ENTRETIEN avec la violoncelliste Ophélie GAILLARD (I colori dell’ombra, fév 2020)

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ENTRETIEN avec la violoncelliste Ophélie GAILLARD (fév 2020). Ophélie Gaillard ne tient pas en place! La violoncelliste, l’une des rares à frotter de son archet les cordes métalliques autant que le boyau, a une activité débordante. Elle se produit en récital ou avec le Pulcinella Orchestra, ensemble sur instruments anciens qu’elle a fondé en 2005, mène une carrière de pédagogue à laquelle elle est très attachée, explore les répertoires, et monte des projets discographiques. Son dernier album consacré à Vivaldi « I colori dell’ombra » (label Aparté) estparu en mars 2020. Dans ce temps de confinement, nous vous convions à sa rencontre… chez vous!

 

 
 

 

 
 

LE VIOLONCELLE D’OPHÉLIE GAILLARD
AUX COULEURS DE VIVALDI

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Après votre second disque consacré à Boccherini réalisé avec Sandrine Piau l’an dernier, vous venez d’enregistrer Vivaldi avec votre ensemble Pulcinella Orchestra. Êtes-vous dans une démarche analogue dans la façon d’approcher ces deux compositeurs? 

Gaillard ophelie violoncelle -GaillardJe collabore très souvent depuis quelques années avec Sandrine Piau et nous nous sommes attachées au répertoire de Boccherini, une première fois avec ses sonates, concertos, et un air de concert, que nous avons enregistrés en 2007, puis avec son Stabat Mater que je considère comme son chef-d’œuvre, et qui tient à lui seul la place d’un disque. Je trouve intéressant de traverser toutes les périodes de création de compositeurs qui ont un vrai parcours de vie, comme Boccherini. Nous avons eu la même démarche pour Vivaldi, à cela près qu’il n’était pas violoncelliste: il a écrit pour le violoncelle sur une période plus resserrée, qui ne représente que quinze ans de sa vie.

 

 
 

C’est votre deuxième disque consacré à Vivaldi, avec Pulcinella Orchestra. Quinze ans le sépare du premier, pour quelle raison avoir autant attendu? 

Le premier disque réalisé avec l’ensemble était consacré à l’intégrale des sonates. Au concert, nous sommes venus régulièrement à l’exploration des concertos, dont très peu sont connus. Comme il y en a vingt-sept, auxquels on peut rajouter quelques concertos pour violoncelle et d’autres instruments comme le basson, toutes ces années n’ont pas été de trop pour presque tous les aborder!
 

 
 

Que représentait le violoncelle pour le violoniste Vivaldi?

Le violoncelle est un instrument extrêmement social, mais à l’époque de Vivaldi il a encore cette position hybride: il est à la fois un instrument de basse, de continuo, qui accompagne des solistes, et en même temps il commence à s’émanciper et Vivaldi joue un grand rôle dans ce sens. Il est le premier à dédier un corpus aussi considérable à cet instrument. Il compose neuf sonates, et ces si nombreux concertos. A l’aune de cela on peut penser qu’il avait un fort tropisme, et un amour certain pour le violoncelle. C’était encore très nouveau dans l’Italie du début du XVIIIème siècle: c’est seulement à partir de 1670 que le violoncelle commence à se faire entendre comme instrument soliste.

 

 
 

Comment l’ensemble Pulcinella Orchestra a-t-il évolué des sonates aux concertos?

Il n’y a pas eu de grands bouleversements. Mon goût pour un continuo assez large avec beaucoup de couleurs instrumentales a pris une nouvelle dimension dans ce répertoire. L’écriture des concertos est plus développée, plus variée et virtuose que celle des sonates. Cela nous a incités à enrichir le continuo en ajoutant au clavecin, à l’orgue et au théorbe, une harpe, des basses d’archet, parfois une guitare ou même un psaltérion dans certains mouvements lents. Je pense aussi qu’au fil du temps, l’ensemble a gagné en qualité de cohésion. Le travail du répertoire du baroque tardif, en particulier celui de Carl Philipp Emanuel Bach, nous a beaucoup apporté à ce niveau, tant cette musique est exigeante sur le plan technique et dans la recherche de couleurs orchestrales. Lorsque nous sommes revenus à Vivaldi, la palette de couleurs de l’ensemble s’est révélée beaucoup plus riche.

 

 
 

Comment avez-vous choisi les concertos du disque?

Nous avons eu beaucoup de mal à choisir, c’est pourquoi nous avons finalement enregistré deux CD. Nous aurions pu réaliser trois ou quatre disques! J’ai travaillé avec Olivier Fourès, chargé de l’édition des œuvres instrumentales de Vivaldi, pour choisir des concertos aux esthétiques différentes, trouver un équilibre avec les concertos pour violoncelle seul, les concertos de chambre, quelques pièces d’orchestre significatives de l’écriture virtuose de la partie de violoncelle, et aussi et surtout des coups de cœur! Nous avons fait ensemble un travail essentiel sur les sources. À cela s’est ajouté le désir de faire intervenir des voix. Vivaldi avait cette double fonction de violoniste maestro auprès des pensionnaires de la Pietá, et ce rôle de quasi impresario des cantatrices avec lesquelles il avait des relations très soutenues: il les comprenait au point qu’il écrivait sur mesure pour elles. Pour moi le violoncelle est l’instrument qui connecte le mieux le monde de la voix et le monde instrumental. Le violoncelle chante comme une voix dans les mouvements lents des concertos. C’est pourquoi j’ai voulu mettre en lumière deux airs qui placent le violoncelle à côté de la voix. Cet été nous fêterons le 350ème anniversaire de la naissance de Bononcini, qui était aussi violoncelliste et rival de Haendel. Le programme comportera une partie instrumentale et une partie chantée, avec des œuvres de Bononcini et de Vivaldi.

 

 
 

Il y a aussi le violoncelle piccolo…

Effectivement, l’un des deux airs est avec violoncelle piccolo. Il y a aussi des concertos, dont nous pensons qu’il existe de fortes probabilités qu’ils aient été écrits pour ce petit violoncelle à cinq cordes, qui était très répandu dans la première moitié du XVIIIème siècle. Cet instrument possède à la fois la tessiture du violoncelle et celle du violon, avec sa cinquième corde qui s’apparente à la corde de mi du violon. Il permet de jouer les parties en clé de sol écrites par le compositeur. Cette écriture apparaît comme une sorte d’injonction à passer au piccolo.
Que dire de son son? Il est plus aérien, plus fragile, parfois angélique, contrairement à celui du violoncelle qui a des basses profondes et charnues. Vivaldi joue ainsi avec les registres. On découvre avec ces concertos à quel point se situe son sens de l’orchestration, de la couleur. Il y a chez lui une attention portée au timbre de chaque instrument assez nouvelle pour l’époque. L’écriture de Bach est indifférente à l’instrument, ce n’est pas le cas pour Vivaldi: on doit le jouer avec les instruments désignés.

 

 
 

Pourquoi ce titre I colori dell’ombra?

L’idée est que le soleil n’est jamais aussi resplendissant qu’après qu’il ait été couvert de nuages, comme après la tempête. Les concertos pour violoncelle nous conduisent sur une terre de contrastes. On y trouve le côté très sombre, très intérieur, et le côté lumineux. Lorsqu’on regarde le vernis du Goffriller, le violoncelle que j’ai la chance de jouer, on remarque sa profondeur: la lumière du vernis semble émerger des ténèbres de cette profondeur! Cette vision m’a inspiré le titre de l’album, qui pour moi est très concret, fait référence à de la matière.
Il y a aussi le contexte historique, et Olivier Fourès l’explique très bien: l’esprit vénitien est aux antipodes de celui du siècle des lumières français. Vivaldi appartient à ce monde irrationnel vénitien et à son foisonnement licencieux. Venise inspirera les courants pré-romantiques allemands, le Sturm und Drang. Cette ville apporte des sensations très particulières. On y est dans un autre espace-temps. Elle amplifie les états d’âmes, elle est très changeante et ses couleurs déteignent sur notre humeur, pour peu qu’elle soit joyeuse ou déprimée. C’est aussi la ville du rêve, de l’impalpable, de l’imaginaire.

 

 
 

Y aura-t-il un autre album Vivaldi? 

Oui, c’est une évidence! Et dans peu de temps je pense! Il reste plusieurs concertos  que j’aime aussi particulièrement et qui n’ont pas pu trouver leur place dans cet album. Lors des concerts qui vont suivre la publication d’I Colori dell’ombra, nous allons jouer certains de ces concertos en plus de ceux des disques. Quand on pense que l’œuvre avec violoncelle de Beethoven tient sur trois CD, les violoncellistes peuvent mesurer leur chance d’avoir un corpus d’œuvres aussi vaste que celui de Vivaldi!

 

 
 

Quel est votre rapport au répertoire contemporain, que vous interprétez aussi? 

Que ce soit dans le domaine baroque, classique, ou contemporain, ce sont les compositeurs qui m’interdisent des choix! Je ne pourrais pas me passer de jouer le concerto de Dutilleux que j’ai donné très récemment, par exemple. Je ne pourrais pas  non plus me passer de jouer « Tout un monde lointain », ou le concerto d’Elgar, ou Schumann…Il y a quelque chose dans la nature de l’instrument qui est d’essence romantique, et c’est perceptible même dans la musique de Vivaldi.

 

 
 

Comment « jonglez-vous » d’un répertoire à l’autre?

J’ai trois instruments: le Goffriller, et deux autres violoncelles, l’un monté moderne, l’autre monté en « boyaux ». Au quotidien je passe de l’un à l’autre, donc d’un répertoire à l’autre. Ce n’est pas toujours facile, mais je suis habituée depuis très longtemps. Il faut avoir beaucoup de plasticité physique et mentale. Il faut aussi s’adapter instantanément à chaque diapason. La plus grande difficulté est pour moi l’emploi du temps. J’utilise tous les moments disponibles, et je m’en crée aussi la nuit!
 

 
 

Parlez-nous de votre relation avec le Goffriller…

Je travaille tous les jours sur le Goffriller mais j’ai aussi une copie très exacte de ce merveilleux violoncelle, que j’ai fait fabriquer par un jeune luthier suisse, qui lui, reste monté en boyaux. Cela me permet de travailler sur cette copie lorsque le Goffriller est monté en cordes métalliques pour les besoins d’un concert. J’utilise l’original pour la plupart de mes concerts cependant. J’aime tellement cet instrument que je le joue le plus possible, avec des cordes métalliques ou en boyaux. Il a cet avantage de pouvoir s’adapter aux deux. Je vis avec lui depuis plus de quinze ans.
 

 
 

Est-il à votre disposition pour une durée définie?

Non, je l’ai pour une durée indéterminée. Cela crée un sentiment de responsabilité par rapport à son propriétaire, mais surtout celui d’une responsabilité immatérielle: un instrument comme celui-ci, qu’il soit le vôtre ou pas, ne vous appartient jamais. On fait seulement un bout de chemin avec lui, et dans quelques années il vivra dans d’autres mains. L’instrument reste lui-même tandis que nous ne sommes pour lui qu’une aventure passagère. Paradoxalement ce qui est étrange c’est cette impression  que j’ai malgré tout de façonner son son, en l’apprivoisant au fil de toutes ces années. Je ne cesse d’être avec lui dans cette attente, ce désir qu’il puisse me surprendre avec des sonorités inouïes, inattendues…Quand j’ai essayé ce violoncelle pour la première fois, cela a été un coup de foudre, et j’ai perçu immédiatement qu’il pouvait me réserver des surprises. On peut assimiler cette rencontre avec celle d’une personne. Jean Daniel disait qu’un coup de foudre c’est quand on ne peut pas détailler, dire « cela j’aime », « cela je n’aime pas ». Il s’attache à un tout indissociable. C’est le sentiment que j’ai avec ce violoncelle.

 

 
 

Que pensez-vous de la nouvelle génération de musiciens baroques?

Je constate qu’ils sont pour la plupart très polyvalents et mobiles par rapport au répertoire. Dans ma génération nous ne sommes pas nombreux à l’être. Le travail avec eux génère un dialogue très fécond. Certains comme Cristina Vidoni sont des élèves que j’ai eus à Bâle ou en master classes; ce sont pour eux leur première occasion de jouer. Cependant, toucher à tous les répertoires présente un risque, celui de ne pas prendre le temps d’approfondir un langage. Cela nécessite une puissance de travail énorme, et il faut se dédier à chacun des différents styles qu’on aborde et ne pas rester superficiel. Il faut une vraie démarche approfondie, aboutie, quelle que soit l’esthétique. Théotime Langlois de Swarte est un modèle de jeune musicien doué et polyvalent, conscient qu’il a beaucoup de choses à apprendre de musiciens totalement investis dans une esthétique particulière. Moi-même je baigne dans la musique baroque depuis l’âge de sept ans et je me suis nourrie auprès de musiciens comme les Kuijken, Gustave Leonhardt, qui allaient très loin dans la recherche interprétative.

 

 
 

Quelle place tient la pédagogie dans votre emploi du temps déjà bien rempli?

Une place très importante! Je ne pourrai pas me contenter seulement des concerts. C’est important de partager ce que l’on a pu apprendre avec des maîtres. La pédagogie me nourrit aussi. Voir évoluer le travail en profondeur effectué avec les étudiants est une chose passionnante. On sème des petites graines, on les voit pousser…Les master classes peuvent permettre de déclencher des choses importantes chez un jeune musicien. Avoir des élèves c’est faire un travail au long cours avec eux, les voir se développer, tout en les laissant progressivement affirmer leurs personnalités, les aider à grandir. Le temps que l’on passe avec eux permet de construire une relation, ce temps est primordial. Le concert ne nous l’offre pas. Le public applaudit et s’en va. Cela dit, j’aime aussi cette relation, éphémère, ou moins: j’aime penser aux gens qui écoutent mes disques et que je ne connais pas. Au moment de l’enregistrement on vit un pic d’intensité incroyable. C’est pourquoi je crois encore à la magie de la musique enregistrée. C’est une façon privilégiée d’arriver dans le salon de quelqu’un, dans les écouteurs de quelqu’un dans le métro par exemple. J’aime cette idée-là, cette intrusion artistique dans les vies quotidiennes des gens. C’est précieux, peu de métiers permettent cela. Pour voir une peinture, vous devez vous déplacer dans un musée. La force du son n’a pas de commune mesure!

Ophélie Gaillard ne croyait pas si bien dire, dans la période de confinement où nous nous trouvons tous! Le temps est là, disponible, pour écouter ce splendide album,  en contempler la musique, se laisser transporter par son énergie, et rêver de la lagune vénitienne!
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Propos recueillis le 22 Février 2020
 

 
 

CD  : I Colori Dell’ombra, Vivladi, Ophélie Gaillard et le Pulcinella Orchestra, 2CD, label Aparté Records, janvier 2020

 
 
 

 
 

CD, critique. Album Schumann, par Élisabeth Leonskaja, piano,(2 cd, label eaSonus 2020)

leonskaja elisabeth piano cd schumann critique classiquenewsCD, critique. Album Schumann, par Élisabeth Leonskaja, piano (2 cd, label eaSonus 2020). Elisabeth Leonskaja avait par le passé enregistré la première sonate opus 11 de Robert Schumann (label Teldec,1988). Il aura fallu attendre ce début d’année 2020 pour enfin entendre plus amplement au disque ce compositeur qu’elle affectionne. Elle lui consacre un album de deux CD, où se rejoignent l’alpha et l’oméga de son œuvre dans une « magie sonore » qui n’a d’égal que l’exigence structurelle et la profondeur du propos.

Le premier CD rassemble les Variations Abegg opus 1, les Papillons opus 2, les Études symphoniques opus 13 précédées de leurs cinq études posthumes, et enfin les Geistervariationen Wo0 24. Le second CD: la Sonate n°1 en fa dièse mineur opus 11, et la Sonate n°2 en sol mineur opus 22.

ELISABETH LEONSKAJA FORGE L’ESPRIT DE ROBERT SCHUMANN

Loin de verser dans l’écueil d’une interprétation décousue, ce qui est le risque chez Schumann, celle d’Elisabeth Leonskaja est faite d’un alliage solide, qui n’est pas exempt de tendre poésie. Les Variations Abegg en sont un joyau. La pianiste habille de fraîcheur cette Å“uvre de jeunesse, dans une délicieuse fluidité. Quelle raffinement de toucher, sous la légèreté du ton! La main gauche sait apporter le soutien des basses, tout en délicatesse, comme se faire oublier pour laisser libre cours aux vivifiants élans lyriques. Rien qui pèse et qui pose, une musique qui semble s’inventer au fur et à mesure, qui respire, mais dans un cadre – en filigrane- d’une tenue rigoureuse, qui ne permet aucun débordement. On imagine volontiers à l’écoute de ses Papillons les scènettes d’un théâtre de marionnettes. Elisabeth Leonskaja soigne le détail de ces miniatures sans perdre de vue l’esprit de l’ensemble. Les reprises apportent leurs grains de sel par de légères nuances de phrasés, ou de micro rubatos bien sentis. Tour à tour naïf, enlevé, tendre, piquant parfois, ce petit carnaval, condensé d’humeurs changeantes, a fière allure sous ses doigts, et parle à notre enfance. Viennent ensuite à rebours les Études symphoniques, avec leur condensé posthume, composé en 1852, soit près de vingt ans après l’écriture des douze études d’origine. La couleur est ici tout autre: le thème choral chante avec gravité, et annonce le climat très particulier des cinq variations, d’une grande densité d’expression. Le goût de Schumann pour une certaine forme de spiritualité, qu’il relie au spiritisme, et dont l’auteur du texte du livret fait état, trouve dans ces variations, et par l’interprétation d’Elisabeth Leonskaja sa plus évidente traduction, quand bien même les ultimes « Geistervariationen » (Variations sur le thème des Esprits) sont explicites à ce sujet. Sur sa puissante ligne de basse, le bouillonnement de la première variation ouvre sur l’étrangeté surnaturelle de la seconde, aux harmonies d’un autre monde. La pianiste nous y tient comme dans un rêve éveillé, sa main gauche dans son ondoiement sonore offrant d’indéfinissables visions. E. Léonskaja déploie tout un art du dialogue dans les deux variations qui suivent, empreints de tendre passion, de soupirs, sans jamais d’excès. Si son jeu possède au fil des plages du disque une clarté polyphonique, avantagée par la qualité de prise de son, il est d’une ineffable beauté dans les mouvements lents. En témoigne la cinquième variation, rêveuse, aux délicates suspensions, d’une touchante pudeur. Les douze variations n’en sont pas moins attachantes. Ce que Schumann explore dans ces études qui n’étaient pas selon lui destinées à être jouées en public, E. Leonskaja le transcende, en extrait l’essence profonde, l’énergie intrinsèque, dans le tragique de la deuxième variation notamment, la course palpitante de la septième et la triomphale douzième, les secrètes confidences échangées dans le merveilleux legato de la onzième. Schumann ne composera plus rien après les Geistervariationen, écrites en 1854 sur une mélodie qu’il aurait reçu des esprits de Schubert et Mendelssohn. Ce bouleversant témoignage apparaît après l’opulence des variations, dans son émouvant dépouillement, si loin de la fantaisie de l’opus 1.

Les Sonates n°1 et n°2 composées, comme les Études symphoniques, en 1837-1838 sont elles aussi tenues de main ferme, reposant sur une assise rythmique inébranlable, la caractérisation des voix, et une lecture d’une netteté impeccable. Mais un peu trop. La passion est tenue en bride, dans le finale de la sonate n°1, mais surtout dans la sonate n°2, dont le tempo indiqué par Schumann « So rasch wie möglich » (aussi vite que possible) trop retenu fait entendre une main gauche très articulée. On aurait aimé entendre chant plus enflammé. La fougue est absente du scherzo, sans grain de folie, et la fin du Rondo pourrait être davantage tempétueuse. L’andantino, assez allant, est le mouvement le plus réussi: écoutez sa voix intérieure, magnifiquement timbrée et chantante! La sonate n°1 convainc davantage. Comme la pianiste fait respirer la musique dans son premier mouvement, et quelle vision orchestrale! La pédale est soigneusement dosée, les timbres et les attaques finement étudiés. Le deuxième mouvement est pure rêverie, tendrement coloré par la main gauche. Le scherzo, théâtral, est un mini carnaval à lui tout seul, avec ses accentuations à contrepied. Le dernier mouvement, quoique dépourvu du vertige de la passion, touche par l’intériorité de ses passages recueillis.

Elisabeth Leonskaja signe ici un somptueux album, dont les Études symphoniques forment la clé de voûte. Il vient apporter une pierre nouvelle et essentielle à l‘édifice d’une discographie  déjà riche, qui compte parmi ses plus emblématiques personnalités Nat, Arrau et Richter pour, par exemple, ce qui est du passé, Pollini et Argerich (sonate en sol mineur d’une impudique et incandescente passion! – aux antipodes de cette version), et plus récemment Bianconi (Papillons, et Études symphoniques au complet, d’une grande poésie et à la beauté racée).

 

 

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CD, critique. Album Schumann, par Élisabeth Leonskaja, piano (2 cd, label eaSonus 2020)

 

COMPTE-RENDU, critique concert. FESTIVAL PRINTEMPS DES ARTS DE MONTE-CARLO 2020. Récital Aline Piboule, piano.

aline-piboule-printemps-arts-monte-carlo-2020-critique-concert-critique-piano-classiquenewsCOMPTE-RENDU, critique concert. FESTIVAL PRINTEMPS DES ARTS DE MONTE-CARLO 2020. Récital Aline Piboule, piano (14 mars 2020). L’épidémie de Coronavirus aura finalement eu raison du Festival Printemps des Arts de Monte-Carlo, qui devait se dérouler du 13 mars au 11 avril 2020. Arrivés en fin d’après-midi, nous gardions un maigre espoir que la manifestation culturelle monégasque tienne, en dépit  du contexte et des annulations partout ailleurs. Deux heures avant le concert inaugural, le couperet est tombé. Le Festival n’aura pas lieu. Un récital a été maintenu cependant, en comité restreint, dans l’Opéra Garnier fermé au public.

 

 

 

« AU COMMENCEMENT ÉTAIT LA FIN… »

 

On avait quand même envie d’y croire. Le jour-même, la soprano Véronique Gens, et l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo dirigé par Kazuki Yamada avaient longuement répété le somptueux programme du concert inaugural (Ohana, Chausson). La délégation du Québec en France, la directrice du Musée des Beaux-Arts de Montréal, Le conservateur de l’art québécois et canadien, étaient là. Nous, les journalistes, venions d’arriver. Tout était sur le point de commencer, quand la décision du Gouvernement Princier est arrivée, sans surprise. Nous avons recueilli de Marc Monnet, le conseiller artistique du Festival, ses réactions sur cette situation sans précédent:

« Je m’y attendais. Comme la France avait annoncé des restrictions fortes, je savais que Monaco allait suivre. Je ne l’avais pas imaginé concrètement, mais je l’avais prémédité. J’avais prévenu l’équipe du risque de ne pas aller jusqu’au bout. »

Dans une émotion maitrisée et un calme impassible, il nous confie: « Il faut garder la tête froide, cette situation personne ne l’a jamais connue. Tout est arrêté: l’opéra, l’orchestre, les ballets, cela partout. Nous sommes devant quelque chose d’impensable, dans cette incapacité à concevoir ce qui arrive, parce qu’on se trouve face à un arbitraire brutal. On vous dit d’un seul coup : vous ne travaillez plus! Ce n’est pas seulement violent, sur le moment vous trouvez aussi cela tellement irrationnel! Pour ma part, bien loin de m’en réjouir, j’étais préparé psychologiquement parce que j’ai senti venir cela. Je ne suis pas dans l’émotionnel, mon expérience m’a permis d’acquérir un système de défense face à ces circonstances, par la prise de distance et l’attente. »

Toute chose ayant un prix, a fortiori une manifestation de cette ampleur et de cette qualité de préparation et de programmation, nous lui en demandons son estimation au sens large, au-delà de l’aspect financier: « Avant tout c’est le public qui est touché. Nous ne le sommes pas au même titre. Nous formons une équipe qui travaille pour réaliser quelque chose à destination du public. Nous pensons à la frustration de milliers de spectateurs, de festivaliers qui n’entendront, ne verront rien. Cela équivaut à une sorte de punition. Il y a un prix à payer c’est évident. A ce jour, je ne suis pas en mesure de l’évaluer, d’en parler. Sur le plan financier, il nous faudra deux à trois semaines pour apurer la situation, étudier tous les contrats, les conditions d’annulations. Beaucoup de dépenses déjà réalisées comme les billets d’avion, les chambres d’hôtels, sont pures pertes. Les recettes seront nulles, car nous rembourserons les billets. Il nous restera probablement de l’argent, mais pour quoi faire? Déplacer le festival tel qu’il a été programmé dans six mois? Cela me paraît peu envisageable. »

Mais alors, lorsque la vie aura repris son cours normal, d’ici quelques mois, une manifestation de substitution d’un format différent, plus resserré par exemple, est-elle imaginable? « Peut-être, nous dit-il, mais je pourrai vous en parler plus précisément dans un mois probablement, quand nous aurons fait une analyse complète de la situation et quand nous connaîtrons la position du Gouvernement Princier. Voudra-t-il récupérer l’argent résiduel dans ce contexte de crise et reporter à l’année prochaine son soutien financier? Pour le moment nous ne le savons pas. Et puis nous ne savons rien encore de l’évolution de l’épidémie, qui pourrait durer plus longtemps qu’on ne pense et compromettre tout report. Nous sommes dans une situation totalement instable. »

Le Québec était cette année invité au Festival. Que restera-t-il de sa présence qui devait se manifester dans toutes les formes d’arts? « Quasiment rien si l’on considère tout ce qui avait été mis en place. Cette très belle exposition sur l’art inuit, réalisée par le Musée des Beaux-Arts de Montréal, ainsi que les deux sculptures lumineuses que l’on a fait venir, qui vont demeurer à Monaco pendant un mois, mais combien les verront? Nous désirons ardemment reconduire ce partenariat avec le Québec: l’entente et la collaboration étaient excellentes, et même très plaisantes. La déléguée du Québec ici présente a elle aussi vraiment envie de reconduire ce projet et de parvenir à lui donner vie. Comment? Nous ne le savons pas encore… »

