ils sont parfois timides, comme une lumière qui n’oserait pas trop briller par peur de faire mal aux yeux… Mais des figures géométriques intéressantes se distinguent, des bribes de personnalité parfois se démarquent ; un curieux mélange d’exigence classique et d’angoisse contemporaine, jamais choquant, toujours alléchant. Un ballet qui représente pour nous une aspiration heureuse, une graine nouvelle dont nous ignorons l’espèce mais que nous voulons voir fleurir sans le moindre doute.
Après l’entracte nous passons à la résurrection de la Table Verte de Kurt Jooss. L’oeuvre créée en 1932 est un ballet carrément anti-guerre. Kurt Jooss, figure de l’expressionnisme allemand, collaborateur de Laban et prof de Pina Bausch, signe une œuvre quelque peu hétéroclite comme son parcours, mais surtout d’une grande puissance dramatique. Deux pianistes à la fosse, Maxime Georges et Stella Souppaya, interprètent délicieusement la musique du compositeur allemand et collaborateur fétiche de Jooss, Fritz Cohen. Ici, des messieurs en noir assis autour d’une table verte décident la sorte des milliers d’humains contraints de partir en guerre pour y périr. La mort tient la baguette invisible cachée derrière chaque tableau, et elle se montre et s’exhibe souvent maîtresse, notamment grâce à l’interprétation saisissante du danseur Marwick Schmitt, implacable de ténacité, à la présence effrayante et captivante. Une série de personnages dansent leur vécu, leurs peurs et leurs espoirs avec une force expressive tout à fait impressionnante. Les soldats sont rangés et enthousiastes, même si parfois sots, parfois pompiers. Le porte-drapeau de Pierre-Emile Lemieux-Venne, par son attitude et sa cadence, chaque fois qu’il passe conquit l’auditoire avec sa danse. La mère de Susie Buisson est d’une expressivité perçante, comme la Jeune Fille de Monica Barbotte est attendrissante. Et après ces tableaux parfois déchirants, parfois pompeux, toujours militaires ; après la fabuleuse danse macabre de la mort, revient le tango délicieux du début et les hommes en noir autour d’une table verte. Où la guerre en forme sonata. Un diptyque de qualité qui demeurera longtemps dans les consciences.
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Compte rendu, ballet. Strasbourg. OpĂ©ra National du Rhin, le 17 novembre 2018. Spectres d’Europe. Bruno BouchĂ©, Kurt Jooss, chorĂ©graphes. Ballet de l’opĂ©ra. Maxime Georges, Stella Souppaya, pianistes.
Compte-rendu, ballet. Paris. OpĂ©ra Garnier, le 29 octobre 2018. Hommage Ă Jerome Robbins . Mathias Heymann, Amandine Albisson, Hugo Marchand… Ballet de l’opĂ©ra. Sonia Wider-Atherton, Violoncelle solo. Orchestre de l’opĂ©ra, Valery Ovsyanikov, direction.
L’Opéra National de Paris participe à la célébration du centenaire de la naissance du chorégraphe néoclassique Jerome Robbins, avec une soirée d’hommage où quatre de ses œuvres sont interprétées, dont le Fancy Free à qui il doit sa notoriété initiale (en 1944!), qui fait aujourd’hui entrée au répertoire du ballet de la Grande Boutique. Le programme commence exceptionnellement avec le Défilé du Ballet pour cette première automnale. La direction musicale de l’orchestre maison est assurée par le chef Valery Ovsyanikov.
Musicalité, modernité, humour, amour… Robbins !
Le Défilé a comme d’habitude la capacité d’attendrir grâce aux petits rats de l’Ecole de danse de l’Opéra et d’impressionner … par l’élégance et prestance caractéristiques des Étoiles. Ce soir, qui est l’avant dernier défilé pour l’Etoile Karl Paquette partant à la retraite le 31 décembre de cette année, le public est quelque peu froid, voire enrhumé. Cependant, le défilé, sur la musique extraite des Troyens de Berlioz, fut beau. Un amuse-bouche certes un peu particulier compte tenu du programme néoclassique, mais toujours délicieux.
Après le Défilé, voici l’entrée au répertoire de « Fancy Free  », l’oeuvre qui a catapulté les carrières de Jerome Robbins et Leonard Bernstein au siècle dernier. François Alu en chef de file a été tout particulièrement remarquable dans le peps, avec un entrain, un dynamisme à la fois comique et particulier qui sied bien à l’oeuvre. Carrément inspirée des comédies musicales, la danse est tonique et acrobatique. Si tous les danseurs sur scène ont été techniquement parfaits, certains cependant, avec leurs lignes si belles et leur maîtrise absolue des émotions, ont du mal à incarner la liberté et l’humour. Nous gardons l’heureux souvenir d’Alice Renavand , d’Eleonora Abbagnato ou encore de Stéphane Bullion pour l’effort.
Après cette entrée au répertoire délicieuse mais mitigée, est venu le moment de grâce baroque ma non troppo, en musicalité, et en beauté tout simplement. Il s’agit du ballet « A suit of dances  » (musique de Bach pour violoncelle solo, magistralement interprétée par la violoncelliste sur scène Sonia Wider-Atherton ). Le danseur Etoile Mathias Heymann s’abandonne sur scène et nous offre toute sa musicalité et sa virtuosité pour notre plus grand bonheur.
Après l’entracte place à la modernité et la sensualité du Afternoon of a faun , sous la fantastique musique de Debussy Prélude à l’après-midi d’un faune jouée par l’orchestre de façon envoûtante à souhait. Le duo est interprété par les Etoiles Amandine Albisson et Hugo Marchand, le couple absolu pour ce ballet où il est question de séduction du partenaire, mais avant-tout de séduction de son propre ego. Si Marchand est toujours alléchant avec un mélange de force et de raffinement, l’Albisson captive par ses pointes et par l’incarnation ; même en tenue de cours de danse, elle sait  transmettre un je ne sais quoi de femme fatale troublante à souhait.