Le récital de la pianiste Aline Piboule a eu lieu « en privé », ce samedi 14 mars. Marc Monnet s’en explique: « Nous allons écouter ce soir une musique qui n’est jamais jouée. Je voulais que le public entende ces Å“uvres que je trouve vraiment intéressantes, dont la dernière du programme qui est pour moi un chef-d’œuvre (les Clairs de lune d’Abel Decaux, ndlr). J’ai demandé à Aline Piboule de monter ce programme que personne n’a à son répertoire. Cela fait un an qu’elle travaille sur ces pièces. D’autre part son enregistrement est programmé et le public pourra l’avoir et l’écouter. Aline Piboule est arrivée hier soir. Elle a répété. Je me suis dit qu’elle ne pouvait pas repartir sans jouer son programme. Il fallait trouver une idée. »

Deux créations étaient programmées: « Les deux créations de Gérard Pesson et de Yan Maresz seront reportées, de toute évidence. Mais certains musiciens qui devaient être là resteront avec un sentiment de frustration, et nous ne pourrons rien faire. Nous sommes tous à la même enseigne, et pour le moment il n’y a aucune réaction possible. La plus grande sagesse est d’attendre. »

 

 

 

LES NOTES DE L’AU-REVOIR…

 

GetFileAttachmentLes portes de l’Opéra Garnier se sont fermées derrière nous. Un silence très spécial règne dans la salle, où une poignée d’invités a pris place, disséminés ici et là, sous les fresques et les stucs dorés. Une émotion indéfinissable nous envahit. Le piano Bösendorfer se détache soudain du rideau de velours dans le halo d’un projecteur. Le pas d’Aline Piboule résonne sur le plancher de la scène, sa silhouette d’or semble raviver les lustres d’une ère éteinte, puis la magie de la musique estompe l’étrange silence. Aline Piboule est l’une des rares pianistes à oser, proposer des programmes incluant des œuvres rares du XXème siècle, et Marc Monnet, qui l’avait invitée l’année dernière, savait à qui il s’adressait lorsqu’il lui a demandé de composer celui-ci. Elle nous fait découvrir la richesse insoupçonnée d’un répertoire français contemporain des œuvres de Debussy, Fauré, Ravel, mais de compositeurs quasiment ignorés. Le triptyque « Sillages » de Louis Aubert, nous saisit de ses magnificences sonores. Elle déploie en grandes ondes puissantes « Sur le rivage » (N°1), parcourant les couleurs prononcées des registres du Bösendorfer, dont la personnalité file le parfait accord avec ce répertoire. Arrivent des gerbes de lumière aveuglante, soulevées par d’éclatants accords, qui jaillissent et nous projettent vers l’infini d’un horizon, et puis ces sombres mystères qu’elle saisit au creux de ses harmonies subtiles. Avec quelle touchante justesse elle pénètre l’esprit de cette habanera désabusée, qui tente, sans y parvenir, de conjurer le glas de Socorry (n°2)! « Dans la nuit » (n°3) en efface le souvenir avec ses fugitives et fulgurantes visions. Aline Piboule fait montre d’une maîtrise infaillible dans « Types » les redoutables portraits brossés sur trois portées par Pierre-Octave Ferroud dans la France des années folles, en relève le piquant, dans leurs vifs changements de registres. Elle conjugue  les rondeurs sonores d’un chant admirablement conduit, et les aigus chatoyants du « Clair de lune au large », deuxième pièce des Chants de la Mer de Gustave Samazeuilh, créés en 1920 . On lâche prise avec la déroutante réalité pour ce moment de rêverie qu’elle nous offre, voguant au gré de ses harmonies, de la gamme par ton, au chromatisme puis au modal vaguement orientaliste. Composés à la naissance du XXème siècle mais créés aussi en 1920, les Clairs de Lune, cycle de quatre pièces d’Abel Decaux, sont injustement tombés dans l’oubli, tout comme leur auteur. Ce compositeur visionnaire impose un langage atonal avant même Schönberg, mais dans une poésie symboliste et figurative qui nous introduit dans des atmosphères troublantes, inquiétantes…la rêverie tourne au cauchemar, dès le premier « clair de lune » et ses douze coups de minuit assénés dans les graves d’airain du piano. Aline Piboule donne aux trois premières pièces cette résonance morbide et glaçante, jusque dans leurs silences marqués de points d’orgue, nous fait froid dans le dos dans « la Ruelle » (n°2), fantomatique, dans « Le Cimetière » ébranle les accords d’un Dies Irae transformant le piano en lourdes cloches de plomb. « La Mer » est un pur bijou impressionniste, composé en 1903, quelques années avant « Ce qu’a vu le vent d’ouest » et « La Mer » de Debussy. Quel sens du relief et des couleurs particulièrement expressif, lorsqu’émergent des noires et troubles profondeurs, des irisations, de légers scintillements, des surfaces sonores sous des effets de brise!

Dans le contexte inédit et déstabilisant que nous vivons, Aline Piboule en grande artiste aura tenu le gouvernail de ses émotions pour nous livrer un concert magistralement interprété, concluant par un délicat « Feuillet d’album » d’Emmanuel Chabrier, touche de légèreté bienvenue: quelques notes pour un au-revoir, sans pathos, un baume pour nos cœurs gros, nos esprits chagrins, bien conscients d’avoir eu ce soir ce qu’ils n’entendront plus avant un certain temps…

 

 

Photos : concert d’Aline Piboule en mars 2020 à Monte-Carlo © Jany Campello / portrait par Jean-Baptiste Millot

 

  

 

COMPTE-RENDU, critique concert. PARIS, Philharmonie, le 24 fev 2020. Lang Lang, Eschenbach

COMPTE-RENDU CRITIQUE CONCERT ORCHESTRE DE PARIS, direction Christoph ESCHENBACH, LANG LANG, piano, PHILHARMONIE DE PARIS, Paris, 24 février 2020. Wagner, Beethoven. On pouvait s’y attendre, La salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris a fait le plein de public le 24 février dernier, pour la venue très attendue du pianiste Lang Lang, dont la popularité est restée intacte malgré une absence prolongée de la scène parisienne. Le pianiste s’est produit avec l’Orchestre de Paris et le chef qui l’a découvert et qui l’accompagne désormais au disque, Christoph Eschenbach. Wagner et Beethoven étaient au programme.

Eschenbach-Christoph-13Pour commencer, une ouverture, celle de Tannhäuser de Richard Wagner. Christoph Eschenbach arrive d’un pas alerte, le poids des ans de ce nouvel octogénaire ne semblant pas le concerner. La battue précise, ce qu’il faut d’expressivité dans le geste, sans en rajouter, il habille de majesté ces pages qui figurent parmi  les plus grandioses du compositeur allemand. L’Orchestre de Paris entre de bonnes mains, renvoie à sa direction sans équivoque, une lecture claire du déroulement narratif, voire épique, sur lequel l’œuvre est bâtie, et une netteté sonore dans une échelle de couleurs et de nuances expressives captivantes. Les cuivres imposent dès leur entrée leur présence d’une même voix, relayés par l’excellent pupitre des bois, qui entonne le chant des pèlerins dans un émouvant pianissimo, solennel et fervent. Eschenbach porte l’orchestre dans des phrasés amples et un crescendo soutenu, faisant culminer l’œuvre dans son hymne gigantesque, moins par l’effet de masse sonore que par la densité expressive. Rien de compact, mais un relief et une fascinante transparence des contrastes!

LANG LANG ET CHRISTOPH ESCHENBACH FONT RESPLENDIR BEETHOVEN

Contraste on ne peut plus fort avec le concerto n°2 opus 19 en si bémol majeur de Beethoven, si mozartien sous les doigts de Lang Lang! L’orchestre s’est allégé: des cuivres ne sont restés que deux des cors et les percussions se sont effacées. A la générosité de l’introduction orchestrale, le pianiste répond dans les toutes premières mesures non sans une pointe de préciosité qui laisse craindre une surenchère. On redoute l’agacement. Il n’en sera rien: prenant un plaisir non feint, Lang Lang coule son jeu dans une esthétique de raffinement, de phrases subtilement ourlées, et d’expressivité de bon goût, sans verser dans le sentimentalisme. L’excès est dans la foison d’idées musicales, mais se laisse savourer sans saturation. Toucher léger et délicat, son clair et lumineux, Lang Lang est dans la séduction, mais par sa créativité permanente et son intelligence musicale. Et c’est un bonheur de s’y laisser prendre! Il se plait à rehausser le parfum viennois de ce concerto qui fut en fait le premier ébauché par Beethoven, et cela fonctionne admirablement. Quelle cadence! Il en fait un scherzo, s’en amuse, y ajoute ici un brin romantique ; là, un trait d’humour. Tout cela dans un esprit de légèreté qui fait tant de bien! Sur le piano magnifiquement réglé, (on imagine qu’il y a été particulièrement attentif) il dessine les longues lignes de l’adagio dans le fond des touches, ou de ses bras dans l’espace lorsque l’orchestre joue seul, semblant vouloir ne pas interrompre la continuité du chant. Mais ces gestes au demeurant superfétatoires ne gênent en rien l’écoute, tant l’artiste est dans la musique. Dans le troisième mouvement, mené avec une bonne humeur communicative, si Lang Lang exagère les accents, notamment dans les syncopes, c’est dans un esprit de jeu et de partage avec son public, et s’il n’est pas avare de ces petits effets, il les prodigue sans vanité aucune. Il en découle quelque chose de frais et de positif, qui fait du concert un moment salutaire et enthousiasmant. Il honorera les nombreux rappels avec en bis une « Fileuse » de Mendelssohn, légère et volubile à souhait, sans un regard sur son clavier, ses yeux  radieux dans les yeux de son public au comble de la joie.

Dans la seconde partie, Christoph Eschenbach dirige la Symphonie n° 7 opus 92 en la majeur de Beethoven, avec la même précision dont il a fait preuve auparavant chez Wagner. Inflexible précision rythmique qui ne l’empêche pas néanmoins d’ouvrir de larges perspectives sonores dans le premier mouvement, dans une progression dynamique du plus bel effet jusqu’à la coda. L’allegretto bouleverse par le lyrisme des violoncelles, sur la marche implacable de l’ostinato, tenu de main ferme par le chef. Le troisième mouvement ponctué par les timbales possède une énergie, une lumière qui à elles seules résument les propos de Wagner sur cette symphonie (« insolence bénie de la joie, qui nous emporte avec une puissance de bacchanale… »). L’énergie ne fait pas défaut non plus dans le formidable mouvement ascensionnel au bout du Finale – Allegro con brio. Cette interprétation d’un éclat magnifique fait mouche auprès du public. L’Orchestre de Paris et Christoph Eschenbach chaudement applaudis boucleront le concert avec une autre ouverture, donnant en bis, pour le plus grand plaisir des auditeurs les plus motivés, celle des Créatures de Prométhée.

Au bout du compte, on sera venu pour Lang Lang, mais l’on aura entendu deux éminents musiciens – plus un orchestre que ni l’un ni l’autre n’auront éclipsé. De quoi être comblé!

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COMPTE-RENDU CRITIQUE CONCERT ORCHESTRE DE PARIS, direction Christoph ESCHENBACH, LANG LANG, piano, PHILHARMONIE DE PARIS, Paris, 24 février 2020. Wagner, Beethoven.

 

Printemps des Arts de Monte-Carlo : 13 mars – 11 avril 2020

printemps arts monte carlo 2020 annonce critique concerts classiquenewsPRINTEMPS DES ARTS DE MONTE-CARLO, du 13 mars au 11 avril 2020 : le Québec à Monaco, avant-garde et tradition, la musique française. Le Festival Printemps des Arts de Monte-Carlo mérite une attention particulière, pour l’offre diversifiée et les incursions qu’il propose dans toutes les expressions artistiques, avec pour phare la musique. Marc Monnet, son directeur artistique, n’est ni plan-plan ni frileux. Il ose, explore et innove. Sa programmation qui laisse une place importante à la création et à la découverte, présente l’art dans sa plus éclatante vitalité, et sa plus grande ouverture, en accordant passé et présent. Elle est originale au sens le plus noble du terme, et la notion de plaisir y est omniprésente. Cette année, le festival invite pour la première fois un pays et sa culture: le Québec sera à l’honneur toute la durée du festival.
Le Festival monégasque fait même un grand écart géographique, convoquant la richesse et la diversité artistiques du Québec, et la musique et la danse traditionnelles balinaises, représentées par la troupe du village de Sebaku, que l’on pourra découvrir les 10 et 11 avril.  Un spectacle rare! Entretemps, deux grands pans de la programmation cohabiteront dans les divers lieux investis par le festival: la musique française du XVIIIème siècle au début du XXème, et l’art venu de la Belle Province, dans ses expressions contemporaines et traditionnelles.

 

 

 

LA FRANCE ET LE QUÉBEC À L’HONNEUR

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Le festival ouvrira une fenêtre sur le clavecin français du XVIIIème siècle, en miroir avec celui de notre époque contemporaine: Maurice Ohana, TÅru Takemitsu, Thierry Pécou, Yan Maresz, dont on entendra une création mondiale, croiseront Couperin, Rameau, D’Anglebert, Dandrieu…avec Olivier Baumont, Pierre Hantaï, Andreas Staier et Les Folies Françoises. La pianiste Aline Piboule nous fera découvrir les compositeurs français oubliés de la fin du XIXème siècle. Les Quatuors Mona, et Modigliani, les pianistes Nicholas Angelich, François-Frédéric Guy et Guillaume Bellom défendront le répertoire français du début du XXème siècle. Véronique Gens et Sophie Koch chanteront Chausson, Debussy et Duparc. On entendra de Gérard Pesson, le compositeur en résidence cette année, une création pour accordéon et orchestre, commande du festival (par Vincent Lhermet et l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo sous la direction de Susanna Mälkki). Un spectacle mis en scène par Arno Fabre, « Bibilolo », sur une composition de Marc Monnet, attirera le jeune public.

Une pléiade d’artistes et de créateurs du Québec seront présents dès le début du festival.  Le public pourra découvrir l’art inuit sous son jour ancestral (chants traditionnels, rencontre avec l’ethno-musicologue Jean-Jacques Nattiez, et exposition « jeux et chants de gorge du Québec arctique », du Musée des beaux Arts de Montréal et de l’Institut culturel inuit Avataq), le folk progressif avec la compagnie Vent du Nord, la danse avec la compagnie Cas Public et son danseur atypique Cai Glover, et le théâtre avec la projection de « Belles-sœurs » de Michel Tremblay. L’ensemble Masques du claveciniste québécois Olivier Fortin apportera sa touche baroque. Deux grands noms du chant et du piano québécois donneront des récitals exceptionnels: la soprano Hélène Guilmette et le pianiste Marc-André Hamelin (lequel nous a réservé un entretien en février 2020) L’art sera présent dans ses expressions plastiques, numériques et technologiques, avec la présence de la S.A.T., Société des Arts Technologiques de Montréal, et investira l’avenue Monte-Carlo avec ses sculptures interactives.

Enfin signalons les nouvelles parutions discographiques du Printemps des Arts: Beethoven d’une part, avec ses quatuors à cordes par le Quatuor Signum et le Quatuor Parker, et l’intégrale de ses concertos pour piano par François-Frédéric Guy et le Sinfonia Varsovia Orchestra, et d’autre part les sorties de mars: Mantovani (symphonie n°1) par Pascal Rophé, Marc Coppey et l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, et Brahms (les deux concertos pour piano) par Philippe Bianconi et l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo sous la direction de Michel Nesterowicz.

 

 

 

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renseignements et réservations :
http://www.printempsdesarts.mc

 

 
 

 

ENTRETIEN avec le pianiste Marc-André Hamelin

hammelin piano classiquenewsENTRETIEN avec le pianiste Marc-André Hamelin, 28 février 2020. Le pianiste d’origine québécoise Marc-André Hamelin, figure parmi les plus grandes personnalités musicales de sa génération. Très présent sur les scènes du continent américain, il est plus rare en France, bien qu’il se produise régulièrement en Europe. Sa virtuosité, comme l’intelligence de son approche musicale fascinent. L’étendue de son répertoire, que ce soit dans le registre classique, romantique, et contemporain impressionne et force le respect. Son dernier disque consacré au compositeur russe Samouïl Feinberg est dans les bacs depuis le 28 février. C’est ce compositeur, mais aussi Schubert, qu’il jouera le 29 mars prochain lors d’un récital exceptionnel au Printemps des Arts de Monte-Carlo, où le Québec sera à l’honneur. Un rendez-vous à ne pas manquer ! Il nous a accordé cet entretien exclusif.

 

 

 

« …Dire les choses musicalement, tout en allant à l’essentiel »

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Marc-André Hamelin, vous avez un répertoire colossal et une discographie impressionnante. Quel compositeur ne jouez-vous pas? 

(rire) Il n’y en a peut-être effectivement pas beaucoup! Je n’ai pas encore enregistré Bach ni Scarlatti, et curieusement ni même Beethoven, mais ça viendra un jour. il y a une dizaine d’années j’ai eu envie d’enregistrer ses trois dernières sonates, et puis j’ai décidé que je n’étais pas prêt. Au disque, je suis venu à Schubert relativement tard, même si cela fait une vingtaine d’années que je joue la sonate en si bémol majeur, et d’autres aussi.

 

 

Vous avez enregistré près de 80 disques. Quel regard portez-vous sur ce parcours considérable, et avez-vous le sentiment de l’avoir orienté d’une certaine façon?

Hamelin_Sim+Cannety-Clarke-cd-concert-critique-entretien-portrait-classiquenewsJe dois vous dire qu’au début je ne savais pas trop ce que je faisais! Je n’ai pas eu de guide dans ma carrière. Quand j’ai remporté en 1985 le concours de musique américaine de Carnegie Hall, le label New World Records m’a offert la réalisation de mon premier disque. Son programme devait être de la musique américaine et plutôt de la musique contemporaine, alors Chopin, ce n’était pas possible! Le deuxième disque sous l’étiquette (sic) de Radio Canada ne devait pas non plus contenir du répertoire classique. J’ai donc proposé la Concord Sonata de Charles Ives, qui a été refusée; j’ai alors proposé des œuvres de Léopold Godowsky, qui ont été acceptées. Et puis New World Records m’a rappelé pour enregistrer la Concord Sonata. J’ai ensuite enregistré pour d’autres petits labels qui voulaient plutôt du nouveau répertoire. Voilà ce qu’ont été mes débuts discographiques, à l’écart du répertoire traditionnel. J’ai de toute façon toujours eu une grande curiosité pour le répertoire peu connu ou marginal. J’ai toujours aimé en dénicher les perles. Personne ne m’a conseillé de me tourner vers des programmes plus vendables, et comme au concert je jouais aussi cette musique, mes débuts ont été laborieux. En outre, je n’avais pas un bon manager, et cela a été un handicap pendant quelques années. J’étais connu au Québec bien sûr. Bénéficiaire d’une bourse d’étude, j’ai commencé ma vie aux États-Unis en 1980. Cependant ma carrière n’a pas démarré là-bas, mais dans un premier temps en Europe, en 1992. C’est seulement à partir de 2001 qu’elle s’est développée aux États-Unis.

 

 

Quels sont les enregistrements qui vous sont particulièrement chers?

L’un des tous derniers: le disque Schubert qui rassemble la Sonate D 960 et les quatre impromptus D 935. Il a une grande importance pour moi parce que j’ai longtemps attendu avant de le réaliser, et j’ai senti que le moment était venu. Je tiens aussi beaucoup à mes disques Schumann et Janacek, et je suis très fier du disque Stravinsky, avec Leif Ove Andsnes. Mais il y a également les concertos de Haydn, la sonate de Dukas, et vous allez trouver ça drôle: le concerto de Max Reger! La raison en est l’excellent souvenir que je garde de ma collaboration avec Ilan Volkov et l’Orchestre de la Radio de Berlin. C’est une œuvre très austère, qui ne sera jamais populaire, mais je voulais la jouer depuis très longtemps.

 

 

Quelle sorte d’admiration vouez-vous à la musique de Schubert?

C’est le compositeur vers lequel je reviens très souvent ces dernières années. Je l’ai découvert peut-être un peu tard, mais d’un côté, c’est aussi bien d’avoir attendu, parce qu’aujourd’hui j’ai le sentiment de l’apprécier davantage. Depuis que j’ai entendu la sonate en si bémol majeur pour la première fois, j’étais alors étudiant, la musique de Schubert n’a cessé d’être présente au fond de moi. Je ne la joue seulement que depuis une vingtaine d’années! Ce que j’admire par dessus tout chez Schubert c’est qu’il arrive à exprimer une telle profondeur avec une si grande économie de moyens. Il peut créer un monde avec un seul accord ou une seule note. D’un point de vue de compositeur, c’est inexplicable. C’est ce mystère qui me sidère et qui me captive le plus, cela dépasse le rationnel.

 

 

Est-ce que la musique de Schubert se situe pour vous dans une temporalité différente, particulière, qui correspond à une phase de la vie, avec laquelle on peut se trouver en harmonie à un moment donné?

C’est possible, je ne le pense pas nécessairement comme ça. Les thèmes et les développements dans sa musique sont souvent très longs. Ce qu’on appelle les divines longueurs ne sont pas vécues ainsi par le musicien que je suis. J’hésite à apposer le mot « divin » sur sa musique, probablement en raison de mes convictions personnelles, et je préfère le mot mystère…mais reparlons-en dans quelques années! Je ne veux pas éviter la question, en fait je cherche encore…On n’a jamais fini de chercher, et il faut que je me donne encore du temps, Schubert est pour moi relativement nouveau! En dehors de la sonate en si bémol majeur, je me considère au stade de l’exploration de son œuvre. J’ai joué seulement les deux sonates en la majeur, les trois Klavierstücke, la Wanderer Fantaisie, les Moments musicaux, il reste encore toutes les autres œuvres…tant de plaisirs et de joies en perspective!

 

 

Beaucoup de jeunes pianistes enregistrent dès leurs débuts de carrière la sonate D 960, ou d’autres grands monuments du répertoire: qu’en pensez-vous?

Je pense qu’il faut attendre. A leur âge, j’ai appris la Fantaisie de Schumann: j’avais 17 ans, et je me croyais au sommet! Quarante ans après, je me rends compte que, seulement maintenant, j’ai vraiment ce qu’il faut pour la comprendre. A cet âge je ne concevais pas qu’il fallait acquérir de la maturité. Aujourd’hui cela m’est tellement évident que je veux dire à ces jeunes pianistes: « oui, apprenez-là, mais ne la jouez pas nécessairement en public. Développez une relation avec cette œuvre, mais intimement, chez vous, et laissez passer quelques années avant d’oser la montrer!» On veut constamment et de plus en plus crier au prodige: il y a de jeunes talents, de plus en plus d’ailleurs, qui très tôt montrent une aptitude phénoménale à l’instrument, mais la musicalité n’est pas toujours au même niveau, ce qui fait que par exemple, on entend bien souvent la sonate en si mineur de Liszt traitée comme un grand exercice technique, alors que cette œuvre demande d’abord, et avant tout, un contrôle de l’architecture. Dès que l’on commence à la jouer, l’auditeur doit savoir exactement où l’on va. On doit connaitre dès les premières mesures le parcours que l’on va suivre. Elle nécessite une vision et celui qui l’écoute ne doit pas entendre l’interprète tourner les pages mentalement! L’interprète doit donner à cette œuvre un déroulement dramatique et sémantique, et ce n’est pas immédiat, il faut vivre avec elle pendant plusieurs années avant de le trouver!

 

 

Aujourd’hui la nouvelle génération de pianistes s’intéresse aussi à des compositeurs qui étaient rarement joués il y a quelques années, hormis par vous. Je pense à Alkan, Medtner et d’autres. Y êtes-vous pour quelques chose? 

Beaucoup de jeunes pianistes viennent effectivement me voir avec ces partitions, pour recueillir des conseils. Cela me porte à croire que j’ai dû jouer un rôle. Enclencher un engrenage est une pensée qui me satisfait: j’aurai laissé quelque chose d’intéressant au bout de ma vie! J’ai été le premier à registrer l’intégrale des sonates de Medtner. J’ai été très surpris qu’aucun pianiste russe ne l’ait fait avant moi! Mon enregistrement a probablement permis à beaucoup de jeunes de réaliser l’ampleur et l’intérêt du répertoire de ce compositeur. Son univers demande un effort, mais lorsqu’on y consent, il nous apparaît assez merveilleux. Medtner ne se livre pas facilement. Il nécessite qu’on lui consacre du temps. Il n’est pas généreux sur le plan mélodique, comme l’est Rachmaninov. Certains disent: « Medtner is Rachmaninov without the tunes » (sic)!

 

 

Pouvez-vous nous parler de ce compositeur peu connu, Samuïl Feinberg, dont vous avez enregistré six sonates dans un CD qui vient tout juste de paraître? 

Samuïl Feinberg a été un pianiste et compositeur russe très illustre durant de la première moitié du XXème siècle. Il a été le premier à donner en concert en Russie l’intégralité du Clavier bien tempéré de Bach. Il a été aussi un grand professeur au Conservatoire de Moscou. Il est hélas tombé dans l’oubli. Sa musique, difficile au prime abord, témoigne d’une personnalité très forte. Son langage harmonique est complexe et assez déroutant. C’est une musique plutôt tonale mais extrêmement chromatique. Son écriture est touffue. Il faut beaucoup de temps pour son approfondissement. Feinberg a écrit douze sonates pour piano. J’ai enregistré les six premières. Leur composition s’échelonne de 1915 à 1923, il avait alors entre 25 et 35 ans. Sa musique ne sera probablement jamais très populaire mais elle mérite d’être découverte: elle devient alors très convaincante, et s’avère plus accessible qu’on ne peut penser. Très peu de pianistes russes l’ont jouée. Pendant la totalité du XXème siècle, ses partitions n’étaient pas éditées ailleurs qu’en Russie. Maintenant on les trouve sur internet!

 

 

Vous avez toujours suivi votre instinct et vos envies tout au long de votre carrière. Avec Feinberg, vous prenez cette liberté une fois de plus?

J’ai beaucoup de chance parce qu’Hypérion a toujours été le bon label pour cela: il est axé sur la découverte et s’adresse spécialement aux gens qui ont le goût de l’aventure. Cela fait maintenant de nombreuses années qu’Hypérion me fait confiance, quoi que je propose.

 

 

Le concert vous permet-il la même liberté? 