Le programme se termine avec l’attendu « Glass Pieces  » , musique répétitive de Philip Glass. Les Etoiles Stéphane Bullion et Ludmila Pagliero se démarquent lors du très beau duo central, tandis que le corps du Ballet tient le bateau du début à la fin. Un ballet fort sympathique présentant une autre façade de Robbins, plus géométrique et plus intellectuelle, certains croient plus moderne, mais surtout plus New-Yorkaise et tonique. Le programme se termine donc en couleurs pétillantes après 25 minutes de danse.
Illustrations : © S Mathé / Opéra national de Paris 2018
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Compte-rendu, ballet. Paris. Opéra Garnier, le 29 oct 2018. Hommage à Jerome Robbins . Programme fortement recommandé aux amateurs de danse néoclassique et pas que… Encore à l’affiche les 2, 3, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 13 et 14 novembre 2018.
https://www.operadeparis.fr/saison-18-19/ballet/hommage-a-jerome-robbins
Compte rendu, opéra. Strasbourg. Opéra National du Rhin, le 19 octobre 2018. Pelléas et Mélisande. Debussy . Jean-François Lapointe, Anne-Catherine Gillet, Jacques Imbrailo… Orchestre Philharmonique de Strasbourg. Franck Ollu, direction. Barrie Kosky, mise en scène. Hommage à Debussy à Strasbourg pour cette année du centenaire de sa mort (NDLR : LIRE notre dossier CENTENAIRE DEBUSSY 2018 ) ; ainsi la production inattendue de Pelléas et Mélisande de Barrie Kosky avec une superbe distribution plutôt engagée ; Anne-Catherine Gillet et Jacques Imbrailo dans les rôles-titres, sous la direction du chef Franck Ollu, pilotant l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, en pleine forme.
Pelléas de Debussy à Strasbourg : production choc !
Récit d’une tragédie de la vie de tous les jours…
Le chef d’oeuvre de Debussy et Maeterlinck revient Ă Strasbourg avec cette formidable production grâce Ă un concert des circonstances brumeuses … comme l’oeuvre elle mĂŞme. La production programmĂ©e au dĂ©part Ă Ă©tĂ© annulĂ©e abruptement apparemment pour des raisons techniques qui nous Ă©chappent. Heureux mystère qui a permis Ă la directrice de la maison Eva Kleinitz de faire appel Ă Barrie Kosky, le metteur en scène australien, Ă la direction de l’OpĂ©ra Comique de Berlin (que nous avons dĂ©couvert Ă Lille en 2014 : lire notre compte rendu de CASTOR et POLLUX de Rameau : ” De chair et de sang”, sept 2014 )
Pas de levée de rideau dans une production qui peut paraître minimaliste au premier abord grâce à l’absence notoire d’éléments de décors. La pièce éponyme de Maeterlinck est en soi le bijou du mouvement symboliste à la fin du 19e siècle. Le théâtre de l’indicible où l’atmosphère raconte en sourdine ce qui se cache derrière le texte. Un théâtre de l’allusion subtile qui ose parler des tragédies quotidiennes tout en déployant un imaginaire poétique souvent fantastique. Le parti pris fait fi des didascalies et références textuelles. Pour notre plus grand bonheur ! L’histoire de Golaud, prince d’Allemonde qui retrouve Mélisande perdue dans une forêt et qu’il épouse par la suite. Une fois installée dans le sombre royaume, elle tombe amoureuse de Pelléas, demi-frère cadet de Golaud… Un demi-frère qu’il aime plus qu’un frère, bien qu’ils ne soient pas nés du même père. L’opéra du divorce quelque part, se termine par le meurtre de Pelléas, la violence physique contre Mélisande enceinte, et sa propre mort ultime.
Puisqu’il s’agĂ®t d’une sorte de théâtre très spĂ©cifique, – peu d’action, beaucoup de descriptions-, l’opus se prĂŞte Ă plusieurs lectures et interprĂ©tations. Celle de Barrie Kosky est rare dans sa simplicitĂ© apparente et dans la profondeur qui en dĂ©coule. Nous sommes devant un plateau tournant, oĂą les personnages ne peuvent pas faire de vĂ©ritables entrĂ©es ou sorties de scènes, mais sont comme poussĂ©s malgrĂ© eux par la machine. Grâce Ă ce procĂ©dĂ©, le travail d’acteur devient protagoniste.
Quelle fortune d’avoir une distribution dont l’investissement scénique est palpable, époustouflant. Le grand baryton Jean-François Lapointe interprète le rôle de Golaud avec les qualités qui sont les siennes , un art de la langue impeccable, un chant sein et habité, et sa prestance sans égale sur scène. S’il est d’une fragilité bouleversante dans les scènes avec son fils Yniold (parfaitement chanté par un enfant du Tölzer Knabenchor, Cajetan DeBloc h) en cause l’aspect meurtri, blessé du personnage, le baryton canadien se montre tout autant effrayant et surpuissant, et théâtralement et musicalement, notamment dans ses « Absalon ! Absalon ! » au 4e acte, le moment le plus fort et forte de l’ouvrage.
La Mélisande d’Anne-Catherine Gillet est aérienne dans le chant mais très incarnée et captivante dans son jeu d’actrice, tout aussi frappant. Le trouble du personnage mystérieux se révèle davantage dans cette production. Le Pelléas de Jacques Imbrailo , bien qu’un peu caricatural parfois, est une découverte géniale. Encore le jeu d’acteur fait des merveilles progressivement, mais il y a aussi une gradation au niveau du chant, avec une pureté presque enfantine dans les premier, second et troisième actes, il devient presque héroïque au quatrième.
Des compliments pour l’excellente Geneviève de Marie-Ange Todorovitch , redoutable actrice, et aussi pour l’Arkel de Vincent Le Texie r, dont les quelques imprécisions vocales marchent en l’occurrence. L’autre rôle, principal, si ce n’est LE rôle principal, vient à l’orchestre, en pleine forme, presque trop. Si les chanteurs doivent souvent s’élever au dessus de la phalange, nous avons eu la sensation parfois pendant cette première qu’il s’agissait d’un véritable combat, sans réels gagnants. Parce que l’exécution des instrumentistes a été très souvent …incroyable, notamment lors des interludes sublimes, nous soupçonnons que la direction de Franck Ollu a impliqué des choix qui ne font pas l’unanimité. Le chef a été néanmoins largement ovationné aux saluts comme tous les artistes collectivement impliqués.
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A voir et revoir sans modération pour le plaisir musical pour l’année du centenaire DEBUSSY 2018, mais aussi et surtout pour découvrir l’art de Barrie Kosky et son équipe (impeccables costumes de Dinah Ehm, décors et lumières hyper efficaces de Klaus Grünberg notamment), que nous voyons trop rarement en France. A l’affiche à Strasbourg les 21, 23, 25 et 27 octobre, ainsi que les 9 et 11 novembre 2018 à Mulhouse.
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Compte rendu, opéra. Strasbourg. Opéra National du Rhin, le 19 octobre 2018. Pelléas et Mélisande. Debussy . Jean-François Lapointe, Anne-Catherine Gillet, Jacques Imbrailo… Orchestre Philharmonique de Strasbourg. Franck Ollu, direction. Barrie Kosky, mise en scène. Illustrations : © Klara Beck / Opéra national du Rhin 2018
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Compte rendu, opéra. Paris. Opéra Comique, le 12 octobre 2018. Orphée et Eurydice. Gluck / Berlios. Marianne Crebassa, Hélène Guilmette, Lea Desandre… Choeur et Orchestre Ensemble Pygmalion. Raphaël Pichon, direction. Aurélien Bory, mise en scène.
Résurrection de l’Orphée et Eurydice de Gluck remanié par Berlioz à l’Opéra Comique. Marianne Crebassa interpèrete le rôle travesti d’Orphée avec Hélène Guilmette annoncée souffrante dans le rôle d’Eurydice, et une pétillante Lea Desandre dans le rôle d’Amour. Le Choeur et Orchestre Ensemble Pygmalion sous la direction du jeune chef Raphaël Pichon assure l’exécution de la partition. Le metteur en scène Aurélien Bory propose une conception spatiale pleine de mirages parfois efficaces parfois confondants, mais très souvent référentiels.
Cadeau aux musicologues et curieux confondus
Massimo Mila a fait un hommage à Gluck en parlant d’Orphée dans ces termes « C’est la première fois que l’opera seria du XVIIIe siècle montre une participation aussi intime du musicien aux sentiments exprimés dans le drame, une traduction musicale aussi forte des caractères, un sens aussi sobre et solennel de l’hellénisme dans l’interprétation de la mythologie antique ». Il parlait de la version italienne d’origine (1762), dont le principal péché semble être l’ouverture pompeuse, quelque peu à côté du drame. Bien sûr, la rencontre de Gluck avec l’homme de lettres italien Ranieri de’ Calzabigi, qui signe le livret d’Orfeo ed Euridice, donnera naissance à la « réforme » de l’art lyrique démontrée 5 ans après, avec la concrétisation de son drame lyrique tout aussi célèbre, Alceste.
L’histoire tragique d’OrphĂ©e, musicien-poète lĂ©gendaire plaisait sans doute aux sensibilitĂ©s romantiques de Berlioz, et il semblerait qu’il s’estimait hĂ©ritier spirituel et musical du viennois. Pour son remaniement il a dĂ©cidĂ© d’utiliser les parties de la version italienne qu’il estimait supĂ©rieures par rapport Ă la version française du compositeur datant de 1774, tout en refusant, ma non troppo, de faire des concessions Ă la Viardot (NDLR : – mezzo française aux possibilitĂ©s qui semblaient illimitĂ©es) qui crĂ©a sa version en 1859, ou encore au directeur du Théâtre-Lyrique oĂą elle eĂ»t lieu. En vĂ©ritĂ©, ce fut l’assistant de Berlioz, le jeune Camille Saint-SaĂ«ns qui a Ă©crit certaines modifications accommodantes.
Si dès la levée du rideau, nous sommes frappés par les nombreuses réminiscences stylistiques de la célèbre mise en scène de Robert Carsen, qu’on a pu voir à Paris le printemps dernier, nous focalisons notre attention très rapidement sur la performance de Marianne Crebassa, pleine d’émotion et au chant toujours envoûtant malgré la prosodie parfois malheureuse de la partition. Hélène Guilmette dans le rôle d’Eurydice décide d’assurer la première malgré sa souffrance, elle réussit malgré tout à captiver les ouïes lors des duos avec Orphée notamment. L’Amour de Lea Desandre est pétillant à souhait. L’œuvre étant très fortement chorale, nous regrettons les choix stylistiques et partis pris de cette résurrection les concernant ; sans doute M. Berlioz a trouvé meilleure la langueur et l’absence de contrastes par exemple dans le choeur qui suit le célèbre morceau « Quel nouveau ciel ». « Vieni al regni dei riposo » spirituel et exaltant et dynamique dans la version d’origine, devient un « Viens dans ce séjour paisible » un peu trop … somnolent.