J’aime le concert, autant que réaliser des disques. Le concert est avant tout pour moi une offrande, une occasion de partage et aussi une invitation à la découverte. La présence d’un auditoire change beaucoup de choses à mon insu, en cela l’enregistrement est très différent. Il m’importe au concert d’arriver à convaincre, d’apporter quelque chose de neuf. Mon souhait est que le public comprenne la musique comme j’ai envie de la faire passer. Evidemment il y a autant de façons d’écouter la musique que de personnes dans l’auditoire. Alors il me faut être aussi clair que possible pour que le message que je veux transmettre soit non équivoque. J’ai appris à développer cela surtout en jouant du répertoire moins connu, étant dans la position de devoir le défendre. La nécessité de convaincre s’impose dans ce cas dès la première écoute.
Je déplore la réticence des organisateurs de concerts à programmer autre chose que les grandes Å“uvres classiques. Par exemple, j’avais proposé au Metropolitan Museum de New York un programme composé de la sonate de Berg en ouverture, suivie de la sonate funèbre de Chopin et pour finir du concerto d’Alkan. L’organisateur m’a demandé si je pouvais jouer autre chose que la sonate de Berg! À New York! M’entretenant de ce problème avec Krystian Zimerman, il me raconta qu’il avait voulu inscrire à un programme Godowsky et Szymanowsky, et qu’il s’était vu opposer un refus par une scène renommée. Il y a un festival à Husum en Allemagne où l’on n’entend que des raretés. Ce festival existe depuis trente ans, et il n’est pas question d’y jouer du Beethoven! J’y suis allé une quinzaine de fois. C’est vraiment l’endroit où l’on peut expérimenter et s’en donner à cÅ“ur joie avec des programmes hors des sentiers battus. C’est très rare! Le Festival Printemps des Arts de Monte Carlo dont la programmation est toujours très originale, m’invite cette année, et me donne l’opportunité de jouer la troisième sonate de Feinberg, avec la sonate en si bémol majeur D 960 de Schubert. Je m’en réjouis beaucoup.

 

 

Votre virtuosité est exceptionnelle, quel que soit le répertoire que vous interprétez. Qu’est-ce que la virtuosité pour vous?

La virtuosité est un terme souvent mal utilisé, qui a tendance à revêtir un sens péjoratif, lorsqu’elle est réduite aux performances techniques. Ce n’est surtout pas le sens que je lui donne. Je me sers des moyens que j’ai, autant que possible, mais c’est mon affaire. Je ne veux pas que cette virtuosité, cette aisance, soit le point de mire. Pour certains, virtuose veut dire funambule ou acrobate du clavier. La musique ce n’est pas le cirque! Le vrai virtuose est quelqu’un qui a une habileté prononcée à gérer les moyens qu’il a, les moyens physiques mais aussi les moyens intellectuels et les moyens spirituels, pour exprimer le mieux possible sa vision artistique. L’artiste doit être lui-même convaincu pour assumer sa vision et dire au public, en la jouant « l’œuvre c’est ça! ».

 

 

Lorsqu’on vous écoute et lorsqu’on vous regarde jouer, on a cette impression d’un profond respect de votre part vis-à-vis de votre instrument: vous ne le forcez pas, et dans cette économie de gestes qui vous est propre, le son sort comme une évidence, avec un naturel tel que vous semblez laisser le piano s’exprimer, sans le contraindre, et il vous le rend bien!

Un de mes principes de base est que le piano doit pouvoir exprimer n’importe quel adjectif relatif à l’émotion. Cela me conduit à prendre en compte le caractère chantant, mais aussi parlant du piano, à laisser respirer et vivre la phrase musicale dans son univers harmonique. L’harmonie est la caractéristique dominante de la musique pour moi, au-dessus de la mélodie. L’harmonie est très puissante: elle gouverne tout et détermine la forme. Ensuite il faut prendre le temps de dire les choses musicalement tout en allant à l’essentiel, sans rien rajouter. J’ai entendu une pianiste jouer le premier concerto de Beethoven: il n’y avait pas une phrase qui n’était pas complètement triturée, il y avait des petits rubato, ritardando, partout, mais pourquoi? La simplicité est tellement plus extraordinaire! Je préfère m’effacer devant la musique, c’est pourquoi je ne bouge presque pas devant mon piano. La théâtralité ne m’intéresse pas du tout!

 

 

En 2017, vous avez été membre du jury du concours Van Cliburn, et en fin d’année dernière, du concours Long-Thibaud-Crespin. Que pouvez-nous nous dire sur cette expérience particulière?

Tout d’abord, ce n’est pas un rôle que j’accepte fréquemment. C’est même rare! J’ai été quatre fois membre de jury en 22 ans. Je préfère consacrer mon temps à l’exploration du répertoire pianistique. Il est tellement vaste qu’il me faudrait plusieurs vies! Mais je garde un souvenir extraordinaire du concours Van Cliburn, car j’ai été à la fois membre du jury, et auteur de la pièce imposée (Toccata sur L’Homme armé, ndlr). Trente candidats l’ont interprétée. Une opportunité unique: quel compositeur peut avoir trente créations? Je craignais que ma pièce soit mal comprise, ou même ignorée, que des interprètes passent outre mes intentions, ce qui est arrivé avec certains, mais la plupart des interprétations ont été excellentes, et une en particulier. Ce fut une expérience extraordinaire!

 

 

 

Propos recueillis en février 2020 par Jany Campello

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à écouter : CD Samuïl Feinberg, Piano Sonatas, label Hypérion, février 2020

prochain concert en France : dimanche 29 mars, Printemps des Arts de Monte-Carlo, Schubert, Feinberg. printempsdesarts.mc

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Photo MA Hamelin / service de presse / Printemps des Arts  – Photo n°2 © Sim Cannety-Clarke

 

 

BEETHOVEN 2020. ENTRETIEN avec François-Frédéric GUY, piano

Francois-Frederic-GUY-Integrale-des-concertos-pour-piano-Ludwig-van-Beethoven-Printemps-des-Arts-Monte-Carlo-2019-1BEETHOVEN 2020. ENTRETIEN avec François-Frédéric GUY, piano. Le pianiste François-Frédéric Guy a une actualité bien chargée. Rien d’étonnant à cela pour cet artiste qui a tissé tant de liens intimes avec le compositeur à l’honneur cette année 2020, Ludwig van Beethoven, et qui en fait figure de spécialiste en France et jusqu’en Asie. Entre des évènements de grande envergure, comme les cinq concertos donnés en une seule soirée au Théâtre des Champs-Élysées avec l’excellent Orchestre de Chambre de Paris (le 18 janvier dernier, lire ci après notre compter rendu complet), la Folle Journée de Nantes consacrée à Beethoven, et bientôt l’intégrale des Trios à l’Arsenal de METZ (mars 2020), ce musicien passionné a pris le temps de se poser pour nous entretenir de sa vie avec Beethoven, mais pas seulement…

 

 

 

 

FRANÇOIS-FRÉDÉRIC GUY,
à la croisée des chemins beethovéniens

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En 1998, vous avez gravé votre premier disque consacré à Beethoven avec la sonate HammerKlavier opus 106: le début d’une longue histoire, mais a-t-elle réellement commencé à cette époque?

C’était effectivement mon premier disque solo, chez Harmonia Mundi, dans la collection des Nouveaux Interprètes de Radio France. Je me dois de citer Anne-Marie Réby, à l’époque productrice sur France Musique de l’émission « En blanc et noir », qui m’a permis de jouer cette sonate à l’antenne: le producteur d’Harmonia Mundi l’a entendue et m’a proposé de l’enregistrer. Grâce au succès de ce disque, j’ai très rapidement travaillé avec des chefs prestigieux comme Esa-Pekka Salonen ou Michael Tilson Thomas, et là tout a commencé, grâce à ce disque et évidemment grâce à l’amour de Beethoven!

 

 

 

À quand remonte cet amour de Beethoven? 

Il a commencé bien avant! Quand j’étais enfant; mes parents étaient de grands mélomanes et nous avions quelques disques à la maison. Nous avions notamment le premier concerto de Beethoven par Wilhelm Kempff et le chef Ferdinand Leitner. Je l’écoutais tout le temps! J’avais huit ans quand à mon cours de piano à l’école de musique d’Évreux, j’ai joué d’oreille tout le début de ce concerto à mon professeur. Elle m’a grondé car je n’avais pas fait les exercices, mais c’était pour le principe. En réalité elle a été scotchée, au point que la semaine suivante, elle m’a offert la partition du concerto. C’est sur cette partition que j’ai appris le concerto pour passer mon prix au CNSM. Je l’ai gardée avec moi longtemps et partout après, sur les scènes de concert. Ensuite, il y a eu la Hammerklavier: en 1988, j’ai été admis dans la classe de Dominique Merlet, en jouant la fugue de la Hammerklavier, qui était le morceau imposé. J’ai immédiatement après travaillé la sonate entière. Elle est devenue mon œuvre fétiche.

 

 

Et pourtant elle est loin d’être la plus accessible, tant pour l’interprète que pour le public!

C’était en effet entrer de plain-pied dans la plus grande œuvre, la plus extrême, celle qui change le cours de l’histoire, celle qui comme le disait Beethoven « donnera du fil à retordre aux pianistes dans les cinquante prochaines années »… il aurait pu dire les cent cinquante prochaines années! C’est un tel défi de la jouer! Moi qui l’ai donnée plus de cent fois au concert, je dois la réapprendre très sérieusement à chaque fois. Elle est si difficile pour la mémoire, et ses objectifs spirituels et musicaux sont si élevés que nous devons hisser toujours plus haut notre niveau quotidien pour atteindre sa stratosphère, notamment dans son adagio qui ne peut se comparer qu’aux grands mouvements lents des derniers quatuors à cordes ou à celui de la neuvième symphonie. Il faut avoir beaucoup travaillé les œuvres de Beethoven, y compris celles de jeunesse, pour accéder à son univers!

 

 

Est-ce que la célébration de l’anniversaire de la naissance de Beethoven revêt selon vous une importance particulière dans le monde actuel? 

Oui, bien sûr. Nos sociétés ont besoin de célébrations, c’est inscrit dans l’inconscient collectif. Ce qu’il y a de touchant, c’est que le monde entier s’empare de cette commémoration, du nom de Beethoven et de son Å“uvre, pour l’inscrire en quelque sorte au patrimoine mondial de l’humanité. C’est magnifique! Par exemple au Japon, chaque année au mois de novembre tous les enfants, les orchestres et choeurs amateurs et professionnels interprètent la neuvième symphonie de Beethoven, le temps d’un week-end: cela donne plusieurs centaines d’exécutions au même moment, impressionnant non? Si un compositeur est capable de susciter un tel engouement 250 ans après, il mérite vraiment d’être inscrit au patrimoine mondial de l’humanité, cela d’autant plus que sa musique met l’homme au centre des préoccupations musicales. Il arrive à résumer avec ses notes de musique toutes nos sensations, nos sentiments, nos aspirations, qu’elles soient élevées ou plus ordinaires. L’aspiration à la fraternité est la plus fondamentale dans sa musique; elle nous rapproche de notre propre devise française: Liberté, égalité, fraternité. Il est quelque part l’enfant de la révolution française, qu’il a suivie et aimée, même si elle était un peu trop sanglante à son goût. Il y a des thèmes dans la neuvième symphonie, dans la sonate Waldstein notamment, qui sont des hymnes à la fraternité, et cela est unique dans l’histoire de la musique. Beethoven vise l’humanité, ce qui fait que sa musique reste actuelle, intemporelle, universelle et nous touche.

 

 

En somme, la musique de Beethoven rassemble…

Oui, tout le monde se réfère à lui. En particulier les compositeurs contemporains. Lorsqu’on demandait à Boulez quelle était la référence musicale de sa première sonate, il répondait la sonate opus 78 « À Thérèse » de Beethoven. Quant à celle de sa deuxième sonate, il nommait la Hammerklavier. Et Boulez n’est pas le seul! Beethoven est à la croisée des chemins: il est encore un des classiques de la première école de Vienne, il en a parachevé les formes musicales. En particulier il a démontré qu’il pouvait tout faire avec la forme sonate, dans la symphonie, la sonate, le quatuor. Une fois cela fait, il dynamite tout, nous plonge dans l’univers des sensations et des sentiments, s’écartant de la musique formelle, et nous ouvre la porte du romantisme. N’appartenant à personne, il appartient à tout le monde et il est avec tout le monde. L’œuvre de Beethoven ne vieillit pas et les gens le ressentent, que ce soient les musiciens qui l’interprètent, ou le public.

 

 

Cette année 2020 est-elle une année particulière dans votre carrière? 

C’est une année qui marque forcément un aboutissement. Cela fait une quinzaine d’années que je me consacre à l’œuvre de Beethoven: j’ai enregistré les 32 sonates, deux fois les concertos, deux fois également l’intégrale des sonates avec violoncelle, l’intégrale des sonates pour violon et piano. Cette année anniversaire, je découvre cette cette faculté de pouvoir jongler d’une œuvre à l’autre et cela me procure une sensation très agréable! Mais pour moi, l’anniversaire de Beethoven c’est bien évidemment tous les ans!

 

 

Vous avez une vie de compagnonnage avec Beethoven, comme autrefois les artisans et artistes qui travaillaient sur l’édification des cathédrales…

Si on pouvait rassembler l’œuvre de Beethoven en un seul livre, cela serait un énorme livre comme ceux qu’on trouvait dans les monastères autrefois, que l’on ne pouvait soulever qu’à plusieurs, et aussi gros soit-il j’en ferais mon livre de chevet! J’aime comparer Beethoven à Léonard de Vinci: c’est un créateur, pas seulement un musicien; il a fait évoluer le piano. Dans ses lettres, Beethoven se plaignait régulièrement des pianos. Il pestait après ces instruments qui ne lui permettaient pas d’exprimer son bouillonnement intérieur, cette énergie qui lui est propre; il voulait des triples fortissimos qu’il n’obtenait pas sur les Broadwood ou les Graf, il voulait qu’on puisse jouer vite, qu’on tienne les sons avec la pédale, il voulait l’orchestre au piano. Les facteurs ont été obligés de s’atteler à la tâche…Dans sa tête Beethoven imaginait le piano comme Léonard de Vinci imaginait les machines volantes.

 

 

 

“J’aime comparer Beethoven à Léonard de Vinci:
c’est un créateur, pas seulement un musicien”

 

 Ludwig-Van-Beethoven

 

 

 

 

 

Vous procédez par intégrales successives, pour quelle raison?

L’œuvre de Beethoven est pour moi comme un grand puzzle. Le Beethoven Project se poursuit comme il a commencé. Mon dernier enregistrement des concertos en fait partie, car cette fois-ci ils sont en joué-dirigé. J’ajoute progressivement des pièces au puzzle pour avoir au bout du compte cette image complète du compositeur. Rien n’est cloisonné: je passe d’une sonate à un trio ou une sonate pour violon, et même à la symphonie. J’ai dirigé récemment la quatrième symphonie à l’Arsenal de Metz, avec le Sinfonia Varsovia. Auparavant j’avais dirigé la cinquième et la septième. L’an prochain ce sera la neuvième. Mon intention n’est cependant pas d’arrêter le piano pour la direction d’orchestre. Simplement, je ne peux pas imaginer être dans le monde de Beethoven sans être confronté à ses symphonies. Quand j’étais adolescent j’ai été tenté de devenir chef d’orchestre, j’ai travaillé avec Seiji Osawa pour apprendre la direction, et finalement je suis resté pianiste pour des raisons personnelles. Si je ne l’ai jamais regretté, cette attrait pour la direction ne s’est jamais éteint. C’est par le biais du joué-dirigé que j’ai pu commencer à imaginer diriger l’orchestre.

 

 

Pensez-vous que le joué-dirigé va de paire avec une vision chambriste du concerto?

C’est un lieu commun. Le joué-dirigé est plus que cela. Il met en valeur les trois aspects du concerto: la partie du soliste, sa dimension symphonique du fait que l’on dirige, et en même temps son côté musique de chambre, puisque les instrumentistes sont autour du piano qui se trouve de fait à l’intérieur de l’orchestre, en devient un instrument au même titre que les autres, même s’il a sa spécificité de par son timbre et la richesse de sa partition. C’est une trinité indissociable, et cela s’entend j’espère dans l’enregistrement. Ce côté « art total » du joué-dirigé m’a énormément intéressé. Les concertos ont été conçus et créés en joué-dirigé, sauf le cinquième en raison de la surdité du compositeur. Le joué-dirigé revêt donc une forme d’authenticité.

 

 

Les concertos, les sonates, ces intégrales que vous avez enregistrées correspondent-elles à des cycles selon vous?

Oui, bien sûr, et ce sont des cycles autobiographiques! En témoignent les sonates qu’il compose tout au long de sa vie.

 

 

Mais pas les concertos, qui ont été composés en l’espace assez court d’une décennie…

Cela à cause de sa surdité. Quand on entend la Fantaisie chorale qui est une ébauche d’un concerto mais aussi de la neuvième symphonie, on peut imaginer un concerto de cette époque peut-être avec chœur, qui aurait été très novateur, dans des dimensions tout aussi stupéfiantes !

 

 

Pour quelle raison avoir enregistré à nouveau les concertos?

Je ne me suis pas limité aux concertos. Toute ma discographie contient des doubles, voire triples enregistrements, comme celui de la Hammerklavier. J’ai besoin de revenir aux Å“uvres qui comptent vraiment pour moi. En ce qui concerne les concertos il y a eu une évolution: il y a dix ans, ma rencontre exceptionnelle avec Philippe Jordan a été un coup de foudre musical et amical. Nous avons donné le quatrième concerto à la salle Pleyel, sous l’impulsion d’Eric Montalbetti, qui dirigeait alors l’Orchestre Philharmonique de Radio France. Ensuite, après en avoir donné l’intégrale à Paris et dans d’autres salles de concerts européennes, nous avons très rapidement enregistré les concertos. Le joué-dirigé s’est imposé à moi ces dernières années car j’avais envie d’avoir cette sensation unique de contrôler le geste musical de la première à la dernière note. Une rencontre avec un chef d’orchestre stimule la créativité, mais le fait de maîtriser l’intégralité de l’interprétation musicale est aussi une immense stimulation créatrice. Après sept ans d’expérience de cette pratique, le moment était venu d’enregistrer cette version avec le Sinfonia Varsovia que je connais depuis des années. Cela m’a ouvert de nouvelles perspectives musicales, notamment au niveau de la dimension symphonique de cette musique. J’ai voulu qu’on entende cette fusion totale.

 

 

A côté de ces monuments, il y a toutes ces pièces: les Bagatelles, les Variations…

Beethoven a aussi un côté populaire. Cela s’entend dans ses thèmes. Ils sont quelques fois très peu recherchés: on peut les siffler dans la rue, comme ces quatre premières notes de la cinquième symphonie. C’est sa façon d’accrocher celui qui écoute sa musique. Quatre notes qui ne sont même pas un thème, juste une succession immédiatement appréhendable. La force de Beethoven est dans cette efficacité. Son génie a été ensuite de bâtir une cathédrale sonore à partir de ces quatre notes. Les variations héroïques sont construites sur trois notes, les Variations Diabelli sur un thème dont il se moquait, trente trois mignatures d’une durée totale encore plus longue que la Hammerklavier! Le Carnaval opus 9 de Schumann vient quelque part des Variations Diabelli. Et puis il y a ces petites pièces que sont les Bagatelles, qui comptaient énormément pour lui, ses confidences! Elles sont d’une certaine manière l’équivalent des intermezzos de Brahms. Il a exprimé avec elles un raffinement épuré, comparable à celui des mazurkas de Chopin. Elles ont été leur modèle. Beethoven a toujours été le modèle. Quand Brahms a écrit sa première sonate pour piano, il était tellement saisi par la Hammerklavier qu’il n’a pas pu s’empêcher de citer son premier thème à deux reprises, en do majeur, puis en si bémol, la tonalité de la Hammerklavier!

 

 

Allez-vous enregistrer ces petites pièces?

Peut-être…J’aimerais enregistrer les variations Diabelli, et les variations Eroïca que j’ai souvent données l’année dernière. Je ne pense pas aujourd’hui à une intégrale des variations! J’espère en tout cas jouer de nouvelles œuvres de Beethoven. L’an passé j’ai appris la sonate pour cor et piano, peu fréquentée, une sonate en dehors des sentiers battus qui m’a donné beaucoup de plaisir.

 

 

Quelles autres symphonies allez-vous diriger?

Celles qui sont programmées en concert sont les troisième, quatrième, cinquième, septième  et neuvième. Pour la neuvième je dirigerai l’orchestre et les chœurs de l’Opéra de Limoges. C’est avec ce même orchestre que j’aurai l’immense et redoutable honneur de diriger l’opéra Fidélio en 2022. Je connais très bien cette œuvre de l’intérieur et d’autre part j’ai eu la chance de travailler longtemps avec d’excellents chanteurs: Paul Gay, Karine Deshayes, Sophie Koch… Je n’ai jamais dirigé d’opéra, mais son univers m’est familier. Ce sera sûrement une folie, car quand même je suis un pianiste, mais une expérience incroyable! Alain Mercier, le directeur de l’Opéra de Limoges, tenait à me confier cet opéra, après de nombreux projets menés ensemble. Pour le moment cela me semble juste vertigineux: c’est un énorme défi, mais il m’était impossible de le refuser!

 

 

Comment situez-vous cet opéra Fidélio?

Il est aussi à la croisée des chemins: ce n’est plus un opéra mozartien, mais c’est encore un peu un singspiel. Ce n’est pas encore l’opéra de Wagner, et pourtant Fidélio a été le modèle pour Wagner, avec le Freischütz de Weber!

 

 

Quels sont vos projets d’enregistrements pour l’avenir?

Continuer avec Beethoven! J’espère enregistrer à nouveau les Sonates pour piano d’ici 2027, qui sera elle aussi une année de grande commémoration. Dans l’immédiat, le « Brahms Project » se poursuit avec Miguel Da Silva et Xavier Phillips: nous enregistrons les deux sonates opus 120 et le trio opus 114 dans leurs versions avec alto sur un CD qui paraîtra bientôt. Et puis l’idée d’enregistrer à l’avenir ses deux concertos pour piano en joué-dirigé n’est pas sans me trotter dans la tête. La musique française fait également partie de mes projets, avec un disque Debussy-Murail.

 

 

Vous citez le compositeur Tristan Murail: quelle est la place de la musique contemporaine dans votre répertoire?

Elle est fondamentale, et constamment présente dans ma vie de musicien. Je m’intéresse aux compositeurs qui me proposent un univers nouveau, inouï, comme l’était la musique de Beethoven lorsqu’on l’a entendue pour la première fois. Tristan Murail, au même titre qu’Hugues Dufour que j’ai beaucoup interprété, fait partie de ceux-là. A l’instar de celle de Beethoven, sa musique réussit l’exploit d’être à la croisée des chemins: elle appartient au XXIème siècle, radicale dans son langage, elle a en même temps cette qualité propre à la musique spectrale de paraître familière à l’oreille. Tristan Murail m’a écrit une pièce intitulée « Cailloux dans l’eau », en hommage à Debussy, que j’ai créée l’an dernier. Au mois de septembre, j’aurai le bonheur de créer deux nouvelles pièces pour piano qui feront partie du même recueil.  Ce n’est pas tout! Il y a quelques années j’ai joué son concerto pour piano et orchestre (le Désenchantement du Monde, ndlr) en co-création avec Pierre-Laurent Aimard. Un grand évènement se prépare pour la saison 2021-2022: je donnerai en création mondiale son nouveau concerto pour piano, avec l’orchestre philharmonique de la NDR, le 28 mai 2021 à la Elbphilharmonie de Hambourg. Puis je le jouerai à l’Opéra de Tokyo avec l’orchestre symphonique de la NHK, et enfin en 2022 à Paris avec l’orchestre philharmonique de Radio France.
Une autre sortie discographique imminente va marquer mon actualité contemporaine: j’enregistre en février deux grands cycles de pièces pour piano de Marc Monnet, regroupés sous le titre « En pièces », dont j’avais créé le premier livre au festival Musica en 2012.

 

 

Vous êtes artiste associé de l’Orchestre de Chambre de Paris, statut qui vous réunit dans de nombreux projets. Quel est le prochain?

Il s’agit de la création parisienne du Concerto pour piano d’Aurélien Dumont. Ce concerto est né de ma commande au compositeur, en partenariat avec deux orchestres. Je l’ai donné en création mondiale à l’Opéra de Limoges en octobre 2019. La création parisienne est prévue le 23 avril au Théâtre des Champs-Élysées, avec l’OCP. Ce concerto a été spécialement écrit pour être interprété en joué-dirigé, comme à l’époque de Mozart et de Beethoven. D’ailleurs il tire sa substance du douzième concerto de Mozart, K414, que je jouerai aussi lors de ce concert. En deuxième partie, je dirigerai l’orchestre dans l’ouverture de Don Giovanni, et la Symphonie Haffner (n°35, K385).

 

 

Auparavant un autre évènement attend les parisiens, dans le cadre de la célébration de « l’année Beethoven ». Il s’agit de l’intégrale des Sonates qui sera donnée en mars à l’auditorium de Radio France. Pouvez-vous nous en donner les détails?

C’est un projet un peu hors-norme qui rassemble ses sonates et variations pour piano. Radio-France m’a demandé de parrainer neuf pianistes de la nouvelle génération pour donner l’intégrale des 32 sonates ainsi que les immenses variations « Eroïca » et « Diabelli » à l’auditorium de Radio-France le week-end du 20 au 22 mars prochains. J’ouvrirai et clôturerai cette grande croisière beethovenienne comme j’aime le faire depuis de nombreuses années. Mon désir est surtout de montrer à quel point cette génération est douée, flamboyante, passionnante. J’ai eu moi-même la chance de participer à une intégrale des 32 sonates avec cinq de mes collègues il y a exactement vingt ans, grâce à un magnifique projet de René Martin, le directeur des Folles Journées de Nantes et du festival de la Roque d’Anthéron. Aujourd’hui, l’idée me ravit de choisir à mon tour de jeunes artistes d’une maturité musicale et d’une variété de personnalités exceptionnelles. Je suis fier de les parrainer en cette année de célébration du génie créateur de Beethoven. Permettez-moi de les citer: Guillaume Bellom, Jean-Paul Gasparian, Rémy Geniet, Maroussia Gentet, Alexandre Kantorow (que nous remercions d’être resté dans l’équipe d’origine malgré son agenda si chargé depuis sa victoire éclatante au dernier Concours Tchaikovsky), Ismaël Margain, Sélim Mazari, Nathalia Milstein et Tanguy de Williencourt. Il s’agira d’un partage unique, et avant tout d’une grande et réjouissante fête musicale!

Propos recueillis par Jany Campello pour classiquenews.com, février 2020

 

 

 

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A ne pas manquer: les 32 sonates de Beethoven, Auditorium de Radio France, du 20 au 22 mars 2020. Programme et réservations sur maisondelaradio.fr

 

 
COMPTES-RENDUS, CRITIQUES sur CLASSIQUENEWS
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COMPTE-RENDU, critique, concert. PARIS, TCE, le 18 janv 2020. BEETHOVEN / FF GUY : les 5 Concertos pour piano. François-Frédéric GUY, piano et direction. Orchestre de Chambre de Paris
https://www.classiquenews.com/compte-rendu-critique-concert-paris-tce-le-18-janv-2020-beethoven-ff-guy-les-5-concertos-pour-piano/

 

 

 
COMPTE-RENDU, critique festival Les solistes à Bagatelle, 16 septembre 2018, récital François -Frédéric Guy, piano, Debussy, Murail, Beethoven. A l’orangerie du parc de Bagatelle, sous le ciel radieux d’un été qui n’avait pas dit son dernier mot, le public est venu nombreux dimanche 16 septembre, écouter les deux derniers concerts clôturant le festival Les Solistes à Bagatelle. Un récital de piano, puis de musique de chambre, comme de tradition dans cet évènement, avec pour fil conducteur la musique du compositeur Tristan Murail, au cœur de chacun des deux programmes. Comme se plait à le dire Anne-Marie Reby Guy, sa directrice artistique, le festival vit avec son temps, et les œuvres de compositeurs vivants sont les composantes incontournables de la programmation. Cette année, Tristan Murail, mais aussi Bruno Mantovani, Ivan Fedele, George Benjamin et Allain Gaussin, auront ainsi apporté, dans sa diversité, la touche contemporaine.
https://www.classiquenews.com/compte-rendu-festival-les-solistes-a-bagatelle-16-sept-2018-recital-francois-frederic-guy-piano-debussy-murail/

 

 

 

 

LIRE aussi notre grand DOSSIER BEETHOVEN 2020

beethoven 1803 apres Symphonie 1 creation symphonies romantiques classiquenews review compte rendu cd critique 800px-Beethoven_3DOSSIER BEETHOVEN 2020 : 250 ans de la naissance de Beethoven. L’anniversaire du plus grand compositeur romantique (avec Berlioz puis Wagner évidemment) sera célébré tout au long de la saison 2020. Mettant en avant le génie de la forme symphonique, le chercheur et l’expérimentateur dans le cadre du Quatuor à cordes, sans omettre la puissance de son invention, dans le genre concertant : Concerto pour piano, pour violon, lieder et sonates pour piano, seul ou en dialogue avec violon, violoncelle… Le génie de Ludwig van Beethoven né en 1770, mort en 1827) accompagne et éblouit l’essor du premier romantisme, quand à Vienne se disperse l’héritage de Haydn (qui deviendra son maître fin 1792) et de Mozart, quand Schubert aussi s’intéresse mais si différemment aux genres symphonique et chambriste. Venu tard à la musique, génie tardif donc (n’ayant rien composé de très convaincant avant ses cantates écrites en 1790 à 20 ans), Beethoven, avant Wagner, incarne le profil de l’artiste messianique, venu sur terre tel un élu sachant transmettre un message spirituel à l’humanité. Le fait qu’il devienne sourd, accrédite davantage la figure du solitaire maudit, habité et rongé par son imagination créative. Pourtant l’homme sut par la puissance et la sincérité de son génie, par l’intelligence de son caractère pourtant peu facile, à séduire et cultiver les amitiés. Ses rencontres se montrent souvent décisives pour l’évolution de sa carrière et de sa reconnaissance. Pour souligner combien le génie de Beethoven est inclassable, singulier, CLASSIQUENEWS dresse le portrait de la vie de Beethoven (en 4 volets), puis distingue 4 épisodes de sa vie, particulièrement décisifs…

 

CD, critique. Enrique Granados: Goyescas, Jean-Philippe Collard, piano,(1 CD la Dolce Volta 2019)

collard goyescas granados cd review cd critique classiquenewsCD, critique. Enrique Granados: Goyescas, Jean-Philippe Collard, piano,(1 CD la Dolce Volta 2019)   –   Le pianiste Jean-Philippe Collard a fêté en ce début d’année, ses retrouvailles avec le public français, par son retour sur la scène du Théâtre des Champs-Élysées, qui lui a valu en janvier une belle ovation (au programme: Chopin: 24 Préludes opus 28, Fauré: Ballade opus 19, et extraits des Goyescas de Granados), en même temps que par la parution de son livre de souvenirs et de réflexions: « Chemins de musique » (éditions Alma, Paris 2020), et celle de son dernier disque consacré aux Goyescas d’Enrique Granados (édité par le label La Dolce Volta). Au fil de sa grande carrière, ses chemins l’avaient conduit à enregistrer Chopin, Fauré, Schumann, d’autres encore, et récemment Rachmaninoff et Mussorgsky. On ne l’attendait pas chez Granados. Avec le compositeur catalan, voici qu’il nous surprend et nous subjugue.

des GOYESCAS sublimées

Les Goyescas n’appartiennent pas au folklore ibérique, ni à son imagerie. Si elles sont irriguées en profondeur de la sève espagnole, elles ne le sont pas au même titre que l’œuvre d’Albeniz, dont la suite Ibéria en est le plus explicite témoignage. L’esprit espagnol transparait ici et là, dans un rythme, une tournure, l’évocation d’une guitare, mais aussi dans la volatilité d’un parfum, les chaudes couleurs des sons… Le peintre Goya, l’inspirateur, n’a donné que l’argument, étincelle de l’imagination du musicien. Cette suite en deux livres repose sur une histoire, aux contours esquissés à grands traits, dont on ne sait rien des personnages, hormis qu’ils sont « Los Majos enamorados », sous-titre de l’œuvre. De l’ivresse amoureuse au drame et à la fantasmagorie, ces pages de Granados sont tissées de passions exacerbées, de rêves, d’espoirs et de désespoirs, de tendresse et de mélancolie, de douceur et de douleur sublimées. Jean-Philippe Collard donne à leurs six épisodes une imprégnation particulière, alliant lyrisme puissant, climat romantique, à la luxuriance des timbres. Los Requiebros (les compliments) éblouit par son exubérance sonore extraordinaire: richesse des broderies qui s’entrelacent amoureusement, ourlées d’une transparente fluidité, féérie de couleurs éclatantes. Le musicien s’y prélasse au début, imprimant un sensuel balancement telle une barcarolle, puis donne des ailes aux élans lyriques dans un chant généreux et passionné. Coloquio en la reja (dialogue derrière la grille) commence dans la pénombre et la confidence, s’enflamme et se pare de noblesse jusque dans ses effusions. El Fandango de candil (le fandango à la chandelle) frappe par son ton affirmé et son élégance: un feu intérieur puissant couve sous sa tenue impeccable, la netteté de ses rythmes et de ses timbres, et quelle justesse dans l’accentuation! Le lyrisme mélancolique de Quejas o la maja y el ruiseñor (plaintes, ou la jeune fille et le rossignol) incite à l’abandon et à la rêverie par son allure improvisée, mais jamais décousue. C’est bien la difficulté de cette fameuse pièce, dont l’interprète trouve ici la juste respiration, sans verser dans un relâchement excessif. Au fil de la progression dramatique, J.P. Collard donne toute l’ampleur de son inspiration: la noirceur et la cruauté de El amor y la muerte (l’amour et la mort) prennent sous ses doigts une dimension tragique bouleversante, dans l’entrechoc des sentiments, dans l’opposition des thèmes et des registres, les longues lignes de chant si poignantes, le lourd glas et l’expiration finale. La Serenata del espectro (la sérénade du spectre) a tout d’une danse grotesque, qui tourne en boucle, dérisoire et fantomatique. Le pianiste joue à l’envi de l’écartèlement et de la raideur de ses accords à vide, soulignant leurs intervalles disgracieux, gratte rageusement les cordes d’une guitare, sur la réminiscence d’un dies irae installe une atmosphère surnaturelle dans le mirage des aigus, étire dans une somptueuse longueur du son une dernière ligne de chant. Quelle évocation!
Aux côtés de la version historique d’Alicia de Larrocha, de celle plus récente et raffinée de Luis Fernando Pérez, pour ne citer que ces deux exemples, l’enregistrement de Jean-Philippe Collard s’impose aujourd’hui comme une nouvelle référence. D’une architecture parfaitement édifiée, sa version nous entraîne dans un univers de sensualité, de couleurs, d’éclairages, d’élans chavirants auquel nul ne saurait résister.

 

 

 

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CD, critique. Enrique Granados: Goyescas, Jean-Philippe Collard, piano,(1 CD la Dolce Volta 2019)

COMPTE-RENDU, critique concert. PARIS, Salle Cortot, le 3 février 2020. Récital RAVEL. Miroslav Kultyshev, piano

COMPTE-RENDU, critique concert. PARIS, Salle Cortot, le 3 février 2020. Récital RAVEL. Miroslav Kultyshev, piano. Les « Nuits du Piano à Paris » , créées il y a 10 ans, présentaient lundi 3 février le premier concert de leur série 2020 à la salle Cortot. S’étant donné la vocation de faire connaitre des artistes de stature internationale mais peu présents sur les scènes françaises, Patrice Moracchini, le créateur et directeur artistique de ce cycle mais aussi du festival « Les Nuits du piano d’Erbalunga » en Corse, a invité le pianiste russe Miroslav Kultyshev, vainqueur en 2007 du XIIIème Concours International de piano Tchaïkovski de Moscou. Le public parisien passionné de piano avait le choix ce soir du 3 février, devant une offre multiple et alléchante. Celui de la salle Cortot n’aura rien regretté, émerveillé par le talent de Kultyshev.

 

 

LE JARDIN FÉÉRIQUE DE MIROSLAV KULTYSHEV

 

 

Miroslav Kultychev concert piano critique review classiquenews la critique PIANO classiquenewsTandis que Mikhaïl Pletnev interprétait le soir même Mozart et Beethoven à la Philharmonie, son compatriote Miroslav Kultyshev avait choisi Ravel. Un timide sourire esquissé, un regard à peine croisé avec le public – qui aura loisir de lire plus tard lorsqu’il saluera, dans le puits de ses deux grands yeux noirs rêveurs et doux, les traits attachants de sa personnalité – et le voici déjà penché sur le clavier, prêt à cueillir la tendre lumière des Jeux d’eau. Il lui suffit de quelques mesures, de l’ébauche de leur ligne souple dans un jeu délicat de sonorités, pour nous introduire dans un jardin féérique, dont nous ne sortirons qu’à la fin du concert. Un univers où nous le suivons où qu’il aille, sans y trouver aucun ennui, que ce soit sur l’océan ou dans la vallée des Miroirs, dans la candeur enfantine de la Sonatine ou la sensualité des valses. Chaque pièce semble un coffre à trésors, qu’il ouvre avec délectation, et dont il s’émerveille de chaque joyau. Ravel en contient avec lui certainement plus que nous ne l’imaginions: quelle variété dans les timbres, les espaces, les éclairages! Tout cela sans jamais que ça ne paraisse trop, mais dans une respiration naturelle et un goût exquis.
Ces Jeux d’eau ne sont pas une surface miroitante et froide mais un flux vivant de sonorités liquides: il nous plonge dans leurs voluptueuses profondeurs puis nous ramène à la douce irrisation de leur surface, et nous éclabousse de leurs aigus de cristal. Les cinq pièces des Miroirs sont enchanteresses: les Noctuelles se dérobent, insaisissables, dans une fluidité que rien n’entrave, laissent des traînées impalpables et doucement colorées. L’étymologie de son patronyme ne le dément pas, Kultyshev y cultive avec gourmandise le plaisir du son, dans une agogique subtile. Les Oiseaux tristes forment un paysage immobile, d’une grande profondeur de champs, dans l’étagement de ses plans sonores. Une barque sur l’océan, se balance doucement, bercée par le flot continu et fondu des arpèges, sous le toucher sans lourdeur du pianiste. Très bien architecturée, il en varie les éclairages comme les éclats successifs du jour, donnant au climax une intensité renversante. Contraste avec l’Alborada del gracioso: quel caractère! le jeu du pianiste se fait âpre et sanguin, rageur et bouillant. Ici le trait est net, incisif, sans demi-teinte, le ton conquérant. Tout se pose dans les résonances de la Vallée des cloches, où le pianiste donne de la largeur à l’espace. Pour finir la première partie, Kultyshev donne à la Sonatine sa fraicheur ingénue, sa tendresse, et ses inflexions subtiles, ne les répétant pas à l’identique dans la reprise.
La seconde partie est consacrée aux valses. Tout d’abord le cycle si particulier des huit Valses Nobles et Sentimentales: Kultyshev sait en relever les contrastes, avec finesse et poésie, leur donner leurs saveurs propres, dans leur rondeur et leur suavité, ou au contraire dans leur rudesse et leur angulosité. Énergique et sans détour (la première), retenue et étirée (la deuxième), spirituelle et allurée, (la sixième), délicate et allusive (la septième), il les enchaîne comme si cela allait de soi, avec élégance et sensualité, de la même façon qu’il abordera ensuite la Valse (dans la très orchestrale transcription de A.Icharev), après le court Prélude en la mineur, judicieuse transition. Il en donne une interprétation saisissante et troublante: elle commence sombre et fantomatique; dans ses tourbillons se télescopent ses deux mondes: celui des fastes et des lustres, et celui désagrégé et violent. Comme un félin il navigue entre ces deux atmosphères, puissant et agile, en architecte et coloriste hors pair, jusqu’à sa fracassante fin.

Heureux de l’accueil enthousiaste du public, son sourire comme deux ailes dans l’azur, ses yeux noirs luisants de plaisir, il donnera trois bis, mais du Chopin: la Fantaisie-impromptu, et bien sûr une valse et une mazurka. Un concert qu’il ne fallait pas manquer. Crédit photo Jan Eytan

COMPTE-RENDU, concours. PONTOISE, le 2 février 2020. 19è CONCOURS PIANO CAMPUS 2020

paino cmapus 2020 affiche classiquenewsCOMPTE-RENDU, concours. PONTOISE, le 2 février 2020. CONCOURS PIANO CAMPUS 2020. Le 19ème Concours International Piano Campus s’est déroulé du 31 janvier au 2 février à Pontoise. Les épreuves éliminatoires ont permis d’entendre les douze candidats sélectionnés dans un programme de 30 mn dont l’œuvre imposée était cette année une pièce de la compositrice Germaine Tailleferre, « Seule dans la forêt ». Les trois finalistes retenus, le français Virgile Roche (21 ans), l’italien Davide Scarabottolo (18 ans), et le russe Timofei Vladimirov (18 ans), se sont produits sur la scène du Théâtre des Louvrais dimanche 2 février, devant un jury présidé par la pianiste Hisako Kawamura (Prix Clara Haskil 2007 et auparavant elle-même lauréate du concours Piano Campus). Le compositeur Fabien Waksman, également membre du jury, est l’auteur de la pièce contemporaine imposée, « Black Spirit », pour piano et orchestre, donnée en création mondiale par les trois jeunes pianistes. Tout de suite l’énoncé du palmarès:

 

 

Piano Campus d’Or : Timofei Vladimirov – Russie
Piano Campus d’Argent : Virgile Roche – France
Piano Campus de Bronze : Davide Scarabottolo – Italie

 

 
 

 

Prix de la Région Ile-de-France, prix du Public, prix Points communs, prix Piano au musée Würth, prix du Festival d’Auvers-sur-Oise, prix de l’Orchestre du CRR de Cergy-Pontoise, prix jejouedupiano.com : Timofei Vladimirov
Prix Philippe Foriel-Destezet : Andrey Zenin
Prix de la Sacem, prix du Festival Baroque de Pontoise : Virgile Roche
Prix du Barreau du Val d’Oise : Nikita Burzanitsa
Prix Mazda Pontoise : Elian Ramamonjisoa
Prix du Conservatoire de Puteaux, prix du Piano retrouvé aux Musicales d’Arnouville,
prix de la revue musicale Pianiste : John Gade
Prix de la Presse Musicale : Rachel Breen

 

 
 

 

Black Spirit de Fabien Waksman: la magie à l’œuvre
Les épreuves de finale commençaient par un court programme au choix des candidats, avant de se poursuivre avec Black Spirit de Fabien Waksman, puis le premier mouvement du concerto n°2 opus 18 de Rachmaninov. L’orchestre du CRR de Cergy-Pontoise sous la baguette efficace de son directeur Benoît Girault, a été un partenaire de très haute tenue. On ne saurait que saluer le travail remarquable de précision et de cohésion du chef et de ses musiciens, en particulier dans la création de Fabien Waksman: cette pièce de concours, virtuose et évocatrice, a été spécialement écrite sous la forme d’un scherzo pour piano et orchestre, pour mettre en valeur les qualités pianistiques et artistiques de ses interprètes. F. Waksman, lui-même pianiste, nous dit qu’il a eu à cœur de proposer une pièce gratifiante tout en répondant aux hautes exigences d’un concours international, et c’est effectivement le cas. Inspirée de la scène des sorcières autour du chaudron du Macbeth de Shakespeare, cette œuvre de 8 minutes est une danse satanique très rythmée, très imagée, mais pas si noire qu’elle ne le laisse entendre: elle situe son propos dans les multiples facettes de l’enchantement, la magie, hors de la dualité bien/mal, bon/mauvais. Une pièce au climat  trouble et surnaturel captivant, qui lassait entrevoir ça et là des références évidentes, notamment à Bartók et à la musique répétitive.

 

 
 

 

Trois lauréats à leurs justes places
Si départager des candidats peut parfois donner du fil à retordre à un jury, il semblerait que le résultat et les récompenses attribuées aient été consensuels, tant pour le jury que pour le public. Timofei Vladimirov s’est nettement détaché au fil des trois étapes, révélant des qualités incontestables à tous niveaux, une inspiration et un sens musical exceptionnels. Le jeu de Davide Scarabottolo n’a pu souffrir la comparaison: trop souvent tendu, le son de son piano s’est avéré court et cassant, manquant de couleurs, dans une échelle dynamique restreinte, en dépit de beaux moments dans les pièces avec orchestre. Enfin Virgile Roche a séduit par son art de respirer et de timbrer, la sobriété et la sensibilité touchante de son jeu. Son Ondine de Ravel un rien trop lente s’est déployée souplement, sous un délicat toucher, et dans une progression dynamique maitrisée, suivie de l’Étude tableau opus 39 n°9 de Rachmaninov, choix judicieux, démontrant une approche plus charnue du son. Davide Scarabottolo n’a pas eu la main heureuse avec ses Liszt : deux Études d’exécution transcendante (n°10: allegro agitato molto, et n°12: Chasse-neige), la première révélant au départ quelques manques techniques, manquant de direction et de largeur sonore, la deuxième trop sonnante, passant à côté de ses subtilités dynamiques et de ses variations d’éclairage.

Timofei Vladimirov fit un choix très personnel et totalement assumé avec l’Étude n°1 de Marc-André Hamelin (triple étude d’après Chopin) et trois pièces extraites de l’opus 10 de Georgi Lvovitch Catoire, mettant en valeur sa technique infaillible, d’une esthétique remarquable et d’une efficacité en permanence au service de l’expression et des couleurs. Quelle subtilité et quel discernement chez ce pianiste, dans la sonorité, le phrasé, et quelle belle réalisation du legato! Il s’est également distingué en jouant sans partition Black Spirit – ce qui est une performance vu le temps mesuré accordé pour son étude – avec une précision horlogère, en permanence à l’affut de l’orchestre, faisant preuve d’un sens accompli de la construction, colorant les accords de l’intérieur, dissociant les timbres, les longueurs de sons, accentuant à bon escient, transformant la fin en brasier. Dans cette même pièce, Davide Scarabottolo a montré des qualités sur le plan de l’approche rythmique, mais là encore les couleurs n’y étaient pas, et maintes fois le manque de projection et de caractérisation du son l’a cantonné derrière l’orchestre.

Virgile Roche s’est coulé dans une vision de l’œuvre très évocatrice, accordant ses couleurs avec celles de l’orchestre, entrant dans son atmosphère trouble, lui restituant ses éclairages mouvants, son inquiétante étrangeté, sa transe finale. Une qualité de réalisation qui lui a valu le prix de la Sacem. Son interprétation du concerto de Rachmaninov n’a pas manqué de panache non plus, laissant tout entendre dans un beau son, son jeu légèrement trop articulé, mais d’un beau lyrisme surtout à la fin du mouvement, après un passage d’accords en rupture de tempo un peu trop appuyée. L’italien Davide Scarabottolo n’a pas convaincu dans ce concerto: un léger décalage avec l’orchestre au début, une absence de legato dans le chant, et un jeu plus vertical que dans la ligne, un manque de couleurs et de clarté de la polyphonie, le son souvent noyé sous l’orchestre. Quelques passages réussis néanmoins comme celui en accords avant la fin. Avec Timofei Vladimirov, l’évidence est là dès les premiers accords. Présence, justesse de l’expression, incarnation…le pianiste entre dans ce concerto habité par lui. Son jeu a du poids, du corps, tout est parfaitement timbré, le chant est chaleureux et la ligne est d’une somptueuse longueur. Vladimirov vit ce qu’il joue dans un élan passionné, et ce qu’il joue est beau et noble.

Le verdict tombé sans surprise, Timofei Vladimirov rafle sept prix en plus du Campus d’or, dont le prix du public. Virgile Roche est aussi bien doté avec le Prix de la Sacem, et le Prix du Festival baroque de Pontoise. Les candidats non retenus pour la finale ne sont pas oubliés: le français John Gade remporte trois prix spéciaux, l’américaine Rachel Green celui de la Presse Musicale pour son interprétation de la sonate n°27 opus 90 de Beethoven.

 

 

 

Pascal Escande, Président et directeur artistique du concours, a raison d’être content de ce beau millésime d’artistes, et nous promet une prochaine édition, la 20ème, festive et exceptionnelle, avec en ligne de mire la présence de tous ceux qui ont marqué le concours, et la création d’un Prix Brigitte Engerer.

En attendant, il reste à souhaiter belle vie artistique et pianistique aux douze participants et aux lauréats de l’année.

COMPTE-RENDU, critique, PIANO. PARIS, Philharmonie, 19, 21 janvier 2020. DEUX RÉCITALS Daniel BARENBOIM, piano. BEETHOVEN : fin de l’intégrale des Sonates.

Daniel Barenboim sublime ElgarCOMPTE-RENDU, critique, PIANO. PARIS, Philharmonie, 19, 21 janvier 2020. DEUX RÉCITALS Daniel BARENBOIM, piano. BEETHOVEN : fin de l’intégrale des Sonates. Il y a un an, Daniel Barenboim ouvrait à la Philharmonie de Paris le cycle complet des 32 sonates de Beethoven avec au programme de ce premier concert, la Sonate n°1 opus 2 n°1, la Sonate n°18 opus 31 n°3, et la Sonate n°29 opus 106 « Hammerklavier ». Ne passant pas par quatre chemins, il donnait ainsi d’emblée la mesure de l’ouvrage, posant l’inaugurale sonate dédiée au maître Haydn, dans sa forme conventionnelle, au pied de l’Everest opus 106, composé vingt ans plus tard. Ce mois de janvier 2020, alors que la célébration du 250ème anniversaire de la naissance du compositeur n’a fait que commencer, il a refermé le cycle avec deux concerts, au terme desquels bien sûr la sonate n°32 opus 111.

 

 

 

BARENBOIM ACHÈVE À NOUVEAU SA LONGUE ASCENSION DU MASSIF BEETHOVEN

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Hors de leur ordre chronologique, Barenboim équilibre ses programmes piochant à bon escient quatre sonates pour chacun d’eux, dans les différentes périodes de composition. Ainsi l’auditeur occasionnel peut appréhender l’œuvre du compositeur sous ses aspects successifs. Le 19 janvier, il commence avec la paisible sonate n°15 opus 28, dite pastorale. Il en brosse l’atmosphère sans empressement, laissant déjà apparaître de beaux et délicats pianissimos, jouant d’échos dans le scherzo, laissant éclore le rondo allegro final comme un lever de jour, par la fraiche émergence de ses contrastes. Manifestement gêné par les toux nombreuses et intempestives d’un public peu concentré, le pianiste signifie cette incommodité en agitant son mouchoir, geste hélas devenu récurant. La sonate n°3 opus 2 n°3 en pâtira par endroits, les tierces un peu « savonnées » manquant de netteté. Mais Barenboim est maître dans la science des phrases, qu’il sait conduire et soigner d’un bout à l’autre, et il nous amène dans un adagio joué mezza voce, sans sécheresse, sur les couleurs denses des basses, qui nous fait retenir notre souffle, jusqu’au scherzo espiègle, puis à l’allegro où les accords de sixte s’amusent à grimper puis redescendre non sans jubilation. La Sonate n° 24 opus 78 « À Thérèse » part mal, en dépit d’un début très solennel, et D. Barenboim ne parvient pas à la domestiquer, malgré sa technique et sa connaissance infaillible du texte. Elle sort maladroite, et il s’en faut de peu qu’elle parte dans le décor. Dommage pour ce bijou en deux mouvements si attendu. La sonate n°30 opus 109 commence dans un halo de pédale, faisant écho à la Pastorale entendue en ouverture, et déploie ses arpèges expressifs sans précipitation, loin du brio technique. Contrastent avec ces larges éventails de notes de touchants passages pp et même ppp, murmures ténus du plus tendre effet. Dans leur foulée le Prestissimo un peu alourdi n’est que presto: il n’est pas ce tourbillon halluciné, cette course effrénée au souffle court, mais donne à entendre ses moindres détails contrapuntiques. Le thème de l’Andante lui aussi arrive un peu plombé, trop lent et appuyé. les variations qui suivent trouvent malgré cela leur ton juste, et le temps qui leur convient. La fin avec le retour du thème est poignante de recueillement.