En dépit de ses bémols, l’orchestre dirigé par Raphaël Pichon exécute dignement la partition. Félicitons particulièrement les vents délicieux, les percussions ponctuelles réussies et un groupe des cordes très réactif, qui fait preuve d’une grande complicité. Si nous préférons la version italienne d’origine, malgré son ouverture, nous recommandons cette nouvelle production de l’Opéra Comique surtout pour des raisons musicologiques, et bien sûr pour l’investissement artistique des excellents musiciens engagés. A l’affiche de la Salle Favart encore les 14, 16, 18, 20, 22 et 24 octobre 2018 . Illustrations : S BRION / Opéra Comique 2018
Compte rendu, opĂ©ra. Saint-Etienne. OpĂ©ra de Saint-Etienne, le 4 mai 2018. BenoĂ®t Menut : Fando et Lis. Mathias Vidal, Maya Villanueva, Mark van Arsdale… Choeurs lyrique Saint-Etienne Loire. Orchestre Symphonique Saint-Etienne Loire. Daniel Kawka , direction. Kristian FrĂ©dĂ©ric, mise en scène et livret d’après l’œuvre Ă©ponyme de Fernando Arrabal. CrĂ©ation mondiale contemporaine Ă Saint-Etienne ! Fruit du vĹ“u du directeur Eric Blanc de la Naulte de proposer des crĂ©ations contemporaines bisannuelles, nous sommes dans la maison StĂ©phanoise pour la dĂ©couverte de Fando et Lis du compositeur BenoĂ®t Menut , prix Sacem 2016, livret de Kristian FrĂ©dĂ©ric d’après la pièce de théâtre de Fernando Arrabal. Pour cette première commande de la nouvelle direction, le chef Daniel Kawka dirige un orchestre symphonique en pleine forme et une distribution d’acteurs-chanteurs rayonnants d’investissement.
En route pour Tar… Ou pas
Fernando Arrabal, essayiste dramaturge et cinéaste exilé du franquisme au siècle dernier, écrit la pièce de théâtre : Fando et Lis en 1958. L’histoire deviendra encore plus célèbre avec le film du camarade Alejandro Jodorowsky de 1968. Avec Roland Topor, les trois constitueront un mouvement artistique, Panique (1962 – 1973), en réaction à la popularisation massive et institutionnelle du surréalisme. Si un mot clé du mouvement est la violence, réelle ou imaginaire, comme facteur à purger dans toute quête de paix, la cruauté et la désolation désaffectée touchent toujours et davantage les sensibilités actuelles. Kristian Frédéric adapte une histoire d’amour post-apocalyptique, si l’on veut bien accorder à l’amour, anxiété et insignifiance ambiantes, où Fando pousse sa copine paralysée Lis, dans une petite voiture qui fait office de lit, dans leur voyage d’allure initiatique vers la ville de Tar ; c’est un endroit où paraît-il, « tout va bien ». Ils rencontrent trois personnages dans leur aventure qui participent aux joies absurdes du livret. Ils arrivent à destination, mais nulle nouveau commencement pour le couple, seulement la mort. Lis, des mains de son bien-aimé Fando, et lui par le tir de son compagnon de route, Toso.
L’opéra en trois actes a un prologue et 6 tableaux, où nous voyons passer souvent les chœurs… et des corbeaux ! La conception scénographique et les décors de Fabien Teigné, avec les sombres lumières épileptiques de Nicolas Descoteaux, instaurent une atmosphère tout à fait apocalyptique et désolante. Les costumes sales de Marilène Bastien s’y accordent magistralement. Ce désir de haute qualité évoqué par le directeur de l’opéra dans le programme s’y démontre même dans les perruques et maquillages de Corinne Tasso et Christèle Phillard.
L’orchestre symphonique Saint-Etienne Loire sous la direction du chef Daniel Kawka se présente en très bonne forme, et la direction musicale est suffisamment claire, articulée, parfaitement structurée que l’on peut discerner les caractéristiques et qualités de la composition, décidément tonale, avec un pluralisme stylistique affirmé qui trahit un esprit savant peut-être un brin trop sage et référentiel. Les promenades (on ne pourra pas vraiment dire explorations) harmoniques sont intéressantes, comme le rôle des percussions qui fait penser à la génération des opéras des années 70 qui a la vedette en ce moment ; ou encore la conjonction des timbres ou les essais d’écriture contrapuntique, remarquables notamment chez le choeur.
Le bijoux d’une telle parure de désolation se trouve dans les performances heureuses et réussies des chanteurs engagés. Le Fando de Mathias Vidal est superlatif. A la fois touchant et perché comme son ambitus, il livre une performance tonique, haute en mouvement et en dérision quelque peu bouleversante. L’étendue de la voix impressionne autant que la diction. Si l’articulation des lignes de Maya Villanueva en Lis semble plus complexe, son interprétation n’est pas moins impressionnante. Elle a un magnétisme indéniable sur scène et son chant reste le plus lyrique (et vocalisant même!) de toute la production. Le trio de Mark van Arsdale, Nicolas Certenais et Pierre-Yvess Pruvot en Toso, Namur et Mitaro respectivement, fait penser aux Juifs de la Salomé de Richard Strauss. Leur interprétation est comique, bien joué et bien chanté, mais pas assez dérangeante, ni pas assez drôle. Presque trop « parfaite » dans une œuvre où la raison cède à l’idiotie et où le beau cède au moche. Enfin, remarquons le choeur de la maison qui fait vibrer l’auditoire par son dynamisme, malgré les quelques bémols au niveau de la prosodie.
Heureuse démarche que celle de la nouvelle direction de l’Opéra Saint-Etienne, soucieuse d’élargir l’art lyrique hors des sentiers battus, désireuse de nouveau, protagoniste active à la création musicale. Le public quitte l’auditoire après presque deux heures où malgré quelques longueurs et la violence très graphique de la réalisation scènique, le mot maître est… émotion ! Pari réussi.