Le 21 janvier, la salle Pierre Boulez accueillait une dernière fois le public, y compris sur scène, pour l’ultime volet de l’intégrale. En première partie, deux sonates des premiers opus. La sonate n°9 opus 14 n°1 en mi majeur révèle sous son ton badin un toucher fin et rond. Barenboim ne délaisse aucunement le charme et l’esprit de cette sonate, soignant les phrases jusqu’au bout, changeant subtilement d’intonation dans le « da capo » de l’Allegretto, donnant vie à l’Allegro comodo par des dynamiques savamment dosées, sur le léger bouillon des basses en triolets. La sonate n°4 opus 7 lui emboîte le pas un demi-ton plus bas (en mi bémol majeur). Elle emporte notre enthousiasme, sans nul doute la plus réussie du programme. Le premier mouvement est brillant, impétueux et contrasté, joué dans l’urgence de son rythme ternaire, ponctué des éclats de ses sforzando. Le largo est magnifique de retenue et de profondeur: Barenboim nous en offre les silences comme des miroirs de l’âme, donne à ses notes éparses une densité expressive bouleversante, sort du piano des trésors de sons, des pianissimi miraculeux, suspend le temps. Le dernier mouvement est un enchantement, tout en délicatesse et rondeur de propos. Barenboim possède cet art de l’enchaînement, glissant avec souplesse d’un thème à l’autre, sans aucune rupture. La sonate n°22 opus 54, une autre de celles en deux mouvements qui émaillent le corpus, tranche par l’austérité de ses octaves (menuetto) et frappe par ses contrastes et ses accentuations à contre-pied. En particulier dans l’allegretto, Barenboim semble opposer deux éléments, la terre et l’air, et tendre l’œuvre entre ces deux pôles, alternant vision tellurique et impalpable atmosphère, avant de culminer dans la jubilation de la coda « piu allegro ». Cette sonate et sa tonalité de fa majeur articule idéalement le programme entre les précédentes et la suivante, l’ultime sonate n°32 opus 111. Barenboim y marque également fortement les contrastes: le premier mouvement à l’ouverture massive (Maestoso) et au développement tellurique, tenu fermement, est d’une rudesse et d’une énergie puisée à la limite de ses ressources, telle une lutte acharnée; dans le second mouvement, l’Arietta chantant dans une douceur et une humilité infinies laisse place aux variations jouées dans des dynamiques très mesurées, jusqu’à la raréfaction sonore maximale. Barenboim nous emmène aux confins du son dans les deux dernières variations, nous fait tendre l’écoute vers l’épicentre de la scène, pour atteindre le firmament ténu des doubles croches perchées dans l’aigu du clavier, prenant un risque non négligeable en abandonnant toute idée de projection fusse-t-elle minime dans le volume acoustique de la salle, celui de friser l’inconsistance sonore. Il n’en sera heureusement rien, et malgré des accrocs ici et là, dans les octaves du premier mouvement notamment, et une erreur à la fin de la deuxième variation, il n’aura cessé de nous toucher par la profondeur et l’authenticité de son expression. Le récital s’achève sur le dérisoire, mais ô combien symbolique, quart de soupir qui boucle le cycle des sonates. Par une ovation debout, le public témoigne de sa gratitude envers l’immense musicien pour avoir ainsi fait couler le fleuve des plus grandes sonates jamais écrites. Hommage plus que légitime quand on songe à la somme que ce cycle représente et que Daniel Barenboim est l’un des rares à le jouer de mémoire, depuis l’âge de 18 ans!

 

 

   

 

 

COMPTE-RENDU, critique, concert. PARIS, TCE, le 18 janv 2020. BEETHOVEN / FF GUY : les 5 Concertos pour piano

beethoven-ludwig-dossier-specila-file-annonce-concerts-opera-classiquenews-beethoven-2020COMPTE-RENDU, critique, concert. PARIS, TCE, le 18 janv 2020. BEETHOVEN / FF GUY : les 5 Concertos pour piano. François-Frédéric GUY, piano et direction. Orchestre de Chambre de Paris, THÉÂTRE DES CHAMPS ÉLYSÉES, Paris, 18 janvier 2020. Les 5 concertos pour piano de Beethoven.  La célébration des 250 ans de la naissance de Beethoven a commencé en ce début d’année dans la monumentalité, avec l’intégralité de ses concertos pour piano donnés en une soirée, une folie que le compositeur n’aurait pas condamnée – rappelons-nous ce soir du 22 décembre 1808 à Vienne: création du quatrième concerto, mais aussi des symphonies 5 et 6, que « complétaient » l’aria « Ah, perfido! », la Fantaisie pour piano opus 77 et la Fantaisie chorale opus 80! Un véritable défi relevé par ses interprètes, l’Orchestre de Chambre de Paris et le pianiste François-Frédéric Guy, tous en grande forme, devant le public enthousiaste du Théâtre des Champs-Élysées plein à craquer.

 

 

 

 

LA QUINTESSENCE DES CONCERTOS DE BEETHOVEN

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Francois-Frederic GuyCinq chefs-d’œuvre, trois heures de musique, un musicien qui cumule les fonctions – pianiste soliste et chef – suffisamment de quoi être piqué de curiosité. On pousse la porte du Théâtre en se demandant si l’endurance des musiciens va tenir, si notre propre écoute restera dans son acuité, si ce concert XXL ne ressemblera pas plutôt à un grand show, au détriment du sens musical. Certains craignent déjà l’indigestion Beethoven avant même le début du festin attendu cette année. C’est sans compter sur l’énergie, l’expérience et l’engagement artistique de François-Frédéric Guy, la connivence du musicien et de la formation orchestrale qui n’a rien de conjoncturel, s’inscrivant dans la continuité d’une collaboration de plusieurs années (ils jouèrent cette intégrale au festival Berlioz à la Côte-Saint-André en 2015). Photo ci dessus  : FF Guy / © C Doutre.

La soirée se déroule en trois parties, et commence avec le premier puis le troisième concerto (opus 15 et opus 37), enchaînant les tonalités d’ut majeur puis ut mineur. L’introduction orchestrale du premier mouvement (concerto n°1) annonce une belle vitalité musicale, insufflée par la direction de F.F. Guy, mais serait-il sous l’effet d’un accès soudain de conscience devant le pic à gravir? Lorsque le pianiste fait son entrée, une légère indétermination se fait sentir au tout début, et le bon équilibre entre l’orchestre et son instrument met quelques mesures à s’instaurer. Le propos se clarifie cependant, et les marques se prennent rapidement de part et d’autre. A partir de la seconde partie du mouvement, le concerto irradie de toute sa lumière, le piano chante dans un phrasé ample, déroule des avalanches de traits dans une fluidité parfaite, jusqu’à la cadence, théâtrale et facétieuse. Après le Largo, de grande hauteur de ton, joué avec une sobriété de bon aloi, le rondo caracole avec vigueur dans un do majeur triomphant. Le rythme de croisière est pris, et le troisième concerto expose ses thèmes dans une netteté de traits et des couleurs orchestrales caractérisées. Le piano joue des oppositions entre fermeté de ton et lyrisme puissant. Le largo est renversant d’émotion: F-F. Guy donne à son thème, lent et recueilli, des contours expressifs bouleversants, qu’il relaie à l’orchestre donnant ampleur et profondeur au chant, soutenu dans le grave des cordes. Ce n’est pas pour notre déplaisir qu’il force par moments le trait de l’humour dans le rondo final, plein d’enthousiasme, vigoureux et spirituel, entrainant l’orchestre dans l’euphorie contagieuse de la coda.
Une heure après, c’est une autre paire de concertos, avec le deuxième opus 19 en si bémol majeur, puis le quatrième opus 58 en sol majeur. Côtoiement intéressant du second, encore dans l’esprit mozartien, brillant de ses cascades de gammes et d’une pudique tendresse dans son adagio, et du quatrième à l’envergure orchestrale des grandes symphonies beethoveniennes. Deux mondes, deux approches musicales et pianistiques dont François-Frédéric Guy distingue la virtuosité avec justesse: le toucher, l’articulation et le phrasé, le poids, la pédale, tout y est parfaitement à sa place. Quel somptueux legato dans l’adagio du deuxième concerto, qui s’achève dans l’évanescence! Dans le quatrième concerto, il sait densifier, donner la gravité, comme il sait aussi effiler le son, l’élever, lui enlever de la matière tout en lui donnant sa longueur, cela au piano comme à l’orchestre. Son rondo final propage sa belle humeur, son invulnérable optimisme, dans les vertus de ses timbres (haute tenue des trompettes et timbales) et de ses rythmes, d’une netteté impeccable chez les cordes.

Ludwig-Van-BeethovenLa soirée culmine avec le cinquième concerto « l’Empereur » opus 73 en mi bémol majeur. Dans une énergie décuplée, François-Frédéric Guy et l’OCP lui donnent fière allure: l’œuvre mythique resplendit dans toute sa grandeur. Le premier mouvement, à l’inébranlable et puissante architecture, a une classe formidable. Le pianiste-chef incarne devant nous un Beethoven à la vitalité solaire, qui avec une aisance et un naturel confondants passe de la direction à l’instrument, précis dans les gestes qu’il adresse à l’orchestre comme dans ses prises de parole au clavier. L’adagio, dans sa simplicité, nous tient hors sol, admirablement servi par la majesté des cors, et le finale jubilatoire et triomphant couronne de son ultime effet anticyclonique cette soirée revigorante et si incroyable.

Devant cet impressionnant hommage, rendu par un beethovénien émérite et un orchestre d’une qualité et d’une homogénéité remarquables, réunissant autant d’excellents solistes, les rappels se succèdent jusqu’à l’ovation debout du public, libérant des bravos des quatre coins du théâtre. L’année Beethoven s’ouvre magistralement avec ses concertos. Elle promet encore de grands rendez-vous… A suivre.

 

 

 

 

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CD, critique. « Sheherazade », Alireza Mashayekhi, Layla Ramezan, piano, Djamchid Chemirami, narration, Keyvan Chemirami, zarb et santur (1 cd Paraty, 2019)

LRamezan_Sheherazade_COUV_HM-300x300CD, critique. « Sheherazade », Alireza Mashayekhi, Layla Ramezan, piano, Djamchid Chemirami, narration, Keyvan Chemirami, zarb et santur (1 cd Paraty, 2019) – Voici avec ce disque paru fin 2019, une invitation au voyage, une évasion vers un ailleurs hors du temps, hors du monde. La pianiste iranienne Layla Ramezan signe ici avec Sheherazade, Å“uvre maîtresse du compositeur Alireza Mashayekhi (1940), le deuxième volume de son anthologie de « 100 ans de musique classique iranienne » (4 CD). Elle nous transporte dans une Perse lointaine et éternelle, où le piano, symbole culturel occidental par excellence, entrelace ses sonorités avec celles du zarb et du santur, sous les improvisations délicates de Keyvan Chemirami, et avec la voix de son père, Djamchid Chemirami, dans une narration semblant venir de la nuit des temps, quoiqu’écrite par le compositeur.

Layla Ramezan : le piano aux 1001 couleurs…

L’œuvre composée en 1992 est un modèle d’heureux mariage entre modernité et tradition: on apprend dans le livret que le piano, loin de pouvoir traduire avec ses demis-tons égaux les intonations persanes dans leurs micro-inflexions, leurs micro-intervalles a cependant été en Iran un instrument important au XIXème siècle, et a joué un rôle prépondérant au XXème siècle dans la fusion de la musique savante traditionnelle et de la musique classique européenne. Partant de l’écriture monophonique de la musique persane, Mashayekhi bâtit une riche polyphonie tout en l’intégrant dans l’architecture, ou la trame de ses pièces. Cela est particulièrement manifeste dans celle intitulée « The escape », la plus développée de toutes. L’instrument-roi en perd son européenne teinture prenant une couleur orientale sous les doigts de Layla Ramezan. Cette artiste voyageuse, passée par la France et établie en Suisse, mais restée iranienne dans l’âme et dans sa chair, incarne à merveille cette musique si particulière dans ses sonorités, ses rythmes, et le temps musical qui lui est propre. Elle nous ouvre les portes de ses neuf pièces sur un monde de poésie et de raffinement. On y entre comme dans un rêve qui nous prend dans les mailles de son mystère, de ses résonances, et de ses scènes imaginaires. Il n’y a qu’à se laisser porter par la voix envoutante de D. Chemirami, et se laisser envelopper des sonorités de brocart que la pianiste obtient formant une palette extraordinairement variée, qui évoquent les personnages du récit en leur for intérieur: résonances de bronze dans « The battle », que des aigus graciles dans leur vif argent s’emploient à désarmer, discontinuité sonore et rythmique dans « The fury » figurant l’égarement, rêveurs accords consonants dans « Beyond the clouds », dialogue subtile de la grâce et du drame dans « The mirage ». Layla Ramezan en conteuse et peintre, magicienne et poétesse, nous conduit aux confins des portes du désert, dans une autre respiration du monde, où la musique dans ses abandons et ses tensions invite à la méditation, au lâcher-prise, et à la rencontre d’une part de soi-même, à l’instar de cet ancien roi perse. Hors des bruits du temps présent, il nous suffit d’entrer dans les nuits de Sheherazade…

 

 

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CD, critique. « Sheherazade » by Alireza Mashayekhi, Layla Ramezan plays 100 years of iranian piano music. volume 2. (1 cd Paraty, 2019).

 

VIDÉO :

COMPTE-RENDU, festival. ERSTEIN, PIANO AU MUSÉE WÜRTH, 15-24 nov 2019. Jean-Baptiste Fonlupt, Gaspard Thomas, Tedi Papavrami, Maki Okada, Vanessa Wagner, Olivia Gay, Martin Stadtfeld. 

COMPTE-RENDU, FESTIVAL. PIANO AU MUSÉE WÜRTH, ERSTEIN, NOVEMBRE 2019, Jean-Baptiste Fonlupt, Gaspard Thomas, Tedi Papavrami, Maki Okada, Vanessa Wagner, Olivia Gay, Martin Stadtfeld.

wurth-piano-au-musee-urth-piano-concerts-critique-annonce-classiquenews-piano-au-musee-wurth-2019-vignette« De l’humour en toutes choses! » C’est la carte que le festival Piano au Musée Würth a jouée pour sa quatrième édition, du 15 au 24 novembre dernier. Cet « art d’exister », comme le disait le journaliste écrivain Robert Escarpit, Olivier Erouart, son directeur artistique, nous a démontré qu’il fut aussi cultivé par les compositeurs les plus inattendus. Comme on va chercher les œufs cachés à Pâques, nous sommes allés dénicher ses perles, quelques unes flagrantes, mais d’autres camouflées aux cœur d’une programmation en apparence bien sérieuse…

 

 

 

JEAN-BAPTISTE FONLUPT JOUE CHOPIN, LISZT …ET PICHON!

 

jean baptiste fonlupt credit beatrice cruveiller concert critique classiquenewsArrivée au musée. La grisaille automnale dehors, mais le sas franchi, les couleurs! Celles bigarrées des Å“uvres de l’artiste mexicain José de Guimarães appartenant à la collection Würth, sujet de l’exposition annuelle. Elle donne le ton, avec son  croustillant alphabet africain, ses crânes rigolards de toile en toile, sa « muerte »personnifiée en capeline et robe de dentelle. On jette un Å“il sur le programme du week-end – voyons…Chopin: nocturnes, Barcarolle, Sonate en si mineur, Liszt: la Vallée d’Obermann, deuxième Ballade…etc – pas de quoi au demeurant déclencher le moindre rire! On y regarde d’un peu plus près. Récital de Jean-Baptiste Fonlupt: Chopin, Liszt…et un certain Frédéric Pichon au programme. Comment soupçonner que Chopin, souffrant de son arrachement à sa Pologne natale, de ses déboires sentimentaux, et de la maladie qui l’emportera, eut autant d’humour pour signer d’un anagramme un journal parodiant le « Warsaw Courier », et cette pièce de jeunesse qu’est la Polonaise en sol dièse mineur? Redondante de trilles et d’ornements,  Fonlupt en déroule ses guirlandes et fioritures avec une frivolité malicieuse, et une élégance que l’on retrouve dans les quatre mazurkas qui lui succèdent. Auparavant deux Å“uvres tardives: le Nocturne en mi bémol majeur opus 55 n°2, dans une retenue déroutante au départ, qui en dévoile les détails expressifs plus que la ligne et l’élan romantique, et la Barcarolle opus 60, elle, assez rapide et solaire. Pas de demi-teintes dans ses Mazurkas (opus 30 n°1, opus 6 n°2, opus 24 n°2, opus 63 n°1) au caractère trempé, vigoureuses et joueuses. Même état d’esprit de l’Andante Spianato et Grande Polonaise brillante opus 22, de noble allure, et sonnant de l’éclat de ses feux dans l’auditorium à l’acoustique parfaite. Il faudra chercher loin les traits d’humour dans les Liszt de la deuxième partie: La chapelle de Guillaume Tell, La vallée d’Obermann, et la deuxième Ballade se tournent davantage vers la méditation et la métaphysique. Fonlupt porte ces Å“uvres comme de longs fleuves aux eaux denses dont aucun obstacle ne viendrait entraver la force du cours. Son jeu nous porte aussi, orchestral et généreux, dans le son toujours plein et dans l’évocation. il va à l’essentiel, comme ce Prélude opus 28 n°13 qui ponctue la soirée, dans son épure. Crédit photo B Cruveiller.

 

 

 

TEDI PAPAVRAMI ET MAKI OKADA EN TOUTE COMPLICITÉ 

tedi papavrami maki okadaLe lendemain, Tedi Papavrami et Maki Okada, unis à la scène comme à la ville, nous donnent un programme violon-piano dont ils ne manquent pas de relever les pointes d’esprit et d’humour, en grande complicité. Légèreté de ton dans la sonate opus 30 n°3 de Beethoven, servie par le toucher vif et coloré de la pianiste, et belle humeur du sol majeur sous l’archet radieux de Papavrami. Autre atmosphère dans la Sonate pour violon et piano de Poulenc: la plaisanterie s’y fait grinçante et l’on y rit jaune. Cette sonate « râtée », des propres mots de Poulenc, ne l’est en tout cas pas pour nous ce soir-là, jouée par ces interprètes. Les contrastes et sautes d’humeur, le coq à l’âne et ses difficultés techniques inhérentes, ne semblent pas les éprouver, et le duo n’en fait qu’une bouchée, ne perdant jamais de vue le second degré du propos, si représentatif du compositeur.Tantôt féroce et rude, tantôt douçâtre (1er mouvement), d’une ténuité suave et enjôleuse (2ème mouvement), le propos se fait tour à tour âpre, facétieux, alangui, enjoué, d’un lyrisme tragique noirci par les accords graves du piano, dans les sons rauques ou flûtés du violon (3ème mouvement). Papavrami déploie ici une palette expressive riche et large, tout comme dans la sonate n°2 opus 94 bis de Prokofiev qui vient en miroir et ouvre la seconde partie, magnifiquement chantée (Moderato et Andante), bondissante (scherzo) et corrosive (Allegro con brio). La soirée se termine sur la bonne humeur et la verve espagnole de la Fantaisie sur des thèmes de Carmen de Sarasate, chaleureusement applaudie. Photo (DR)

 

 

 

UN DIMANCHE AVEC GASPARD, VANESSA, OLIVIA ET MARTIN… 

Le dimanche, le musée vous retient dans ses murs pour la journée; quasiment douze heures non stop d’immersion musicale et artistique, depuis le récital du jeune pianiste Gaspard Thomas, jusqu’à celui, en soirée, du pianiste allemand Martin Stadtfeld. Trois concerts en tout avec celui de fin d’après-midi, qui donne à nouveau place à la musique de chambre, réunissant Vanessa Wagner (piano) et Olivia Gay (violoncelle). Une ambiance chaleureuse qui propose entre-temps aux visiteurs mélomanes le parcours de l’exposition, un buffet et une dégustation de champagne, et le spectacle des étudiants des classes du conservatoires de Strasbourg. Gaspard Thomas est un lauréat comblé du concours Piano Campus, puisqu’il y a obtenu le Prix d’argent, mais aussi non moins de 7 autres prix, du jamais vu! A l’écouter, Chopin nous ouvre un chemin de lumière, avec le Nocturne opus 62 n°1, puis la Sonate n°3 en si mineur opus 58, et enfin le Scherzo n°4 opus 54. Le son est plein, voire charnu, agréablement projeté. Pas de sophistication  accessoire, mais l’évidence du chant dans sa variété de tessitures, conduit avec noblesse: ce musicien ne colore pas d’aquarelle les pages de Chopin, mais leur donne de la matière, du corps, joue sur la pâte sonore, baignant d’optimisme la Sonate d’une belle vigueur, déroulant son largo avec sensibilité et profondeur dans une constante conscience de la ligne, et s’amusant du Scherzo, jusqu’à prendre des risques dans les dernières mesures. Gaspard Thomas credit Marielle HuneauA peine deux ou trois minutes pour souffler et le jeune interprète nous fait entrer dans le monde poétique et onirique de Gaspard de la Nuit de Ravel. La magie d’Ondine opère dès son début: son atmosphère étrange, féérique apparaît comme suspendue et nous tient dans son mystère, avant de nous emporter dans son grand flux, qu’il conduit avec un sens accompli des dynamiques. Gibet est sans doute la pièce la plus réussie du triptyque, tant le pianiste sait en peser les sonorités, teinter son inexorable glas avec justesse et tenir la monotonie de son sinistre balancement sans nous ennuyer le moins du monde. Le redoutable Scarbo est bien campé: noir, sournois et cruel. Le jeu de Gaspard Thomas, parfaitement à la hauteur de la tâche, est de plus servi, notons-le, par un superbe Steinway qui répond en tous points aux exigences de l’écriture et de l’interprétation, notamment dans les notes répétées. On ne manquera pas d’attention à la carrière déjà bien amorcée de ce jeune artiste. Crédit M Huneau.

2.-Olivia-Gay-©-Manuel-BraunDebussy est sans doute le compositeur français qui s’est offert le plus de liberté, maniant le clin d’œil et l’humour avec finesse. Vanessa Wagner et Olivia Gay commencent leur concert avec son unique Sonate pour violoncelle et piano, dont elles ourlent les contours et son imagerie hispanisante d’une légèreté fantasque. Fantasques elles aussi, mais dans un tout autre registre, les cinq pièces de l’opus 102 de Schumann. « Mit Humor » donne le ton, mais s’agit-il bien d’humour, ou plutôt d’humeur? Les deux musiciennes font entendre avec à-propos les aspects changeants de l’humeur schumannienne dans toute leur ambiguïté, teintée parfois de dérision. Dernière pièce à leur programme et pas des moindres, la Sonate pour violoncelle et piano opus 40 de Chostakovitch est jouée dans  son ampleur lyrique soutenue infailliblement par le violoncelle d’Olivia Gay. Crédit photo : Manuel Braun.

 

 

 

Arrive avec le soir le concert de clôture, confié à un pianiste allemand que l’on n’entend pas en France, et que nous sommes heureux de découvrir: Martin Stadtfeld. Son programme est plutôt original, peu courant, et attise notre curiosité: la Sonate opus 2 n°2 de Beethoven, suivie du Caprice sur le départ de son frère bien aimé BWV 992 de Bach, puis du Rondo e capriccio de b, de deux petites sonates de Mozart (mi bémol majeur, et si majeur) et de la Suite n°5 HWV 430 de Haendel dite l’« Harmonieux forgeron ». Le jeu de ce pianiste va s’avérer spectaculaire et très captivant. Sa tenue d’inspiration dix-huitième (longue veste cintrée modernisée), renforcera la théâtralité de sa performance. Car c’est de cela dont il s’agit sans connotation péjorative. Ce musicien aux doigts véloces va nous clouer sur place avec des tempos très rapides, une énergie presque extravagante et extrêmement séduisante, une maîtrise et une clarté à tous crins, et surtout une fantaisie communicative. il s’amuse et nous invite dans le cercle de son jeu joyeux et salutaire. Ces Mozart sont délicieux d’esprit et ornés avec goût. Il développe une vivante narration dans « Le Caprice sur le départ de son frère bien-aimé » mais a du mal à tenir les rênes et à ralentir le pas dans son adagiossisimo. Il donne ensuite libre cours à sa folle vivacité dans Le Rondo e capriccio de Beethoven, survolté et débridé. Le « clou » de la soirée est sans conteste la suite de l’Harmonieux Forgeron, qu’il n’hésite pas à illustrer et accompagner, grâce à un stratagème technique, des coups du marteau sur l’enclume, dans le grave du piano. L’effet est irrésistible et souligne l’esprit de cette pièce rayonnante de bonne humeur et de vigueur. Quel artiste! Le public est emballé et applaudit à tout rompre, des sourires plein les rangs!

Le festival referme son édition sur cette brillante démonstration d’humour en musique, et nous donne rendez-vous en 2020 avec une devinette: le thème de son édition sera « ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre ». Vous avez trouvé?

 

 

  

 

 

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COMPTE-RENDU, critique, concert. PARIS, le 18 nov 2019. Adélaïde FERRIÈRE, marimba, Matthieu COGNET, piano.

COMPTE-RENDU CRITIQUE CONCERT Adélaïde FERRIÈRE, marimba, Matthieu COGNET, piano, Bastille Design Center, Paris, 18 novembre 2019. Le marimba, instrument à percussion, possède un répertoire restreint, du fait de son histoire récente. Son registre étendu, ses timbres, ses capacités polyphoniques et harmoniques inspirent depuis un petit siècle les compositeurs, mais aussi sont propices aux arrangements et transcriptions de tous les répertoires ou presque. C’est ce qu’Adélaïde Ferrière et Matthieu Cognet nous ont démontré brillamment le 18 novembre dernier dans ce nouveau lieu épatant pour la musique: le Bastille Design Center situé boulevard Richard Lenoir, dans une ancienne quincaillerie superbement réhabilitée.

 

 

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Tout d’abord ce lieu: un bâtiment industriel du XIXème siècle restauré dans son jus, qui accueille aujourd’hui l’art (expositions) et la musique. Son volume vaste, haut sous plafond (fine charpente métallique apparente), est quadrangulaire, une mezzanine en bois ceinturant l’intérieur, supportée par de fines colonnes de fonte noire. Débarrassé de ses agencements remplis de boulons, écrous, vis, rondelles et j’en passe, on se plait à imaginer l’effervescence commerciale passée de cet endroit évocateur, dont le dépouillement avantage avec bonheur, ce soir-là, celle musicale. Une scène installée sur le côté, le piano Bösendorfer bien connu du public des Pianissimes, le marimba à côté, des chaises disposées, d’autres rajoutées tant il y a du monde! le concert commence: quelle bonne surprise! Les instruments sonnent admirablement: acoustique riche, sans être trop réverbérée ni mate, projection incroyable, sans doute le sol d’époque fait de pavés de bois contribue à cette qualité.