SAISON LYRIQUE 2018 – 2019 / OPERA DU RHIN. Paris, Maison de l’Alsace, le 25 avril 2018. PrĂ©sentation de la saison 2018-2019 de l’OpĂ©ra National du Rhin. Eva Kleinitz, directrice gĂ©nĂ©rale. Bruno BouchĂ©, directeur artistique du Ballet de l’OpĂ©ra National du Rhin.
7 nouvelles productions dont une création française, un opéra dansé et un opéra argentin au centre de la deuxième édition du Festival Arsmondo, ouverture, interdisciplinarité, transversalité comme fondements, partage d’émotions et propagation des arts comme origine et aspiration… La nouvelle saison 2018-2019 de l’Opéra National du Rhin se révèle riche en idées et en créations, et ce à tous les niveaux. Voici un aperçu suite à la conférence de presse à laquelle nous avons assisté en avril dernier.
« Je tiens à ouvrir plus encore l’Opéra à de nouveaux publics afin que notre communauté d’art et d’esprit soit plus large et diversifiée », souligne avec raisons, Eva Kleinitz .
L’ambition qui fait mouche ! Deuxième saison officielle et première saison véritable pour la nouvelle directrice de l’Opéra National du Rhin, Eva Kleinitz. Nous sommes accueillis au rooftop de la Maison de l’Alsace aux Champs Élysées pour une conférence de présentation de la nouvelle saison. Le cadre contemporain et design du rooftop, à l’endroit iconique et historique où il se situe, s’accorde à merveille aux intentions et décisions de la nouvelle direction pour la saison prochaine.
2018-2019 réserve au public deux opéras pour les jeunes, dont une d’après les musiques de Juan Crisostomo de Arriaga, aussi connu comme le Mozart Espagnol. Intitulé La Princesse Arabe, c’est une occasion unique de découvrir davantage l’œuvre joyeuse du compositeur méconnu. L’autre, d’après les Frères Grimm s’intitule Le Garçon et le Poisson Magique (du jeune compositeur contemporain hollandais Leonard Evers). De quoi rafraîchir l’été pour la première, et sublimer l’hiver pour la deuxième.
A ces productions s’ajoutent le retour des Talens Lyriques et Christophe Rousset pour La Divisione del Mondo, opéra baroque italien du XVIIe siècle de Giovanni Legrenzi, et le retour du Festival Arsmondo édition Argentine, avec la pièce phare : Beatrix Cenci, opéra en deux actes d’Alberto Ginastera (1971) dont le chef Marko Lentonja assure la création française en mars/avril 2019. Autour de l’œuvre orbite une série de manifestations pluridisciplinaires : des expositions, des récitals, des rencontres et encore plus. Le baryton argentin Armando Noguera en recital « argentino » à la guitare, les choeurs de l’opéra sous la direction fabuleuse de Sandrine Abello pour la « Misatango » ou Messe à Buenos Aires, l’exploration de la harpe dans la musique symphonique argentine avec l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg sont l’occasion de découvrir davantage la culture du pays sud-américain.
Si la saison lyrique commence avec la nouvelle production du Barbier de Séville mise en scène par Pierre-Emmanuel Rousseau, elle continue avec un événement choc, Pelléas et Mélisande avec mise en scène, chorégraphies et conception signées Sidi Larbi Cherkaoui, Damien Jalet et Marina Abramovic, avec les débuts à l’Opéra du Rhin du baryton Jacques Imbrailo dans le rôle-titre, et les fabuleux Anne-Catherine Gillet et Jean-François Lapointe en Mélisande et Golaud. Dans l’année centenaire après la mort de Debussy, nous nous réjouissons déjà pour la programmation de cette coproduction européenne.
L’année lyrique 2018 se termine avec le retour de Mariame Clément, metteur en scène, pour une nouvelle production d’un opéra rare d’Offenbach, Barkouf ou un chien au pouvoir.
La saison, elle, se termine avec deux retours heureux à l’Opéra du Rhin. D’abord le délicieux Freischütz de Carl Maria von Weber en avril/mai 2019 et surtout le retour de Mozart avec une nouvelle production de Don Giovanni juin/juillet, dont la mise en scène est confiée à Marie-Eve Signeyrole.
Au niveau de la danse, la saison commence avec un ballet légendaire du répertoire moderne du théâtre dansé La Table Verte de Kurt Joos et une création du directeur Bruno Bouché intitulée Fireflies. Elle continue avec Le Lac des Cygnes revisité, transfiguré par le danseur chorégraphe tunisien Radhouane El Meddeb et un programme accueillant différentes compagnies de danse intitulé Ballets Européens au XXIe siècle. Après l’opéra-tango Maria de Buenos Aires d’Astor Piazzolla et Horacio Ferrer pendant le festival printanier Arsmondo, la saison se termine avec deux créations sur les musiques de Mahler ; Harris Gkekas et Shahar Binyamini, chorégraphes invités.
Maintes surprises encore à découvrir et redécouvrir au cours de la prochaine saison… Dîners sur scène, midis lyriques, Singing Garden, récitals de Julie Fuchs, Véronique Gens, Simon Keenlyside, des efforts efficaces et ingénieux d’action culturelle… Une saison qui brille déjà par la valeur de sa pensée large et inclusive rendue manifeste dans la programmation, et l’émotion édifiante qu’implique la propagation des arts, origine et objectif explicite de la nouvelle direction. A suivre, à soutenir, à déguster !
TOUTES LES INFOS sur le site de l’OpĂ©ra national du RHIN, saisn 2018 – 2019 .