Adélaïde Ferrière nous a été révélée en 2017 par les Victoires de la Musique Classique (Révélation Soliste Instrumental), première percussionniste à recevoir cette distinction. Matthieu Cognet s’est formé à Paris et aux États-Unis où il réside actuellement et mène une carrière internationale. Les voici réunis, arrivant tout juste d’un concert aux USA. C’est un programme plein de peps qu’ils nous donnent. Hormis la pièce de Pius Cheung, Étude in E minor pour marimba solo, et les quatre pièces pour piano opus 4 de Prokofiev, les deux musiciens nous font redécouvrir de grands tubes du répertoire classique dans les couleurs très particulières et chaleureuses de l’association piano-marimba. Ils commencent en douceur et en lumière avec le concerto en do majeur de Vivaldi: Adélaïde Ferrière nous séduit d’emblée avec des phrasés et des nuances délicates. Avec l’étude de Cheung elle nous convainc que son instrument dépasse sa fonction percussive, et peut tout à fait rivaliser avec le piano, lui aussi instrument à percussion, dans l’expression mélodique et la virtuosité des traits. Camille Saint-Saëns avait transcrit lui-même sa fameuse Danse macabre pour deux pianos; c’est cette version que nous entendons ensuite, le second piano remplacé note pour note par le marimba. Quoi de plus approprié que le son de ses lames de bois pour faire danser les squelettes? Les deux musiciens font virevolter, avec une précision d’exécution redoutable, son contrepoint rondement mené dans un tourbillon déluré et surexcité jusqu’au fatidique chant du coq au piano: quelle fête! Mais ce n’est qu’un début: ce qui suit va crescendo avec la Fantaisie sur Carmen opus 25 de Pablo de Sarasate, écrite à l’origine pour violon et orchestre. Du pain béni pour Adélaïde Ferrière qui en a réalisé la transcription: quelle expressivité dans son jeu, quelle finesse dans celle-ci et quel charme! Toutes les plus infimes inflexions y sont! Tous les registres de son instrument sont mis à contribution, avec une virtuosité sidérante dans la combinaison des extrêmes, ou dans le passage de l’un à l’autre. L’énergie décuple dans la Rhapsody in Blue de George Gershwin où les deux instruments exultent de concert dans le rythme et l’explosion sonore et harmonique. La jubilation ne serait pas à son comble sans la musique sud-américaine, et c’est avec le mexicain Arturo Márquez et l’argentin Astor Piazzolla que le concert va atteindre son apogée. Le duo nous fait lâcher prise avec les rythmes tantôt langoureux, tantôt brûlants de Danzon n°2 de Márquez, et son festival de couleurs vives et radieuses, et le célèbre Libertango de Piazzolla ardent et passionné arrangé cette fois par Thibault Lepri, qui n’épargne pas la percussionniste, multipliant les difficultés en ornant et variant à loisir la mélodie en boucle, qu’elle déroule avec brio et justesse rythmique. Les deux musiciens s’entendent à merveille pour soutenir cette belle énergie musicale, et méritent ce succès sans réserve porté par l’enthousiasme d’un public conquis. Ils redonnent d’ailleurs ce Libertango en second bis, après le finale du concerto pour marimba du compositeur et percussionniste Emmanuel Séjourné (né en 1961) composition originale assez récente (2005), une des pièces maîtresses du répertoire de l’instrument, captivante par ses rythmes et sa facture. Il ne fallait pas moins que ce concert audacieux, revigorant et joyeux et ses talentueux interprètes pour inaugurer ce Bastille Design Center, où l’on espère revenir très vite pour d’autres réjouissances musicales.

 

 

 

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En attendant le disque d’Adélaïde Ferrière à paraître en 2020 (chez Evidence Classics), son tout premier enregistrement, on peut s’attarder volontiers sur le dernier CD de Matthieu Cognet (paru cette année chez Odradek), consacré à Schumann, Prokofiev, Haydn et Bartók. Deux artistes à suivre. Photo (DR)

CONCOURS. COMPTE-RENDU FINALES ET PALMARÈS CONCOURS LONG-THIBAUD-CRESPIN 2019 (Piano). PARIS, les 15 et 16 novembre 2019.

concours-long-thibaud-crespin-annonce-palmares-critique-classiquenews-piano-chantCOMPTE-RENDU FINALES ET PALMARÈS CONCOURS LONG – THIBAUD – CRESPIN, Piano 2019. PARIS, Auditorium de Radio France, les 15 et 16 novembre 2019. Les 15 et 16 novembre se sont déroulées les épreuves concerto du Concours International Long-Thibaud-Crespin à l’Auditorium de Radio France, devant un jury présidé par Martha Argerich, présente seulement pour ces finales. Devant un public fourni réunissant comme on se doute mélomanes mais aussi de très nombreux professionnels, les six pianistes se sont produits avec l’Orchestre National de France, dirigé par le chef Jesko Sirvend. A l’issue d’une longue délibération, Bertrand Chamayou, directeur artistique du concours et membre du jury a proclamé le palmarès en présence du jury au complet, depuis la scène de l’auditorium. Loin de convaincre, et d’obtenir l’adhésion de l’assistance, ce palmarès a provoqué les protestations du public, et un malaise général.

 

 

 

UN INCOMPRÉHENSIBLE PALMARÈS!

 

 
C’est le premier adjectif qui a fleuri sur les lèvres d’une assistance médusée, à l’annonce des résultats, et qui a continué de se répandre au fil de la soirée. Beaucoup ont même réagi avec des huées, applaudissant les jeunes artistes, mais exprimant désapprobation et colère à l’encontre du jury.

LAURÉATS:

Kenji MIURA, 1er Grand Prix Marguerite Long – Académie des Beaux-ArtsMIURA
Keigo MUKAWA, 2e Grand Prix
Zhora SARGSYAN, 3e Grand Prix de la Ville de Nîmes
Jean-Baptiste DOULCET,  4e Prix des Amis du Concours
Alexandra STYCHKINA, 5e Prix Albert Roussel
Clément LEFEBVRE, 6e Prix

 

 
Prix spéciaux:
Kenji Miura:
- Prix de sa S.A.S le Prince de Monaco pour la meilleure interprétation du concerto
- Prix Harrison Parrott
- Prix Warner Classics
Jean-Baptiste Doulcet:
- Prix du public

 

 

Le Prix de la SACEM, pour la meilleure interprétation de l’œuvre de Michael Jarrell, n’a pas été attribué. (C’est la conclusion que nous avons tirée, ce Prix, curieusement, n’ayant pas été évoqué à la proclamation, et l’absence du compositeur remarquée! Nous y reviendrons…)

Pourquoi une telle polémique aujourd’hui? Il est apparu évident que Kenji Miura était loin d’avoir fait la meilleure performance, constatation unanime. On ne l’attendait pas en finale, et encore moins en tête du palmarès. Revenons sur ce que nous avons entendu: en demi-finale, la seule pièce qui ait été convaincante est l’extrait de Cerdana de D. de Séverac. Pour le reste, Miura a versé dans la tentation du brio, une qualité certes, mais qui peut nuire à la profondeur et à la sincérité d’expression. Ainsi a-t-il favorisé le registre aigu du clavier, délaissant bien souvent les basses (nocturne n°13 de Fauré). Ses préludes de Rachmaninov étaient par trop clinquants. Son récital de finale n’était qu’honnête, sans plus, et il y aurait même à redire sur la finesse d’approche de ses Valses nobles de Ravel. Son Liszt pas si inspiré que ça (Après une lecture du Dante) n’a pas été exempt d’accrocs. Quant au concerto de Chopin, ce fut le moins intéressant de tous ceux entendus: touché très souvent dur et forcé, projeté, déclamé en permanence, propreté parfois douteuse. Alors vraiment, pourquoi et comment ce pianiste a-t-il raflé tous les prix ou presque? Certes, pas un des six finalistes ne s’est détaché, très au-dessus des cinq autres. Chacun s’est montré avec ses forces et ses faiblesses (du moment, ou pas). Les départir et les positionner relevaient d’un arbitrage qui se devait d’être soigneux et réfléchi, en fonction de critères clairement hiérarchisés. Mais prenons le cas du 6ème prix: Clément Lefebvre. Ce pianiste a démontré de réelles qualités de musicien, au-delà de ce qu’ont pu faire passer les autres à ce niveau, puisqu’il s’agit de comparer. Un véritable artiste, au sens poétique incontestable, sachant faire chanter son piano, imaginer des atmosphères, doser les sonorités, varier les couleurs, le toucher très fin, indiciblement touchant. Lui n’est pas allé dans la facilité de la flamboyance, ni dans l’efficacité des tempi ultra-rapides (concerto n°1 Beethoven). Ses Oiseaux tristes de Ravel avaient une profondeur de champs magnifique, sa Barque sur l’océan dans la mouvance du vent et de vagues parties des profondeurs n’était pas uniquement de reflets et de scintillements, ses Rameau de haute tenue comme au disque, Franck (Prélude, choral et fugue) très inspiré et poignant malgré les stigmates d’une fatigue perceptible à la toute fin. Enfin son concerto n°1 de Beethoven n’était peut-être pas dans les conventions classiques, mais quel raffinement dans l’expression, quelle personnalité, quelle noblesse, et quelle belle cadence! Et pourtant il n’était guère servi par l’orchestre, lourd, écrasant dans le premier mouvement notamment. Si ce pianiste ne pouvait prétendre au premier prix, tout au moins sa place aurait dû être deux ou trois crans au-dessus dans le palmarès. La jeune Alexandra Stychkina, a démontré une aisance incontestable, et ce même concerto de Beethoven a été autrement plus brillant, sonnant clair d’un bout à l’autre, mais constamment prévisible, dans cette efficacité que j’évoquais plus haut, se souciant assez peu du détail, allant droit au but (cadence passant quasi inaperçue), aidée cette fois par un orchestre un peu plus alerte que la veille. A noter que cette Å“uvre a tout de même révélé de son jeu un défaut notable de legato. Par ailleurs, elle est passé à côté de Debussy en particulier avec ses Reflets dans l’eau, trop précipités. Ses inventions de Bach sont sans conteste sa plus belle réussite. Keigo Mukawa a mérité sa deuxième place, et aurait dû être classé avant son compatriote: il a montré un très grand talent dans son 5ème concerto « l’Égyptien » de Saint-Saëns: très imaginatif, virtuose, il a dépassé la pure démonstration brillante. on retiendra ses passages très orientalistes, d’un exotisme rehaussé bien rendu et de bon goût, quoique sur-ligné, et sa fin éclatante. Mais il manquait quelque chose d’ineffable à ses miroirs de Ravel (récital de finale) bien que soignés formellement : ses Oiseaux tristes aux effets un peu trop appuyés voulaient trop exprimer. Sa Partita n°2 de Bach, quoique brillante, manquait de respiration. L’arménien Zhora Sargsyan s’est vu attribuer la troisième place, malgré un jeu pas toujours très soigné, quoique fluide, et des Kreisleriana flottantes (récital finales). Mais ce pianiste a cette qualité d’un son plein et rond, qui ne force pas, ce qui est agréable à l’oreille. On aurait attendu davantage d’imagination, notamment dans les contrastes expressifs de la Mephisto Waltz, entre séduction trompeuse, et brasier infernal. Enfin le second français Jean-Baptiste Doulcet a été une découverte, lui aussi avec ses qualités et ses défauts: une personnalité affirmée, un jeu engagé, des idées musicales intéressantes, mais parfois un son dur manquant de longueur, des attaques nerveuses. Son concerto n°3 de Bartók très théâtral et électrisant a fait son effet. Mais la longue et si belle mélodie du deuxième mouvement a manqué d’horizontalité, marqué par des attaques de l’avant-bras nuisant à la ligne. Son parcours sur la durée du concours était cohérent avec un goût pour la musique du XXème siècle qui s’est exprimé notamment dans Debussy, Dutilleux et Berg.

 

 

Alors que dire à côté de cela d’un concerto de Chopin qui aurait pu passer totalement inaperçu en écoute en aveugle par exemple, et qui le demeurera, noyé dans la multitude d‘interprétations existantes, dont certaines inégalées?
Il y a bien un problème! Comment se fait-il que les candidats français aient été repoussés si loin dans le classement? Comment se fait-il que les deux japonais soient en tête et pas dans le bon ordre, car quand même, Keigo Mukawa est artistiquement beaucoup plus intéressant que son compatriote. En quoi Kenji Miura est-il si consensuel, pour être à ce point récompensé? Incompréhensible, oui, totalement.

Considérant le caractère inique et l’opacité du jugement d’un jury souverain, pliant les résultats au point d’« oublier » d’évoquer le Prix de la SACEM pour l’interprétation de l’œuvre de Michael Jarrell, lui-même absent, les réactions de ceux qui attendaient un grand moment avec ce concours sont totalement justifiées, y compris dans leurs proportions. Le jury devrait en prendre graine et n’a pas d’autre issue aujourd’hui que de jouer la carte de la transparence, en publiant la grille des critères ainsi que leur hiérarchie, et les notes attribuées aux candidats. Le jury dans la situation présente doit une explication, en plus de la transparence, qui est la règle dans d’autres grands concours internationaux aujourd’hui. Que Kenji Miura remporte le 1er prix, soit, mais que cela soit clairement justifié par le jury, par les notes réellement attribuées et des arguments recevables, afin que soient définitivement écartés de tous les esprits doutes et toutes autres considérations qui n’auraient rien à voir avec le talent artistique et la musique.

Cerise sur le gâteau, il aurait été de bon ton que le compositeur Michael Jarrell remerciât les interprètes de sa création, plutôt qu’enfoncer publiquement avec un mépris affiché et une prétention manifeste ces candidats courageux qui ont passé tant de temps à braver les difficultés peu gratifiantes de son étude.

Pour toutes ces raisons, il serait plus que souhaitable que le jury veuille bien considérer la stupeur et le mouvement de protestation actuels, et tenter de redresser la barre, s’il en est encore tant, d’un concours qui a décidément bien du mal à se relever. Nous français, nous aimons ce concours, ses origines. Nous y tenons. Il n’avait pas besoin de ce faux pas.

Cela dit, justice doit être rendue: conscients du travail accompli en amont, nous faisons confiance à Bertrand Chamayou qui a pris à bras le corps la direction artistique du concours, le préparant avec conscience, conviction et engagement. Nos espoirs lui sont particulièrement adressés. Puisse le Long-Thibaud-Crespin vivre à l’avenir dans des valeurs qui feront sa renommée et son rayonnement!

 

  

 

 

LIRE aussi notre compte rendu des demi finales des 11 et 12 nov 2019

COMPTE-RENDU, DEMI-FINALES. PARIS, les 11 et 12 novembre 2019. CONCOURS LONG – THIBAUD – CRESPIN, Piano 2019. Salle Cortot. 


concours-long-thibaud-crespin-annonce-palmares-critique-classiquenews-piano-chantCOMPTE-RENDU, DEMI-FINALES. PARIS, les 11 et 12 novembre 2019. CONCOURS LONG – THIBAUD – CRESPIN, Piano 2019. Salle Cortot
. L’édition 2019 du Concours International Long-Thibaud-Crespin est dévolue au piano. 50 candidats ont été présélectionnés pour les épreuves qui ont débuté le 8 novembre, avec les éliminatoires. Ils sont 12 à avoir été choisis pour les demi-finales qui se sont déroulées salle Cortot les 11 et 12 novembre, devant un jury de haut vol formé de 9 membres: Marie-Josèphe Jude, Yulianna Adveeva, Kirill Gerstein, Marc-André Hamelin, Jean-Bernard Pommier, Anne Queffélec, Xu Zhong, sous la direction artistique de Bertrand Chamayou, et la Présidence de Martha Argerich. Résultat: six heureux élus pour les finales qui s’échelonneront jusqu’à samedi soir, où seront remis les prix.

 

 

 

Ont été retenus pour les finales (par ordre de passage):

Clément LEFEBVRE, 30 ANS, France
Kenji MIURA, 25 ans, Japon
Keigo MUKAWA, 26 ans, Japon
Zhora SARGSYAN, 25 ans, Arménie
Alexandra STYCHKINA, 16 ans, Russie
Jean-Baptiste DOULCET, 26 ans, France

 

 

 

clementOn saluera d’abord cette association de bonne augure entre la salle Cortot et la Fondation Long-Thibaud-Crespin, l’année anniversaire des cent ans de l’École Normale de Musique. Que la vénérable institution accueille le célèbre concours dans ses murs (dont la salle de concerts, rappelons-le, est l’œuvre de l’architecte Auguste Perret), fait sens et semble relever a posteriori d’une évidence. Voici ainsi les blasons redorés de part et d’autre!

C’est donc aujourd’hui une édition d’un niveau incontestablement élevé à laquelle nous assistons, tant en ce qui concerne la composition du jury que la qualité des candidats en lisse. Deux jours passionnants à écouter de jeunes pianistes venus des horizons les plus variés.

MIURALes épreuves de ces demi-finales imposaient aux participants, pour commencer,  une œuvre de musique de chambre, et cette année il s’agissait d’un premier mouvement de quintette choisi parmi Brahms (opus34), Franck (FWV 7), et Dvorák (opus 81). La « réplique » était donnée, excusez du peu, par l’excellent quatuor Hermès. Suivait pour chacun un programme solo de son choix pioché pour partie dans un réservoir imposé d’œuvres de compositeurs français de fin XIXème et XXème siècles.

MUKAWAOn aura retenu la grande musicalité de Clément Lefebvre qui a su faire chanter Dvorák avec charme et poésie, dans un parfait équilibre avec les cordes, donner chair et couleurs au 6ème nocturne de Fauré, puis dans « Après une lecture de Dante » (Liszt), orchestrer les noirceurs des abysses infernales, et la lumière  divine immatérielle et douce. Keigo Mukawa nous a impressionnés par les contrastes et l’énergie déployés dans Incises de Boulez, tout à l’écoute de ses résonances, et par son toucher précis dans la Ballade n°2 de Liszt d’une grande profondeur d’expression.

Zhora SargsyanZhora Sargsyan, s’est révélé dans le quintette de Franck, par une présence riche, des sonorités longues et pleines et de beaux échanges avec les cordes, et dans Mephisto Waltz de Liszt par une technique éblouissante, un jeu vertigineux entre brasier et sulfureuse séduction. La très jeune Alexandra Stychkina a joué un quintette de Brahms très convainquant par la qualité de ses timbres, et son sens accompli de la structure. Elle a poursuivi avec un 4ème scherzo de Chopin très volubile, et un 6ème Regard sur l’Enfant Jésus de Messiaen (« Par lui tout a été fait ») éclatant, dans une belle tension jubilatoire. Kenji Miura a quant à lui fait preuve d’une grande maîtrise et de beaucoup de brio.

ALEXANDRAOn retiendra surtout la beauté de la 4ème pièce extraite de Cerdana de Déodat de Séverac. Enfin Jean-Baptiste Doulcet nous a frappés par les oppositions de son jeu, tendu et nerveux, ou au contraire méditatif (Brahms et Dutilleux), et sa lecture de la Sonate opus 1 de Berg d’une belle homogénéité dans son parcours expressif.

JB_DoulcetCes six musiciens nous donnent rendez-vous cette fois au grand auditorium de Radio France pour la suite des épreuves dès mercredi 13 novembre (récitals – ils devront entre autres jouer la pièce imposée de Michael Jarrell, commande du concours), et ensuite aux finales « concertos » vendredi 15 à 20h00 et samedi 16 à 19h00. Clément Lefebvre et Alexandra Stychkina interprèteront le 1er concerto de Beethoven, Zhora Sargsyan le 1er concerto de Rachmaninov, Kenji Miura le 2ème concerto de Chopin, Keigo Mukawa le 5ème concerto de Saint-Saëns et Jean-Baptiste Doulcet le 3ème concerto de Bartók, avec l’Orchestre National de France dirigé par Jesko Sirvend.

 

 

 

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Renseignements et réservations sur le site du concours: www.long-thibaud-crespin.org

Illustrations : les 6 finalistes tels que énumérés dans l’ordre de passage.

 

 

 

COMPTE-RENDU, critique, piano. PARIS, le 29 oct 2019. Daniil TRIFONOV : Scriabine, Beethoven…

COMPTE RENDU, CRITIQUE, RÉCITAL DANIIL TRIFONOV,  piano, Philharmonie de Paris, 29 octobre 2019. Scriabine, Beethoven, Borodine, Prokofiev. Les récitals de Daniil Trifonov sont des promesses d’aventures à ne pas manquer. Cet artiste unique, ce musicien rare et authentique n’est jamais à court d’inspiration ni d’audaces. Personnalité haute en couleurs, il va au bout de sa pensée, de ses intuitions, de sa liberté, allant parfois jusqu’à prendre des risques, pour nous insensés. C’était le cas le 29 octobre, dans une salle Pierre Boulez pleine à craquer, le public investissant également la scène, en hémicycle autour du piano.

 

 

 

DANIIL TRIFONOV: DE L’IMMATÉRIEL À L’EXTASE

 

 

 

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TRIFONOV a construit un programme captivant à dominante russe: Scriabine, Beethoven, Borodine et Prokofiev (cherchez l’erreur!). S’il n’y avait eu l’entracte, pause qui semblait davantage destinée au public, l’eût-il probablement enchaîné d’un seul trait sans sourciller, ce qu’il fit dans la première partie. Scriabine pour commencer, avec une succession de ces pièces que sont les études, les poèmes, et enfin une de ses dix sonates en un seul mouvement – la neuvième – dont il extrait la substance concentrée dans un investissement expressif extrême. C’est un monde d’atmosphères et de couleurs qui nait de son toucher incomparable. La première étude opus 2 n°1 s’abandonne dans sa douce et grise mélancolie sans verser dans l’impudique affectation. Dans les deux poèmes opus 32, le pianiste oppose les harmonies rêveuses du premier, murmuré mais délicatement timbré et chanté, aux sons arrachés du second, excessif, déchiré. Il en va de même dans les huit études opus 42: la première (presto) vole, insaisissable, sous un toucher d’une finesse que l’artiste est le seul à pouvoir imaginer, et qui caractérise aussi la troisième (prestissimo), où il laisse doucement percer un chant derrière l’impalpable vélocité des trilles et ses harmonies atypiques. Le pianiste nous fait entrer dans l’intimité de la seconde et de la quatrième chantant tendrement sur les notes fondues de sa main gauche. La cinquième (affanato) a contrario est emportée dans un tempo hallucinant et nous met à la lisière d’un précipice. C’est le cas de beaucoup des mouvements rapides qu’il interprète, s’évadant parfois de la pulsation de façon déconcertante pour l’auditeur, mais ne serait-ce pas délibéré? Son intention n’est-elle pas justement de faire vaciller l’équilibre en gommant (parfois exagérément?) l’assise rythmique, et nous sortir de notre confort d’écoute? Car à tendre l’oreille, on acquiert tout de même cette certitude que rien n’est savonné, mais bien sous contrôle, dans une sureté technique à toute épreuve. Déconcertant aussi cet enchaînement sans la moindre respiration, le souffle à peine suspendu, de la Sonate n°9 de Scriabine, dite « la Messe noire » avec celle n° 31 opus 110 de Beethoven, qui provoque dans le public une ébauche d’applaudissements vite étouffée. Ici encore pas d’ennui possible. Trifonov en exacerbe les contrastes, nous fait frissonner de ses fantomatiques angoisses, comme de ses moments extatiques poussés à leurs sommets. L’avant dernière sonate de Beethoven sort d’emblée de ce que l’on attendrait stylistiquement et musicalement. Le premier mouvement est joué assez rapide, aérien, céleste même, et limpide, dans une forme de continuité avec Scriabine! L’allegro molto a l’allure d’un scherzo d’une grande modernité d’approche, où le rythme et les plans sont mis en valeur. L’adagio, très lent, déploie un chant très conduit et d’une grande hauteur d’esprit. La fugue part de très loin, très lente au départ, mais la clarté de ses voix servie par une pédale d’une précision horlogère et des basses d’une belle densité ne laisse à aucun moment retomber l’attention, jusque dans l’emballement surprenant de la fin.

Trifonov offre un préambule en seconde partie: trois pièces extraites de la Petite suite de Borodine (Au couvent, Intermezzo, et Sérénade). Il y déploie tout un art de la suggestion et des couleurs, et si son piano chante, il ne sur-valorise jamais la mélodie, privilégiant le climat et la rêverie propres à chacune. Vient enfin la sonate n°8 opus 84 de Prokofiev. De cette « sonate de guerre », le pianiste nous livre une interprétation foudroyante, paroxystique, par la hardiesse des tempi, la multitude des idées musicales, et surtout par une vision radicale et âpre de son univers par endroits violent et ténébreux – il n’hésite pas à marteler le clavier – qui tourne au mirage dans l’andante sognando troublant de charme. Le final est mené à un train d’enfer, ne laissant aucun répit, à deux doigts de saturer notre capacité auditive à absorber une telle avalanche de notes. C’est une prouesse par laquelle le pianiste scotche définitivement son auditoire, qui réagit par un déluge d’applaudissements. Les bis seront russes aussi, avec cette fois Rachmaninov: une Vocalise (opus 34 n°14) décantée, suivie des Cloches, celles du Baptême, brillantes de mille feux, dans une transcription fort réussie du pianiste.

Ce soir encore, Daniil Trifonov nous aura captivés, éblouis, étonnés. Il aura tenu notre écoute en éveil permanent, ne lui laissant la possibilité de « décrocher » à aucun moment. On aura pu tiquer sur tel ou tel mouvement, ou Å“uvre, cela en toute subjectivité, il n’en reste pas moins que ce pianiste est incontestablement un grand artiste qui a le courage de ses idées et de ses choix, et met son talent et ses moyens hors du commun au service d’une intégrité et d’une profondeur de pensée qui ne souffrent aucun doute, et d’une sensibilité à fleur d’âme.

 

 
 

 

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COMPTE-RENDU CRITIQUE RÉCITAL DANIIL TRIFONOV,  piano, Philharmonie de Paris, 29 octobre 2019. Scriabine, Beethoven, Borodine, Prokofiev.

 

 

COMPTE-RENDU CRITIQUE RÉCITAL Denis MATSUEV, piano, THÉÂTRE DES CHAMPS ÉLYSÉES, Paris, 27 septembre 2019. Beethoven, Rachmaninov, Tchaïkovski, Liszt.

COMPTE-RENDU critique, piano. PARIS, TCE, le 27 septembre 2019. RÉCITAL Denis MATSUEV, piano. Beethoven, Rachmaninov, Tchaïkovski, Liszt. Il y a les pianistes russes, et il y a les autres. C’est une idée qui persiste encore dans les esprits des mélomanes. Et pour qu’elle persiste il faut qu’elle soit incarnée. Qui mieux que Denis Matsuev aujourd’hui peut représenter, dans sa génération, la grande tradition du piano russe, dont l’image, non parfois sans clichés, s’est cristallisée en une poignée de décennies? Denis Matsuev, grand vainqueur du 11ème concours Tchaïkovski en 1988, président du jury piano du tout dernier concours, qui attribua la distinction suprême à Alexandre Kantorow, donnait un récital au Théâtre des Champs Élysées le 27 septembre dernier, devant un public manifestement tout acquis à sa condition et à son talent.