Compte rendu, opéra. Paris. Bouffes du Nord, le 20 avril 2018. John Gay : L’opéra des gueux. Beverly Klien, Kate Batter, Benjamin Purkiss, musiciens des Arts Florissants. William Christie, direction musicale et clavecin. Robert Carsen, co-adaptation du livret et mise en scène.Résurrection insolente et heureuse du Beggar’s Opera (« Lopéra des gueux ») de Gay/Pepusch grâce aux talents concertés de Robert Carsen et des Arts Florissants, en co-production au Théâtre des Bouffes du Nord. L’ancêtre de la comédie musicale par excellence est une pièce controversée voire scandaleuse dès sa création en 1728. Elle est ici accueillie dans une nouvelle production/adaptation 100% anglophone (fort heureusement!) et 100% pertinente !
Comédie musicale ou pastiche ?
L’oeuvre de John Gay est une « ballad opera » propre Ă l’Angleterre du dĂ©but du XVIIIe siècle. Gay n’est pas musicien mais auteur et dramaturge. Il « compose » l’opĂ©ra des gueux en se servant des mĂ©lodies du folklore Ă©cossais, anglais, irlandais et mĂŞme français, plus des nombreuses citations voire reprises des opus des compositeurs tels que Purcell, Haendel, Frescobaldi, Buononcini et… Pepusch. Ce dernier est considĂ©rĂ© comme le responsable de l’arrangement musical des pièces hĂ©tĂ©roclites. Il s’agit lĂ d’une anecdote dont la vĂ©racitĂ© n’a jamais pu ĂŞtre Ă©tablie, par contre nous savons qu’il Ă©tait le chef d’orchestre de la crĂ©ation en 1728.
Il n’y a pas de version ou édition définitive de l’oeuvre, en partie à cause de sa nature. Remarquons notamment l’adaptation de Benjamin Britten, ou encore l’opéra des quat’ sous de Weill également. Puisque nous nous trouvons au Bouffes du Nord, le souvenir du film de Peter Brook, ancien directeur du théâtre, datant de 1953 est fort présent.
L’histoire, une critique acerbe du temps, explore des sujets tabous, sans réserve et sans pudeur. L’ordre social et économique est le terrain sur lequel les excellents acteurs-chanteurs engagés crachent et forniquent, et les conventions sociales se portent, se salissent et se jettent comme des vieilles fringues que nous gardons au placard par habitude et conditionnement.
Humour scandaleux pour tous !
Robert Carsen avec son dramaturge fétiche Ian Burton, signe une adaptation où la question capitaliste et sexuelle s’exposent avec franchise, et la troupe brille en cohésion et investissement, et ce sans avoir forcément les fous-rires encourageants d’un public non-anglophone. L’intégration de la danse (excellente chorégraphie de Rebecca Howell) et de la musique (William Christie et ses musiciens des Arts Florissants habillés en gueux jouant les mendiants hystérisés à côté) est une réussite qui sert et magnifie davantage le propos et l’expérience théâtrale, musicale et esthétique.
Le casting est très large et 100 % anglophone, ce qui assure rythme et punch. Beverley Klein en Mrs. Peachum est un tour de force comique. Le couple principal de Polly Peachum et Macheath, interprétés par Kate Batter et Benjamin Purkiss respectivement,  est fantastique. Elle, rayonnante de naïveté et lui, séducteur blasé assumé. Si la musique a une place peut-être moins importante que le théâtre, la performance vocale et instrumentale est digne. Les nombreux chœurs sont notamment d’un grand impact.
Une résurrection heureuse, intéressante et pertinente. Un spectacle unique dont la beauté plastique typique de l’oeuvre de Carsen s’accorde mystérieusement à l’aspect acerbe, scandaleux et choquant de l’oeuvre. A consommer sans modération aux Bouffes du Nord jusqu’au 3 mai 2018 puis en tournée internationale, repassant par la France jusqu’en 2019.
Sabino Pena Arcia.
Compte rendu, opĂ©ra. Strasbourg. OpĂ©ra du Rhin, le 21 mars 2018. Mayuzumi : Le Pavillon d’or. Daniel / Miyamoto. RĂ©ussite du Festival Arsmondo – dĂ©diĂ© aux arts japonais-, avec son spectacle phare, la crĂ©ation française du Pavillon d’or du compositeur contemporain japonais, mĂ©connu en France, Toshiro Mayuzumi . D’après un roman du cĂ©lèbre auteur japonais du XXe siècle, Yukio Mishima, l’opĂ©ra raconte l’histoire troublante d’un moine japonais handicapĂ© qui dĂ©cide de mettre feu Ă son temple Ă Kyoto au moment de l’après-guerre. Le chef Paul Daniel dirige l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg en pleine forme, et une distribution des chanteurs au bel investissement. Une pĂ©pite lyrique de notre temps, troublante d’intensitĂ©, qui mĂ©rite dĂ©couverte et vulgarisation ainsi dĂ©fendues, malgrĂ© le sujet …dĂ©licat pour certains.
Création contemporaine, festival pluridisciplinaire
Eva Kleinitz , nouvelle directrice de la maison nationale du Rhin, a conçu un premier festival Arsmondo avec panache ! Pour cette première édition du festival pluridisciplinaire dédiée au Japon, l’Opéra du Rhin et ses partenaires proposent une série de manifestations diverses autour du spectacle principal. Ainsi, le public de la région peut nourrir encore davantage sa soif de culture avec des conférences, colloques, récitals et expositions, en lien direct avec le pays et l’opus lyrique mis en valeur. En l’occurrence, c’est l’occasion de redécouvrir et revisiter les auteurs : Yukio Mishima (la plus célèbre plume nippone du XXe siècle) et Haruki Murakami (la plus lue au XXIe) entre autres manifestations au cœur du riche programme de cette année (voir http://www.festival-arsmondo.eu/ )
Si tu vois tes chaînes, coupe-les
Nous venons à Strasbourg surtout pour découvrir l’opéra de Mayuzumi, et nous sommes loin d’être déçus. Méconnu en France mais très célèbre au pays du soleil levant, notamment grâce à une émission de télévision de vulgarisation de la musique classique ; le compositeur a créé le Pavillon d’Or en 1976 à Berlin. Il y a donc déjà 42 ans… L’opéra est donc un « classique lyrique » du XXè. Très attiré par la musique occidentale et l’avant-garde dans sa jeunesse (il sera élève au conservatoire national à Paris), au début des années 60, il s’intéresse davantage à la musique japonaise et d’Asie en général. Cette période voit la naissance d’œuvres complexes, faisant preuve d’un mélange parfois savant mais surtout sensé et sensible d’influences diverses. La découverte du Pavillon d’Or nous révèle un travail de recherche pointu sur des questions de fibre musicale comme le rythme (il fait penser parfois à La Petite Danseuse de Degas de Levaillant), un penchant pour des choeurs hautement dramatiques, un orchestre symphonique occidental agrémenté de procédés crypto-japonisants ainsi qu’une efficacité et cohérence qui renvoie à la musique de film (Mayuzumi s’étant aussi particulièrement distingué en tant que compositeurs de bandes originales).
L’exĂ©cution sous la baguette de Paul Daniel est tout autant distinguĂ©e. Si les voix solistes parfois se replient entre une sorte d’expressionnisme contenu et une ferveur tout Ă fait psalmodique -version bouddhiste-, les chanteurs-acteurs engagĂ©s dĂ©montrent une tĂ©nacitĂ© et un brio théâtral sur scène qui ne laisse pas insensible. Les choeurs de l’opĂ©ra dirigĂ©s par Sandrine Abello sont de grand impact. La performance brille d’intensitĂ© et les nombreux morceaux sont interprĂ©tĂ©s avec personnalitĂ© et dramatisme, ceci est davantage surprenant puisqu’il s’agĂ®t souvent d’une rĂ©citation plus ou moins stylisĂ©e des mantras et sutras bouddhiques. Le choeur dans cet opĂ©ra est presque grec, dans le sens oĂą il commente l’action, mais en l’occurrence il l’incite et l’inspire aussi. Une rĂ©ussite Ă la fois musicale et dramaturgique.
Ardente solitude
Les solistes privilégiés sont les voix masculines. Le baryton Simon Bailey interprète le rôle du protagoniste, Mizoguchi. Très sollicité et accompagné d’un double dansant (l’excellent Pavel Danko ), Bailey incarne tout ce que l’œuvre l’exhorte à incarner avec une incandescence bouleversante de folie sincère, que nulle condescendance culturelle ou incompréhension cultuelle ne saura cacher. La voix se projette aisément ; il se montre aussi maître du style avec des effets vocaux remarquables, dont nous ignorons l’origine. Prestation tout aussi intéressante, celle de son camarade moine Tsurukawa, interprété par Dominic Grosse . Il cache derrière sa délicatesse et retenue, exprimées au travers d’un chant parfois affecté, un amour qui n’ose pas dire son nom (comme l’amour de Mishima aussi). Mais les notions de « honne » et « tatemae » (de façon approximative, la pensée intérieure et les conventions sociales respectivement), pèsent toujours plus lourd que les bons sentiments qui ne réussissent pas à s’affirmer. Si son rôle est poétique à souhait par le manque, celui du ténor Paul Kauffmann en Kashiwagi, camarade de la fac, aisé et handicapé, l’est aussi par son brio comique rustique, non-chalant, désaffecté.
Si les voix féminines sont beaucoup moins présentes, remarquons particulièrement l’excellente performance de la soprano japonaise Makiko Yoshime en Jeune Fille, qui prouve avec son jeu et son chant qu’il n’y a pas vraiment de petits rôles, mais des petits artistes. Nous la félicitons et lui souhaitons une grande carrière !
Le travail profond au niveau de la direction musicale et chorale s’intègre heureusement au travail complexe du célèbre metteur en scène japonais Amon Miyamoto . Le dispositif scénique unique avec recours aux projections vidéos, dans les décors polyvalents, pragmatiques et souvent austères de Boris Kudlicka, est aussi une réussite. Mais si visuellement le spectacle est beau malgré l’ombre, le bijou est dans les profondeurs qui se révèlent dans l’interprétation globalement harmonieuse entre les équipes, d’un grand impact intellectuel et émotionnel chez l’auditeur. Il s’agît après tout de mettre en scène la folie d’un jeune moine handicapé, obsédé (dévoré) par la beauté. Le spectacle captive par sa cohérence et sa véracité, et les efforts concertés d’Amon Miyamoto et de Paul Daniel rendent l’opus accessible et lisible (1/5 de l’œuvre a été coupé pour la création française cette année). Spectacle et festival à consommer sans modération, encore à l’affiche les 24, 27 et 29 mars 2018 à Strasbourg (ainsi que le 3 avril), et les 13 et 15 avril 2018 à Mulhouse. Le Festival s’achève ce 15 avril 2018..
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Compte rendu, opĂ©ra. Strasbourg. OpĂ©ra National du Rhin, le 21 mars 2018. Mayuzumi : Le Pavillon d’or (crĂ©ation française). Simon Bailey, Dominic Grosse, Paul Kaufmann… Choeurs de l’opĂ©ra. Sandrine Abello, direction. Orchestre Philharmonique de Strasbourg. Paul Daniel, direction. Amon Miyamoto, mise en scène.
Compte-rendu, opéra. Paris, Palais Garnier, le 17 mars 2018. Bartok / Poulenc : Le Château de Barbe-Bleue / La Voix Humaine. Metzmacher / Warlikowski . Le diptyque de Krzysztof Warlikowski mettant en scène Le Château de Barbe-Bleue de Bartok ainsi que le monodrame ou « concerto pour soprano et orchestre » qu’est la Voix Humaine de Francis Poulenc, revient au Palais Garnier après sa création en 2015. Le trio d’interprètes réunit la basse John Relyea, la mezzo-soprano Ekaterina Gubanova et la soprano Barbara Hannigan. L’Orchestre de l’Opéra est dirigé par le chef Ingo Metzmacher pendant presque 2 heures de représentation, sans interruption !