 

 

 

LE PIANO GÉNÉREUX DE DENIS MATSUEV

 

 

 

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Il arrive sur scène d’un pas rapide qui démontre une grande assurance, et ni une ni deux plante le décor de l’Appassionata. La sonate n°23 opus 57 de Beethoven sera suivie de sa 32ème opus 111, puis en seconde partie, de la Sonate en si mineur de Liszt après un intermède russe. Les premières mesures nous disent déjà qu’il va jouer « monumental ». Certes il a du son, c’est le moins qu’on puisse dire, mais ériger un monument musical (ici trois) ne consiste pas en réalité à saturer les tympans, à pousser le moteur du piano à plusieurs milliers de tours/minute, et c’est ce qu’il va nous démontrer. Matsuev prend la mesure acoustique de la salle, et projette un jeu contrasté et orchestral, symphonique même. L’accentuation de l’Appassionata est grossie, le premier mouvement est torrentiel, dans une vision maîtrisée et construite; l’articulation qui pourrait être sous d’autres doigts complètement engloutie, est présente, même sous les grands coups de pédale. Matsuev est démonstratif à tous les niveaux, la plupart du temps dans le bon sens du terme: il est dans l’énergie beethovenienne, incontestablement, ses accès, et ses excès, mais aussi dans sa délicatesse. Son toucher sait se faire impalpable et miraculeusement scintillant, comme dans ce passage un peu avant la coda piu allegro du premier mouvement. Il accroche des timbres sublimes au second, andante con moto, chanté dans des nuances decrescendo vers un « dolce » à faire fondre le marbre, qui conduit à la déferlante du dernier mouvement. L’ouverture qui caractérise le premier mouvement Maestoso de l’opus 111 est avec lui massive et compacte. Le battement grave et sombre s’ébranle progressivement jusqu’à l’allegro con brio d’une grande autorité à l’architecture solidement édifiée, fondée sur des basses lourdes et puissantes. Son jeu est ancré, tellurique, les registres caractérisés à l’extrême. Doit-on dire qu’il sur-joue, tant sa volonté d’appuyer les contrastes se fait sentir à tous moments? C’est ce que donne à penser l’Arietta, qu’il étire un peu trop, retardant l’arrivée de certaines notes, dans une expression affectée, lui ôtant le dépouillement, le « molto semplice » voulu par le compositeur. Mais les variations qui suivent feront oublier cette afféterie. La jubilation rythmique de la troisième puis les impalpables triples croches de la quatrième captivent. À écouter de près et de l’intérieur ces petites notes suspendues au firmament du clavier, elles n’apparaissent pas égales, éthérées et hors du temps, mais évoluent dans un doux et sensible phrasé, comme une promenade dans la voie lactée où chaque étoile a sa propre brillance. Les longs trilles qui se multiplient ensuite sont d’une splendide égalité et continuité, et la magie opère. Matsuev ne porte pas forcément cette œuvre dans ce qu’elle aurait de purement métaphysique, élevé spirituellement, mais nous en livre un contenu humain sublimé dans le spectacle de ses sons.
Vient après l’entracte l’intermède russe. Là Matsuev est chez lui. Ces deux Études-tableaux de Rachmaninov, (opus 39, n°2 et 6), sont des paysages: paysages intérieurs, comme habités du souvenir de lointaines images. L’un apaisé mais mélancolique, l’autre fantasmagorique et aux accès de violence. Pas d’intériorité repliée dans la Méditation opus 72 n°5 de Tchaikovski: Matsuev la chante à pleines mains, dans un son très projeté, au point qu’il semble avoir convoqué un chœur au complet. Son jeu est chaleureux et gorgé de bons sentiments. Il ne joue pas à part lui, mais avec conviction et pour son public qui accueille cette offrande à cœur ouvert.
Dernier monument de la soirée, la Sonate en si mineur de Liszt l’est indéniablement entre les mains de Matsuev. Le pianiste, à l’instar du compositeur, ne retient rien d’une générosité de jeu qui, fort de ses moyens phénoménaux, transforme le piano en orchestre symphonique. La construction impeccable ne souffre pas, bien au contraire, d’un lyrisme poussé et passionné. Ses épisodes apaisés, suspendus, sont d’une très belle esthétique sonore et expressive, et séduisent. On ne s’ennuie pas une seconde et cette Å“uvre mythique – tentation de bien des pianistes qui veulent s’en démontrer, plonger dès l’orée de leur carrière dans ses profondeurs, mais se noient pour bon nombre dans son fleuve – à ce point dominée, rondement menée, prend une dimension qui subjugue. Matsuev extirpe du ventre du piano des ressources insoupçonnées, tant dans la taille du son, que dans sa texture et sa couleur. Alors oui, c’est spectaculairement époustouflant, plein d’effets et pas si mystique que ça, mais quel transport! Quelle énergie communicative! Pas un instant la Sonate ne tombe à plat. Le public qui s’exclame et applaudit à tout rompre, est galvanisé par une telle interprétation, et il y a de quoi! Si Matsuev s’inscrit dans la lignée d’une tradition légendaire, il n’en demeure ainsi pas moins un musicien d’aujourd’hui, un artiste accompli qui voit les choses en grand et qui n’a de goût ni pour l’eau tiède, ni pour les dés à coudre. Crédit photo: © Pavel Antonov

 

 

 

 

 

 

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COMPTE-RENDU CRITIQUE , PARIS, TCE, le 27 septembre 2019. RÉCITAL Denis MATSUEV, piano. Beethoven, Rachmaninov, Tchaïkovski, Liszt. 

 

 

COMPTE-RENDU CRITIQUE FESTIVAL LES SOLISTES À BAGATELLE, Fabrizio CHIOVETTA, piano, Henri DEMARQUETTE, violoncelle, 15 septembre 2019, Mozart, Murail, Schubert, Britten, Saariaho, Brahms.

COMPTE-RENDU CRITIQUE FESTIVAL LES SOLISTES À BAGATELLE, Fabrizio CHIOVETTA, piano, Henri DEMARQUETTE, violoncelle, 15 septembre 2019, Mozart, Murail, Schubert, Britten, Saariaho, Brahms. Ce week-end des 14 et 15 septembre, c’est la fête à Bagatelle. Celle des jardins et de l’agriculture urbaine, et celle de la musique dans l’orangerie. Un inhabituel comité d’accueil forment une haie d’honneur aux mélomanes: trois imposants et rutilants tracteurs sont au garde-à-vous à deux pas de l’entrée, et on espère seulement que tous beaux camions qu’ils sont ils sauront se taire pour la musique. On ne transige pas avec Mozart, surtout joué par Fabrizio Chiovetta….

 

 

FABRIZIO CHIOVETTA DONNE DES COULEURS À SA CARTE BLANCHE
 
FABRIZIO-CHIOVETTA critique compte rendu concert classiquenews c lili rose critique concert festival classiquenewsFabrizio Chiovetta originaire de Genève, est un pianiste discret au parcours remarquable. Issu de la Haute école de musique, il a été un disciple privilégié de Paul Badura-Skoda. Il joue à peu près partout dans le monde, et son disque Mozart (Aparté, 2017) a reçu le meilleur accueil du milieu musical. C’est avec son Rondo en la mineur KV 511 qu’il ouvre son récital. Une œuvre à part dans le répertoire pianistique du compositeur. Il faut y entrer dès les premières notes, les habiter dans leur dénuement, marquer le pas de cet andante sans trop en faire au risque de l’empeser, trouver la justesse, la simplicité, déshabiller les notes, le chant…La musique pour piano de Mozart est un magasin de porcelaines, où le moindre faux pas…Chiovetta dans une sonorité très contrôlée, sans que pour autant cela ne soit apparent, nous tient dans son intimité, attrape notre oreille avec son jeu feutré, nous transmet cette indicible et fragile émotion dont seule la musique de Mozart est capable, sans à aucun moment la briser, la compromettre. Il chante dans des nuances extrêmement fines et délicates, déroule avec fluidité les arabesques des variations, soupire, nous plonge dans les pensées d’un Mozart qui s’adresse à lui-même, et nous touche. « Le Rossignol en amour » arrive comme un rayon de lumière dans cet univers intimiste qui va se prolonger avec Schubert. Tristan Murail vient de composer cette pièce pour sa création au festival; elle suit d’ailleurs celle créée l’année dernière par François-Frédéric Guy, « Cailloux dans l’eau », première d’un recueil qui devrait en rassembler quatre ou cinq, le compositeur, comme il nous le confesse, suivant le fil non prémédité de son imagination. L’œuvre est directement inspirée du chant de l’oiseau, qu’il a analysé avec l’ordinateur. Ce chant, ses timbres, ses textures sont ainsi reconstitués dans leur richesse et leur grande complexité sonore, au cœur d’une composition très équilibrée, dont l’espace prend son volume sur les douces résonances basses du piano que Chiovetta dose avec tact. De son mystère nocturne à sa solaire jubilation, cette pièce est un enchantement, et le pianiste qui la joue par cœur la pare de toutes ses couleurs. Retour à l’intimisme pré-romantique avec Schubert. Un demi-ton plus haut et en mode majeur (si bémol majeur), l’ultime sonate D 960 apparaît, après le Rondo mozartien, comme une consolation. On lui retrouve la simplicité et le dénuement du chant, très caressant au début, et Chiovetta dans une économie de décibels poussée au maximum semble jouer à part lui, au point de nous faire ressentir un sentiment d’intrusion. Mais n’est-ce pas justement cela qui est émouvant dans cette musique? Il nous fait pénétrer l’univers intérieur de Schubert, non pas en l’étalant, mais au contraire en le rassemblant, en réduisant encore davantage son espace, et l’on imagine le compositeur jouant des heures entre ses quatre murs, bien loin du monde. On retient son souffle à l’écouter, à écouter l’andante sostenuto dans sa ténuité, sa basse inexorable juste effleurée, et après un élan de ferveur ses ppp à la limite du son, à la limite du souffle, de ce qu’il a de viable, dans une absence totale de tension, dans une énergie infinitésimale. Le scherzo est aérien et vole vers le finale Allegro ma non troppo parcouru de sentiments contradictoires, entre légèreté d’humeur et révolte véhémente, mais toujours dans ce naturel de l’expression, cette simplicité essentielle, qui exclut toute gravité dans tous les sens du terme, cette tentation à laquelle cèdent bien des pianistes. Et c’est heureux d’entendre ainsi ce Schubert.

 

 

 

BRITTEN ET BRAHMS PAR HENRI DEMARQUETTE ET FABRIZIO CHIOVETTA
 
demarquette classiquenews c jean pahilippe raibaud portrait concert critique classiquenewsOn retrouve un peu plus tard Fabrizio Chiovetta avec le violoncelliste Henri Demarquette, dans un programme séduisant, et modifié: « Sept papillons » pour violoncelle seul de Kaija Saariaho remplace l’œuvre de Marco Stroppa initialement prévue. Si cette pièce qui tient en grande partie dans la bizarrerie à tous crins des sons faits sur l’instrument (dans une exploration qui va jusqu’à produire un son de guimbarde) ne laisse pas un souvenir impérissable, quoiqu’habilement jouée par son interprète, la sonate en ut majeur opus 65 de Britten ne manque pas de sel, et Demarquette s’amuse de sa verve et de son humour. Cet épatant musicien-comédien nous séduit par sa finesse d’esprit et de jeu, et joue avec son partenaire pianiste à qui aura le dernier mot dans le second mouvement tout en pizz, introduit dans une plaisante petite mise en scène. C’est drôle et élégant, jusque dans la chute où le violoncelle, fair play, laisse au piano la faveur de la ponctuation finale. Henri Demarquette fait preuve d’une aisance et d’une précision incroyables dans la virtuosité particulière de cette sonate truffée de trouvailles, d’effets expressifs, dont il décline le piquant vocabulaire et relève l’accentuation avec un réel à-propos plein de fantaisie, en toute complicité avec le pianiste. Dans un ton beaucoup plus sérieux, la sonate n°1 opus 38 de Brahms est une œuvre où vigueur et lyrisme doivent s’appuyer sur un équilibre constant entre les deux instruments. Les deux musiciens en trouvent la traduction idéale, remarquable de générosité et d’ampleur. Le piano dans ses émergences illumine le propos, répond à l’archet qui tend ou arrondit les lignes en soutenant lui-même la tension expressive sous un jeu enflammé. Il se dégage une force prégnante de leur interprétation, servie par l’archet brûlant de Demarquette, et un pianiste qui ne reste pas en arrière.

Le succès les rappelle sur scène: ils nous font la grâce de nous offrir la plus émouvante mélodie romantique française, le Spectre de la rose extrait des Nuits d’été de Berlioz, par la voix du violoncelle. Un moment sans paroles, de pure beauté et d’émotion. 

 

 
 
Crédits photos:  Lili Rose (F. Chiovetta), Jean-Philippe Raibaud (H. Demarquette)

 

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COMPTE-RENDU, critique, piano. BAGATELLE, FESTIVAL LES SOLISTES À BAGATELLE, le 8 sept 2019. Récital Anastasia VOROTNAYA, Paolo RIGUTTO

COMPTE-RENDU, critique, piano. BAGATELLE, FESTIVAL LES SOLISTES À BAGATELLE, le 8 sept 2019. Récital Anastasia VOROTNAYA, Paolo RIGUTTO. Le festival Les solistes à Bagatelle met du baume au cœur des parisiens en cette rentrée de septembre, atténuant un temps la nostalgie du temps des vacances. Il fait encore beau et fouler le gravier des allées bordant la roseraie encore bien fleurie et parfumée, entre deux concerts d’après-midi, est un plaisir dont on ne se prive pas. Le 8 septembre, deux jeunes pianistes se sont produits en récital dans l’Orangerie : Anastasia VOROTNAYA et Paolo RIGUTTO.

anastasia vorotnayaLe festival est attaché à ses particularités: celle de donner à découvrir de jeunes artistes, lors de concerts-tremplin, et celle de faire entendre au cœur de chaque programme une œuvre contemporaine. La pianiste russe Anastasia Vorotnaya à 24 ans a déjà fait, ou presque, le tour du monde, invitée par de nombreuses et prestigieuses scènes internationales. Formée au conservatoire de Moscou, puis auprès de Dimitri Bashkirov à Madrid, elle poursuit son perfectionnement actuellement à Kansas City (USA). Ce samedi, on fait sa connaissance avec César Franck, Carl Vine, et Sergei Rachmaninoff, qu’elle a inscrits à son programme. Pour commencer elle joue Prélude, Choral et Fugue de Franck. On est dès lors saisi par la profondeur de ton, le climat qu’elle instaure dès le début du prélude. Elle joue dans le fond du clavier, dose admirablement les sonorités, la progression dynamique, en retenant le jeu pour mieux l’ouvrir sur la Fugue, orchestrale. Le passage arpégé est beau à couper le souffle, servi par une main gauche dans un gant de velours. Dans l’unité de ton, elle trouve aussi les couleurs propres à chaque registre qu’elle éclaire différemment, se souvenant de l’orgue cher au compositeur. Pour l’instant contemporain du programme, elle a choisi les Cinq Bagatelles du compositeur australien Carl Vine (né en 1954). Si Vine ne révolutionne pas le langage musical, (il a notamment beaucoup composé pour la danse, le cinéma, la télévision…), son œuvre pianistique d’une belle facture est hautement expressive et attachante. Anastasia Vorotnaya relève comme l’on dirait des épices, ces pièces de son imagination fertile et de son sens poétique. Elles s’opposent les unes aux autres, la première très pianistique a un côté impressionniste, la seconde est jouée dans l’empressement, la troisième est rêveuse et mélancolique, la quatrième contrastée, portée par le soutien dynamique de sa main gauche,  enfin la dernière magnifiquement timbrée superpose deux voix, l’une proche, celle de la basse, et l’autre lointaine, comme un léger reflet, dans l’aigu. On découvre pleinement l’étendue du talent de cette artiste dans les Moments musicaux opus 16 de Rachmaninoff. Quelle volubilité, quelle fluidité dans les traits! Et quelle sûreté et quelle puissance sonore aussi chez ce petit bout de pianiste! Son jeu profond décline des nuances subtiles de couleurs sombres, dans un phrasé naturel et juste. Mais c’est surtout la rigueur de son approche qui impressionne: la solidité de la construction et l’intériorité de l’expression débarrassée de toute scorie impudique sont la signature de son art. Il faudra absolument suivre cette musicienne, dont la forte personnalité et le sens musical n’ont d’égal que sa maîtrise accomplie de l’art pianistique.

paolo riguttoPaolo Rigutto baigne depuis sa plus tendre enfance dans le milieu musical et artistique. Très jeune, le piano lui apparaît comme une évidence, et il ne le quitte plus depuis, fort des conseils d’une pléiade de grands pédagogues, à commencer par Brigitte Engerer. Ce musicien connait déjà l’art de composer les programmes, à en juger par celui très original qu’il propose en cette fin d’après-midi. Articulé autour de la musique de Robert Schumann, il commence par « Le vent » (opus 15 n°2), d’Alkan, à laquelle il donne une tournure lisztienne, dans ses sombres et menaçantes bourrasques, comme Chasse-neige! Liszt vient naturellement, avec Die Loreley, et sa transcription du dernier lied des Liederkreis de Schumann, Frülingsnacht. Même si l’équilibre sonore est perfectible, comme la caractérisation des timbres, on est charmé par la dimension poétique et humaine donnée à ces pièces par ce musicien à la sensibilité à fleur de peau. Paolo Rigutto nous comble de contentement enchaînant son programme avec la Ballade de la compositrice finlandaise Kaija Saariaho (née en 1952), composée en 2005. Il en restitue l’atmosphère avec une grande délicatesse de toucher, fondant les registres entre eux, parvenant aussi par moments à de courts élans lyriques. Arrive la pièce maîtresse : les Kreisleriana opus 16 de Schumann. Le pianiste, qui est un tendre, a des affinités particulières avec l’œuvre de ce compositeur, et trouve les couleurs de l’émotion et de la sincérité dans l’expression des sentiments qui parcourent ses pages. Il est dommage que les tensions du moment par un trac ce jour-là handicapant, brident par endroits leur plein épanouissement, et précipite au-delà des indications du compositeur la première des pièces (« Extrêmement agité »). Mais la musique est bien là et Paolo Rigutto sait avec elle nous prendre par le cœur avec Widmung, à nouveau un lied de Schumann (extrait du cycle Myrthen) transcrit par Liszt, et surtout ses deux bis: La mort d’Orphée de Glück, transcrit pour piano par Sgambati, et une touchante petite valse de Schubert/Strauss, dont il a chipé la partition, nous dit-il, à son père!

Le festival se prolonge sur un troisième week-end tout aussi ensoleillé, et riche de découvertes pianistiques et contemporaines. Suite au prochain épisode avec les concerts des 14 et 15 septembre! A très vite…

 

 

 

COMPTE-RENDU, critique, piano. BAGATELLE, FESTIVAL LES SOLISTES À BAGATELLE, le 8 sept 2019. Récital Anastasia VOROTNAYA, Paolo RIGUTTO – Crédits photos : © Emil Matveev (A. Vorotnaya), © Michael Mann, (P. Rigutto)

LE FESTIVAL DE ROYAUMONT: 75 ANS, L’ÂGE DES AVENTURES! Du 7 septembre au 6 octobre 2019

ABBAYE DE ROYAUMONT, festival de Royaumont, du 7 septembre au 6 octobre 2019. « Aventures, nouvelles aventures », telle est la philosophie fidèle à ses principes du festival Royaumont 2019, qui pendant un mois, du 7 septembre au 6 octobre, élira domicile, chaque week-end du matin au soir, dans la célèbre abbaye à presque deux pas de Paris. L’arrière saison s’annonce agréable, pourquoi ne pas prolonger en musique les joies de l’été dans son cadre magnifique!

 

 

 

LE FESTIVAL DE ROYAUMONT:
75 ANS, L’ÂGE DES AVENTURES!

 

 

royaumontCurieux, cosmopolite, créatif, explorateur: le programme de cette édition sera aussi transversal, comme les années passées, unissant musique, danse, poésie. Lieu d’accordailles de toutes les expressions musicales, dans le temps et dans l’espace, la création et le répertoire historique s’y mêleront avec originalité. La musique européenne y croisera le Samaa marocain et le chant mozarabe (par l’ensemble Organum et des chanteurs marocains); on ne manquera pas le 22 la création « Luminescences » d’Amir ElSaffar: du flamenco, du Mâqam, et de l’électro! L’ensemble Les Métaboles et le quatuor Mivos interprèteront le 8 les œuvres des quatorze compositeurs de l’académie Voix Nouvelles, et deux créations mondiales des compositeurs Jack Sheen et Nuno Costa, lauréats 2018.
Côté piano, Maroussia Gentet donnera le 8 un concert alternant les Miroirs de Ravel et des pièces contemporaines, et Schumann sera à l’honneur le 28 sur pianos d’époque, avec Paulo Meirelles (lauréat 2017) Luca Montebugnoli, Laura Fernandez Granero et Edoardo Torbianelli accompagné par l’ensemble I Giardini.
Du baroque? Ce sera le 21 avec l’ensemble Les vieux galants, Aline Zylberajch, Aurélien Delage, G. Rebinguet-Sudre, Nima Ben David, et Jean-Luc Ho, qui nous inviteront dans l’atelier du facteur de clavecin Antoine Vater et à la cours de Frédéric II de Prusse, pour rencontrer Bach et Telemann. Ce sera aussi le 22, avec des cantates françaises par Eva Zaïcik et le Consort de Justin Taylor, puis Platée de Rameau par Les Ambassadeurs.
La danse contemporaine sera représentée par la jeune génération de chorégraphes avec Charlie-Anastasia Merlet, Hervé Robbe et Éloïse Deschemin dans des explorations inédites (le 14).
La poésie aura la voix d’Éléonore Pancrazi le 5, et sera portée haut par quatre  jeunes duos formés à la Fondation, dans une nuit de la mélodie et du lied.
Enfin le dernier jour, l’orgue Cavaillé-Coll de Royaumont sera fêté comme il se doit avec Bach, Franck, les compositeurs Raphaël Cendo et Thomas Lacôte, et 180 choristes!
On n’oublie surtout pas qu’à Royaumont on y vient en famille, car il y a des ateliers pour les petits et les grands, et les jardins pleins de surprises. Une formule week-end: ça vous dit?

 

Infos et réservations: 01 30 35 58 00 / royaumont.com

 

 

COMPTE-RENDU, concert piano. Festival Dinard, les  11 et 12 août 2019. A Jaoui, C-M Le Guay, B Chamayou. la Comtesse de Ségur, Ravel.

COMPTE-RENDU, concert piano. Festival International de Musique de Dinard, les  11 et 12 août 2019. Agnès Jaoui, comédienne, Claire-Marie Le Guay, Bertrand Chamayou, piano. Schumann, Ravel, Saint-Saëns, et la Comtesse de Ségur. La trentième édition du Festival International de Musique de Dinard est un cru exceptionnel. Claire-Marie Le Guay, sa nouvelle directrice artistique, l’a voulue festive, « fière de son histoire et tournée vers l’avenir ». Depuis le 10 août et jusqu’au 18, huit journées musicales (festival off et soirées) offrent la diversité de concerts dotés chacun d’une identité particulière. De la magie du concert d’ouverture, en plein air au parc de Port-Breton, au concert de clôture à l’église Notre-Dame, un public de tous âges, venu nombreux, aura partagé de belles émotions et de grands moments de joie musicale. Le 11 août, l’ambiance était à la fête pour les enfants, petits…et grands! Le 12 août, le pianiste Bertrand Chamayou donnait un mémorable récital.

 

 

EN FAMILLE AU CONCERT, AVEC CLAIRE-MARIE LE GUAY ET AGNÈS JAOUI
 

 

 

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On connait la proximité de Claire-Marie Le Guay avec la jeunesse, et son engagement depuis plusieurs années dans des projets originaux de sa création, à l’attention du jeune public. Pas étonnant de trouver alors au cœur de sa programmation un « concert en famille »! Attisée par la curiosité, je prends la route vers la côte d’Émeraude. Car ce dimanche 11 août, Claire-Marie Le Guay et Agnès Jaoui, qu’on ne présente plus, conjuguent leurs talents autour des Malheurs de Sophie. C’est Anaïs Vaugelade qui a monté cette histoire tirée du célèbre roman de la Comtesse de Ségur, des aventures toutes plus piquantes les unes que les autres! En amont, le travail de l’artiste Matthieu Cossé avec les élèves des écoles dinardaises au sein de l’association La Source créée par le peintre Gérard Garouste: un fond de scène illustrant de toutes les couleurs les péripéties de la petite fille. Voici donc que le public, toutes générations réunies, arrive dans l’auditorium Stephan Bouttet. La fête commence pour les enfants avec une grosse part de brioche, le quatre heures avant tout! Le concert affiche complet. Sur la scène, devant l’immense panneau peint, le grand piano à gauche, une table ronde et une chaise, peinte aussi de toutes les couleurs. Claire-Marie la pianiste, et Agnès la conteuse arrivent et donnent quelques indices: la musique de Schumann va illustrer la tendresse, l’espièglerie, les pleurs et les rires… Quoi de mieux en effet que le regard de ce compositeur sur l’enfance, dans ses Scènes d’enfants, son Album pour la jeunesse, et ses Scènes de la forêt? Ces courtes pièces jouées avec fraîcheur et poésie par Claire-Marie Le Guay s’articulent merveilleusement avec l’histoire qu’Agnès Jaoui raconte de façon extrêmement vivante, drôle et touchante. Les souvenirs personnels sont alors réveillés à mesure que les scènes se succèdent. Qui n’a jamais joué avec les fourmis lève le doigt! Nous reviennent les bêtises de notre propre enfance, ou les inventions burlesques de nos enfants qui ne manquent guère d’imagination, et auxquels on fait les gros yeux tout en contenant une énorme envie de rire! On reste pendu aux lèvres et aux doigts de nos deux artistes, et le temps a passé très vite lorsqu’arrive la fin du concert. Quel beau travail et quelle belle inspiration! Entrer dans le monde de la musique par la porte « Schumann », relier la musique à des émotions, des évocations, cela dans le fil d’une histoire et de ses multiples évènements, cela permet de la comprendre, de la sentir, et de la ressentir: vraiment une excellente idée que le compositeur aurait très probablement cautionnée! Les Malheurs de Sophie n’ont pas pris une ride, les bêtises des enfants restent et demeureront éternelles, comme l’est la musique de Schumann.
Les enfants enthousiastes se pressent dans le hall pour avoir le livre-disque et le faire dédicacer par leurs nouvelles idoles, emportant aussi le souvenir de leurs sourires bienveillants et magnifiques.