Diptyque limpide et indéchiffrable comme la Vie
Le seul opĂ©ra du compositeur hongrois Belá BartĂłk (1881 – 1945) est aussi le premier opĂ©ra en langue hongroise dans l’histoire de la musique. Le livret de BĂ©la Balázs est inspirĂ© du conte de Charles Perrault « La Barbe Bleue », paru dans Les Contes de Ma Mère l’Oye, mais aussi de l’Ariane et Barbe-Bleue de Maeterlinck et du théâtre symboliste en gĂ©nĂ©ral. Ici sont mis en musique Barbe-Bleue et Judith, sa nouvelle Ă©pouse, pour une durĂ©e approximative d’une heure et quart. Ils viennent d’arriver au Château de Barbe-Bleue et Judith dĂ©sire ouvrir toutes les portes du bâtiment « pour faire rentrer la lumière », dit-elle. Le duc cède par amour mais contre son grĂ© ; la septième porte reste dĂ©fendue mais Judith manipule Barbe-Bleue pour qu’il l’ouvre et dĂ©couvre ainsi ses femmes disparues mais toujours en vie. Elle sera la dernière Ă rentrer dans cette porte interdite, sans sortie. Riche en strates, l’opĂ©ra se prĂŞte Ă plusieurs lectures ; la musique, très dramatique, toujours accompagne, augmente, colore et sublime la prosodie très expressive du chant.
La Voix Humaine est une Ĺ“uvre courte d’une rare intensitĂ© et d’un lyrisme puissant ; c’est Ă©galement une continuation et un dĂ©veloppement de la musique de la peur et du dĂ©pouillement des Dialogues des CarmĂ©lites du mĂŞme compositeur. Il s’agĂ®t d’une tragĂ©die lyrique en un acte, livret de Jean Cocteau, oĂą une jeune femme (« Elle ») abandonnĂ©e par son amant, lui parle très longuement au tĂ©lĂ©phone jusqu’à la coupure finale.
L’angoisse humaine sur scène, variations sur la solitude
Le spectacle commence avec du Bartok. Mais nous ne saurons pas trop comprendre en première vue le propos. Sur scène sont une sorte de magicien avec son assistante gémissante (accessoirement la soprano dans Poulenc). La mezzo est dans la salle assise au parterre. Le magicien est la basse. L’assistante se retire quand la musique commence. Judith, le rôle interprété par la mezzo Ekaterina Gubanova , monte alors sur scène. Nous voici dans le Château de Barbe-Bleue . La Gubanova a un timbre velouté et charnu qui sied bien au personnage. Elle pimente son chant expressif avec un excellent jeu d’actrice. Si elle saisit par le côté inquiet, suspect, agité de son incarnation, son binôme John Relyea frappe par une intensité musicale et expressive qui veut se retenir, se contenir, mais qui se déverse immanquablement à la fin de l’opéra… dans le pseudo-duo final. C’est un Barbe-Bleue au physique alléchant et à la voix large, mais nous sommes avant tout impressionnés par la caractérisation, complexe et profonde comme le livret de Bela Balazs et la partition. Une réussite lyrique dont les lumières froides des néons sur le plateau illuminent l’aspect indéchiffrable et mystérieux.
Après quelques surprises plus ou moins attendues pour assurer la « transition » vers La Voix Humaine de Poulenc , voilà sur scène à nouveau la soprano canadienne Barbara Hannigan , vedette et championne de l’opéra contemporain (remarquons entre autres sa création de l’opéra de Benjamin George, Written on Skin). La mise en scène de Warlikowski se clarifie dans cette deuxième partie, française . Il y a un dédoublement de la scène par le biais d’une rétro-vidéo-projection sur scène… de la scène. Le public a donc droit à plusieurs angles et perspectives d’Elle, protagoniste de la Voix. Hanningan réussit un tour de force dramatique dans ce rôle. Si la prosodie de Cocteau/Poulenc semble parfois peu évidente, le tout est d’une véracité dramaturgique saisissante. Nous ne savons pas si elle va mourir après l’appel téléphonique fatidique, mais une chose est claire, il s’agît d’une femme qui se bat seule contre elle même, par le biais du fantôme de l’amour sur lequel elle se reposait. Les cris, les larmes, le sang, sont autant d’objets musicaux vécus comme des éléments expressifs créant une cohérence tout à fait… désolante.
Si les chanteurs se donnent à fond sur le plateau, le diamant est dans la fosse. Ingo Metzmacher dirige un orchestre en bonne forme et surtout particulièrement équilibré (pas évident avec les orchestrations des opéras représentés). La polytonalité et le chromatisme dans Bartok se traduit par la performance extraordinaire des bois, très nombreux. L’ambiguïté tonale dans Poulenc se traduit en une sensualité et un coloris orchestral maîtrisé, surtout plein de sens. Le personnage principal est au final l’orchestre parisien,… car c’est lui qui tient le fil sur lequel les chanteurs marchent au-dessus du vide, de l’ardente solitude sous-jacente dans ces opéras du XXe siècle. Catharsis probable après consommation ! Spectacle recommandé à nos lecteurs, encore à l’affiche du Palais Garnier les 21, 25, et 29 mars ainsi que les 4, 7 et 11 avril 2018.
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Compte-rendu, opéra. Paris, Palais Garnier, le 17 mars 2018. Bartok / Poulenc : Le Château de Barbe-Bleue / La Voix Humaine. John Relyea, Ekaterina Gubanova, Barbara Hannigan. Orchestre de l’Opéra. Ingo Metzmacher, direction. Krzysztof Warlikowski, conception et mise en scène.
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