 

 

BERTRAND CHAMAYOU TRIOMPHE AVEC SCHUMANN, RAVEL ET SAINT-SAËNS 

 

 

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Le lundi 12 août, carte blanche est donnée au pianiste Bertrand Chamayou, qui se produit le soir dans l’église Notre-Dame. À 38 ans, ce musicien d’une sobriété et d’une modestie à toute épreuve, confiant en son art, sait que la musique n’a pas besoin d’artifices ni de paillettes. Constant dans sa carrière, il est une des valeurs sûres et reconnues du grand piano français. Il ne fait rien au hasard, mais de vrais choix artistiques, comme ce programme Schumann, Ravel, Saint-Saëns.

En ouverture, il joue le Blumenstück opus 19 de Schumann. Les couleurs pastel de ce bouquet délicat au romantisme juvénile se diluent un peu dans l’acoustique réverbérante de la nef, mais l’oreille s’accommode des sonorités diaphanes presque irréelles, baignées d’une pédale qui sur-ligne le legato, et la magie poétique opère, provoquant les applaudissements enthousiastes du public. Les pianistes du festival ont une chance énorme: celle d’avoir pour compagnon sur scène un superbe et inspirant Bösendorfer (280VC), un piano à la très grande personnalité. Bertrand Chamayou s’en est approprié le clavier comme les sonorités, et le résultat est purement extraordinaire, dans le Carnaval opus 9 puis dans Saint-Saëns qu’il donne en seconde partie. Ses basses profondes, ses aigus doux et chaleureux, moins démonstratifs et lumineux que ceux d’un Steinway « classique », ses teintes un peu rabattues, son registre médium qui a de la chair, sont de vrais atouts pour le pianiste, et pour le répertoire qu’il joue ce soir. Comme il plante la scène de théâtre dans le Préambule! C’est une grande parade pompeuse puis survoltée qui introduit la farandole bigarrée des personnages schumaniens, magnifiée par ce piano. Chamayou ne nous laisse pas respirer d’une miniature à l’autre et nous emporte dans le tourbillon de ce carnaval, avec mordant, impétuosité, piquant, (Arlequin, Florestan…) mais aussi tendresse, emphase et euphorie (Valse noble, Eusébius, Chiarina, Pantalon et Colombine, Promenade…). Le pianiste ne s’y alanguit pas (Chopin, Valse allemande). Que de caractère dans ses personnages, Pierrot sombre et triste, Arlequin bondissant, et quelle vivacité dans Papillons, la joie pétillante de Lettres dansantes et de Reconnaissance!  Le tourbillon s’accélère dans la Marche des Davidsbündler contre les philistins, pour finir en  spectaculaire apothéose. On reste bouche bée devant pareille interprétation, que l’on ne manque pas de rapprocher de celle légendaire de Youri Egorov.

Bertrand Chamayou enregistra l’intégrale de l’œuvre pour piano de Ravel qui parut en 2016 et fut unanimement récompensée. Il joue ce soir les Miroirs, sublimés eux aussi par les sonorités du piano. Ses Noctuelles aux couleurs changeantes et prononcées dans les aigus, sont dans leur mobilité fuyantes et énigmatiques. L’univers d’Oiseaux tristes change du tout au tout: immobilité et raréfaction jusqu’à l’extinction, silence épais d’un insondable mystère de ses notes répétées en écho dans l’échappement de la touche. Une barque sur l’océan semble être directement inspirée des lieux environnants: la mer, ce spectacle vivant aux reflets multiples, sculptée par le vent, se retrouve jusque dans ses profondeurs sous les doigts du pianiste. Aucune monotonie dans les arpèges: entre calme et bourrasques, Il s’y passe une foule de choses. Le piano répond à la perfection notamment dans ses graves, à la mise en volume créée par le musicien. Son jeu se fait incisif et crâneur, impulsif et flamboyant, alluré et séducteur, dans l’Alborada del Grazioso, et la Vallée des Cloches résonne dans la profondeur de champs de ses nappes sonores, nous immergeant dans son mystère.

Ni vu ni connu Chamayou passe insensiblement à Saint-Saëns, avec les Cloches de las Palmas cette fois, si proche de l’atmosphère ravélienne, et en même temps si loin! il y a probablement quelque chose de plus pittoresque et explicite chez Saint-Saëns, en témoignent les effets de mandoline, les images si admirablement suggérées par le pianiste, sous une virtuosité pianistique qui fait sonner l’instrument. Les deux Mazurkas (n°2 opus 24 et n°3 opus 66) dansent à la Chabrier, et feraient aussi penser à Grieg, si elles n’avaient pas cette clarté, cette énergie propre au plus emblématique compositeur de l’école française. L’Étude en forme de valse (opus 52 n°6) est d’une virtuosité fulgurante: Chamayou scotche littéralement le public dans une interprétation extrême et spectaculaire de cette pièce qui provoque un tonnerre d’applaudissements. Les six cents dinardais (permanents ou de passage) saluent le talent immense de cet artiste par une ovation debout. Trois bis pour les combler: la Pavane pour une infante défunte de Ravel, la Toccata du Tombeau de Couperin, plus endiablée que jamais, et une Fille aux cheveux de lin de Debussy de la plus belle eau.

 

 

 

 

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COMPTE-RENDU, concert piano. Festival International de Musique de Dinard, les  11 et 12 août 2019. Agnès Jaoui, comédienne, Claire-Marie Le Guay, Bertrand Chamayou, piano. Schumann, Ravel, Saint-Saëns, et la Comtesse de Ségur.

COMPTE-RENDU critique, récital piano, Aix-en-Provence, le 28 juil 2019. Grigory Sokolov, piano. Beethoven, Brahms

COMPTE-RENDU critique, récital piano, Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence, Festival International de la Roque d’Anthéron, le 28 juillet 2019. Grigory Sokolov, piano. Beethoven, Brahms. Un récital de piano au Grand Théâtre de Provence hors saison, faut-il que l’interprète soit un titan pour une telle exception! Grigory Sokolov n’aime pas jouer en plein air. Alors pas le choix! Il faut un lieu à la mesure de ce géant qui fut révélé à l’âge de 16 ans lorsqu’il remporta le concours Tchaïkovski. Ce soir du 28 juillet 2019, à Aix-en-Provence, le Grand Théâtre a donc ouvert ses portes au plus fascinant pianiste russe, et rempli ses rangs d’orchestre et de balcons. Retour sur ce rendez-vous incontournable du Festival International de la Roque d’Anthéron.

 

 
 

 

GRIGORY SOKOLOV AU CÅ’UR DE LA MUSIQUE

 

 

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Pas d’épate avec Grigory Sokolov : ceux qui attendaient un grand huit pianistique, ceux qui venaient chercher les émotions fortes d’une montagne russe et de ses avalanches de notes se seront trompés. Grigory Sokolov n’emprunte pas forcément les pistes noires du clavier. Il construit ses programmes pour la musique, et rien d’autre. Et pas plus qu’il n’aime le plein air, il n’apprécie pas le plein jour sur la scène. C’est dans une lumière tamisée qu’il commence son récital avec la Sonate n°3 en ut majeur opus 2 n°3 de Beethoven. Composée entre 1794 et 95, dédiée comme les premières à son maître Haydn, elle affirme déjà un propos très contrasté. Dès la première exposition on est ébahi par la netteté de trait avec laquelle Sokolov joue cette sonate, sa façon d’opposer impétuosité, fougueuse énergie, et tendre discours, tout cela sans affèterie aucune, mais dans une dynamique stupéfiante. L’adagio est d’un dépouillement, d’une simplicité touchante: quelle délicatesse en si peu de notes! Sokolov nous entretient tout bas, à l’oreille: mots tendrement distillés un à un, prolongés de leur douce rémanence dans les silences qui les séparent, suspensions…nous voici alors dans cette prodigieuse sensation d’être dans un cocon sonore! Le scherzo a la grâce et la légèreté d’une danse et le finale est vibrant et aérien, animé d’un joyeux enthousiasme. Sokolov enchaîne la forme consacrée de la sonate avec quelques « babioles », comme le compositeur les qualifiait lui-même: les onze Bagatelles de l’opus 119. Il fait de ces miniatures, de réputation faciles, un ensemble de tableaux vivants, aux charmes incomparables. Chacune a sa vie propre, son caractère; le pianiste passe ainsi de l’une à l’autre, avec la plus grande aisance, cueillant avec esprit et élégance la foison d’idées semées par Beethoven. C’est un pur régal!

En seconde partie Sokolov a choisi de donner les deux derniers opus de Brahms, d’abord les  six Klavierstücke opus 118. Tout l’univers intérieur brahmsien passe dans ces pages, dont il semble profondément imprégné. Depuis le mouvement passionné du premier intermezzo, soutenu par la vague puissante de la basse, les états d’âme changent et se succèdent pratiquement sans interruption. Le deuxième est l’endroit des confidences intimes et tendres, dites avec ferveur même à mi-voix, dans un rubato subtil et expressif: comme il prend le temps des phrases, des respirations! Comme il sait convaincre et émouvoir! Le ton brave de la Ballade et celui déchiré qui conclut le quatrième intermezzo laissent place à la réconciliation, l’apaisement de la Romance, ses arpégés et ses trilles paradisiaques, qui s’assombrissent à la fin dans un climat doucement résigné. Les nuages noirs s’amoncellent  sur le dernier intermezzo, lourd d’inquiétude et de révolte, au caractère profondément dépressif. L’opus 119 n’en est pas moins poignant. Écouter le silence, ne rien faire d’autre que rentrer dans la contemplation du silence, dans le silence lui-même, Sokolov semble nous y inviter avec les notes lentement égrainées de l’adagio (premier intermezzo). Et si le chant déborde un moment comme la bonté d’un cœur trop grand, exprimant peut-être l’inassouvi, il se retranche vite dans les insondables pensées suggérées par ces quelques notes éparses. Ces « berceuses de ma douleur », comme le compositeur les qualifiait, Sokolov en livre la nostalgie parfois douce-amère, parfois tendre et retenue, dans un sentiment d’inachevé, en particulier dans le second intermezzo. Le troisième « grazioso e giocoso », n’est pas si pétillant: le pianiste donne de l’amplitude au chant, de la longueur de son et du lié aux phrases, restant dans la cohérence de l’opus, qu’il couronne avec la Rhapsodie finale, par opposition jouée comme une marche triomphale.

Comme à son habitude, il prolongera la soirée de six bis, représentatifs de tout son art musical: un impromptu de Schubert (op.142 n°2 D.935), une mazurka de Chopin, Les Sauvages de Rameau dans la perfection de ses ornements baroques, l’intermezzo n°2 de l’opus 117 de Brahms, un prélude de Rachmaninov et un allegro de Schubert. Comme d’habitude, il nous aura submergés d’émotion, avec la musique et rien d’autre! – crédit photo: © Vico Chamla

 

 
 

 

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COMPTE-RENDU critique, récital piano, Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence, Festival International de la Roque d’Anthéron, le 28 juillet 2019. Grigory Sokolov, piano. Beethoven, Brahms.

COMPTE-RENDU, critique, concert piano. La Roque d’Anthéron, le 27 juil 2019. Nicolas Stavy, piano. Liszt, Haydn. 


COMPTE-RENDU CRITIQUE RÉCITAL NICOLAS STAVY, piano, FESTIVAL INTERNATIONAL DE PIANO DE LA ROQUE D’ANTHÉRON, 27 juillet 2019. Liszt, Haydn
. Le pianiste Nicolas Stavy aime aller vers des découvertes. Sa curiosité jamais assouvie nourrit sa carrière et comble le répertoire pianistique en soi considérable de partitions oubliées, injustement dénigrées, ou retrouvées. Le programme de son récital donné le 27 juillet à l’Abbaye de Silvacane donnait justement à entendre une rare version pour piano des Sept dernières paroles du Christ en croix de Haydn.

 

 
 

 

NICOLAS STAVY SUR LES CHEMINS SPIRITUELS DE LISZT ET HAYDN

 

 

NicolasStavy_© RenaudAlouche_27072019-1

 

 
Le cloître de l’Abbaye de Silvacane abrite comme il peut sous ses voûtes de pierre le piano et les chaises disposées pour le public. Il pleut des cordes: une grosse pluie d’orage qui s’engouffre dans les gargouilles aux angles du cloître. Nicolas Stavy joue pour commencer, en pendant à l’œuvre de Haydn, Von der Wiegen bis zum Grabe (Du berceau jusqu’à la tombe) S. 107 de Liszt (1881), et nous sommes heureux d’entendre ce poème symphonique  transcrit par le compositeur franciscain lui-même, si peu donné en concert. L’eau qui dégringole des gargouilles est bruyante et contraint l’artiste à une lutte ardue pour avoir le maître mot. Mais bien qu’il ait à forcer le son, cela n’entache en rien l’atmosphère qu’il donne à chaque partie: Le Berceau nait d’une douce éclosion sonore, nimbé de sérénité, empreint de mystère. Le combat pour la vie associe ici la lutte du musicien contre les éléments naturels à celle de l’homme dans sa vie terrestre. Nicolas Stavy prend une posture héroïque, n’hésitant pas à projeter la violence des rythmes obsessionnels, à timbrer les accords discordants dans toute leur brutalité, ces harmonies audacieuses qui dans la version piano prennent une acuité particulière. Le pianiste va au bout du Combat à une conclusion à dimension métaphysique, dans un trille lisztien de la plus belle élévation. La tombe: berceau de la vie future, reprend le thème du Berceau, apaisé, mais transformé, et ferme le cycle.

 

 

NicolasStavy_© RenaudAlouche_27072019-10

 

 

L’orage persiste, et la bataille humaine n’est pas terminée: les Sept dernières paroles du Christ en croix nous sont familières dans leur version pour quatuor à cordes, un peu moins dans celle pour orchestre ou l’oratorio, et pas du tout pour piano solo! Une édition pour piano de la partition intégrale est trouvée par hasard à Saint-Domingue. Une autre partition manuscrite est retrouvée à Vienne par Paul Badura-Skoda, qui fort de son expertise établit le rapprochement avec l’édition de Saint-Domingue : un inconnu en a achevé l’écriture qui fut corrigée et définitivement validée par Haydn, puis effectivement éditée par Ignace Pleyel. C’est cette partition que Nicolas Stavy interprète. Il en tire le meilleur parti pianistique et expressif. Avec l’introduction il installe le climat dramatique. « Père, pardonnez-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font »: cette première parole il l’énonce sans imploration, mais avec la force d’une adjuration, par une main droite sonnante, dans un tempo mesuré et juste sur les notes répétées et statiques de la basse. L’évocation du Paradis (« Aujourd’hui tu seras avec moi au paradis ») est jouée dans la lumière de l’apaisement, le chant se détachant sur la basse en base d’Alberti doucement enrobée de pédale. Le ton est tout aussi juste et posé dans « Femme, voici ton fils, et toi, voici ta mère », puis vire à la douleur dans « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné? » où le pianiste semble charger les silences du poids du néant, soulignant le sentiment de solitude et de doute, et dans le cri de « J’ai soif », où par les notes répétées obstinément, contrepoint et octaves, il accentue la force de la supplication. «Tout est consommé » et « Père, je remets mon esprit entre tes mains » vont vers l’apaisement et l’acceptation: Nicolas Stavy donne une profondeur et une gravité spirituelle particulières à ces deux ultimes paroles, qu’il conclut par le choral final dans une émouvante nuance pp, avant un sublime retour au silence. Enfin « Terramoto » (Tremblement de terre) secoue le clavier de part en part: quel contraste, quelle force! Au point que l’on n’imagine plus qu’il fut écrit à l’origine pour quatuor à cordes, tant les résonances du piano sont saisissantes! Elles viennent à bout des velléités météorologiques et le cadre spirituel de l’Abbaye retrouve comme par miracle le bleu céleste et ses chants d’oiseaux, après avoir mis en accord l’ascétisme cistercien et la félicité franciscaine. © crédit photo : Renaud Alouche

 

 

 

 

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COMPTE-RENDU, concert piano. La Roque d’Anthéron le 26 juill 2019. Alexandre Kantorow. Rachmaninov, Fauré…

Kantorow_©-Christophe-GREMIOT_26072019-8-copie-400x225COMPTE-RENDU critique, concert piano. FESTIVAL INTERNATIONAL DE PIANO DE LA ROQUE D’ANTHÉRON, le 26 juillet 2019. ALEXANDRE KANTOROW, piano. Rachmaninov, Fauré, Beethoven, Stravinsky. Le jeune pianiste Alexandre Kantorow (âgé aujourd’hui de 22 ans), Premier Prix et Grand Prix du tout dernier concours Tchaïkovski, fut l’invité dès l’âge de 16 ans de la Folle Journée de Nantes et de Varsovie, où il fit ses premiers pas sur les scènes des festivals. Depuis il n’a cessé d’emporter l’enthousiasme sans réserve de tous ceux qui l’ont entendu à Paris, et partout ailleurs, ainsi qu’au disque: ces trois CD dont le dernier consacré aux concertos de Saint-Saëns, ont été unanimement salués par la critique, et récompensés. Le 26 juillet, Il se produisait sur la scène du parc du château de Florans, au Festival de la Roque d’Anthéron. Un premier récital très attendu en France après son triomphe à Moscou.

ALEXANDRE LE MAGNIFIQUE
Les gradins se sont remplis, les cigales sont aussi au rendez-vous, et il plane un parfum de liesse ce soir. Notre heureux champion arrive du fond de la scène, l’allure décontractée, chemise blanche, grand sourire, frais comme s’il revenait de trois semaines de vacances en Toscane, alors qu’il vient de passer une à une les épreuves du plus redoutable concours de piano au monde. Nous l’écoutons justement dans quelques unes de ces œuvres par lesquelles il a gravi l’Olympe musical, sans qu’à aucun moment le souffle lui ait manqué, sans que jamais son front ait perlé de sueur, sans que les traits de son visage se soient crispés par l’effort, comme ce fut le cas pour certains coureurs de fond du concours. Tout semble couler de source pour ce jeune musicien que rien n’effraie, ni n’impressionne. Les plus périlleuses acrobaties pianistiques sont pour lui tout au plus jeux de saute-mouton. Il ne tire pas jouissance de cette pure agilité, pas plus qu’il n’en étale la spectaculaire et factuelle démonstration, comme le ferait un circassien. La virtuosité il l’oublie et nous la fait oublier: elle n’est qu’au service de son imagination, de sa liberté, et de la flamme qui couve au fond de lui sa géniale inspiration. Et « génial » n’est pas trop fort. Car il y a quelque chose de singulier et d’authentique dans l’art d’Alexandre Kantorow, qui fait mouche à tout bout de « chant », loin du convenu, du consensuel ou au contraire de l’extravagant. Le jeune artiste est d’une maturité exceptionnelle: tout est pensé dans son jeu, l’intention, le son, l’architecture… et tout est vécu, du corps à l’esprit, ou vice-versa, en passant par le cœur. il y a cette cohérence entre le geste, le mouvement et la vision que rien n’entrave. Alexandre Kantorow est musicien de tout son être, et n’eût-il pas été pianiste, nous aurions pu l’imaginer danseur étoile!

Rachmaninoff, il l’a enregistré dans son second album « A la Russe » (Bis records). Son interprétation ce soir de la Sonate n°1 en ré mineur opus 28 subjugue: tout y est juste, dans les tensions, les élans dramatiques, les respirations, les détentes qui ne sont pas relâchement de la phrase, mais élargissement , ouverture. La musique y est comme soutenue de l’intérieur, tenue dans son intensité expressive, aussi bien dans les forte que dans les piano, et à la fois d’une plasticité étonnante sous ses doigts. Quelle conscience de la construction et en même temps quelle déclinaison expressive! Le lento (2ème mouvement) est d’une beauté ineffable, sous son toucher d’une infinie délicatesse, timbrant les voix juste ce qu’il faut pour la transparence de la polyphonie, effleurant les dernières doubles croches de la coda telles un impalpable soupir de l’âme. Et la fièvre du dernier mouvement allegro molto nous tient en haleine jusqu’au bout, jusqu’à sa fin crépitante et grandiose.

Tout se pose avec le nocturne n°6 de Fauré au climat très apaisé: le début d’une extrême douceur presque feutrée avance lisse, sans aspérités. Alexandre Kantorow dose à merveille les tensions et relâchements successifs, suspend, respire généreusement, illumine les scintillements de doubles croches par une économie de pédale, jouant telle un peintre d’un effet de pointillisme, pose de sa main gauche des octaves rondes et pleines, lance des étoiles filantes, chante à fleur de peau les aigus dans une finesse extrême, nous montre des paysages oniriques, nous conduit dans des atmosphères faites de gaz inconnus. On succombe à tant de charme!

La sonate n°2 opus 2 n°2 de Beethoven et L’Oiseau de Feu de Stravinski dans l’arrangement d’Agosti nous font apprécier une autre facette du musicien, à son aise dans tous les répertoires. Son approche dans cette deuxième partie de concert devient théâtrale. Sans aucunement compromettre le style, ni la tenue rythmique, Alexandre Kantorow, dans la conduite du discours de cette sonate de jeunesse, trouve subtilement son espace de liberté et d’expression: le cadre conventionnel devient alors une scène vivante et les registres du piano des tessitures. Son toucher clair brosse une tragédie lyrique, allie la légèreté de ton et une dramaturgie sans pathos. Il y a de la noblesse et de la dignité dans le Lento appassionato joué comme une marche solennelle, où chaque valeur de note ponctuant les temps est calculée au millimètre, où le jeu prend le poids d’un manteau de cérémonie dans les ff. Du délié de ses phrases au ferme staccato, le rondo grazioso final est tout en élégance et séduction.

Dans l’Oiseau de Feu, le pianiste n’a plus dix doigts, mais peut-être bien autant qu’il y a de touches sur le clavier. Quelle maîtrise, quelle prodigieuse vivacité, quelle incandescence! La Danse infernale explose de couleurs. Se livrant à un corps à corps avec le piano, son jeu resserré, brûlant, orchestral est d’une tension phénoménale. La Berceuse contraste par les mystères de ses pianissimi, et progresse vers le final où toutes les cloches de Moscou sont convoquées une à une, et où ses coupoles d’or resplendissent dans la lumière naissante d’un jour nouveau. C’est éblouissant et immense! Son Oiseau de feu est bien davantage qu’une performance technique: il s’en dégage une force vitale impressionnante. Alexandre Kantorow y fait preuve d’une puissante imagination poétique et d’un sens magistral de l’architecture, soutenus par engagement physique sans pareil. Passionnant!

Les gradins du parc Florans retentissent des applaudissements et des coups de talons du public car les mains ne suffisent pas pour saluer le talent du jeune héros. Respirant le bonheur comme il respire la musique, la lumière qui émane de son visage inonde tout autour de lui. Les applaudissements redoublent. Ovation debout. En bis, il jouera la douce Méditation de Tchaikovski extraite de son opus 72, et un fascinant Chasse-neige de Liszt (douzième étude d’exécution transcendante).  © crédit photo: Christophe Grémiot

COMPTE-RENDU critique, concert piano. FESTIVAL INTERNATIONAL DE PIANO DE LA ROQUE D’ANTHÉRON, le 26 juillet 2019. ALEXANDRE KANTOROW, piano. Rachmaninov, Fauré, Beethoven, Stravinsky.

COMPTE-RENDU, concert. VERBIER FESTIVAL, le 22 juillet 2019. ARCADI VOLODOS, piano. Schubert, Rachmaninoff, Scriabine. 

COMPTE-RENDU, concert. COMPTE-RENDU, concert. VERBIER FESTIVAL, le 22 juillet 2019. ARCADI VOLODOS, piano. Schubert, Rachmaninoff, Scriabine.  Le 22 juillet à Verbier: ciel limpide et bleu où flottent quelques beaux nuages. Temps idéal pour prendre la télécabine et monter là-haut, à 2300 mètres, et marcher sur le chemin de la Chaux qui domine les Combins. Là-haut le silence et l’air léger ne font qu’un. Un babillage d’oiseau, le frôlement d’un frelon, l’infime souffle de la brise: un silence nourri de vie et de paix. Du haut des Ruinettes, on aperçoit l’église. Dans l’église, il y aura tout à l’heure la musique, comme chaque soir. Mais ce soir, il y aura aussi le silence : Arcadi Volodos en sera l’artisan et le poète.

 

 

ARCADI VOLODOS SUR LES CIMES DU SILENCE

 

arcadi-volodos-362x242Bientôt vingt heures: le public se presse dans l’église. Les lumières s’éteignent; au-dessus de la scène, seulement une « douche » en veilleuse. L’ombre d’Arcadi Volodos se dirige vers le piano. Est-ce bien lui? Impossible de lire son visage…Va-t-il pouvoir jouer ainsi, dans le noir? Les interrogations s’évanouissent rapidement. L’accord  de mi majeur et les arpèges de la première sonate D 157 de Schubert surgissent de la pénombre. (Volodos est l’un des rares pianistes à jouer cette sonate en concert, qu’il a enregistrée il y a quelques années). Il n’y a rien à voir, semble-t-il nous dire, surtout pas lui, mais tout est à écouter: la lumière jaillit des notes, de la musique de Schubert, de la radieuse humeur de cette sonate si légère et limpide comme l’air de la montagne! On les attendait secrètement: voici ses légendaires pianissimi; ils arrivent sur un tapis de velours, et le piano chante doucement, nous fredonne à l’oreille. L’andante est fait de trois fois rien dont certains pianistes ne tireraient rien, pas Volodos. Lui, il nous arrache des larmes avec rien, avec trois accords, et surtout avec le silence: il le met au cœur-même des notes, il en fait l’essence de la musique. Pour autant il bâtit, il conduit les phrases, il nous dit: « venez par ici avec moi, pardon, avec Schubert!». Quel que soit le tempo, Volodos, musicien-magicien, a ce don exceptionnel de savoir jouer de l’illusion: comment agit-il sur la touche pour produire cette longueur de son miraculeuse? Il semble dans le déni du piano et de sa mécanique, ignore les marteaux, le métal des cordes. Lorsque le commun des pianistes pense: « c’est impossible, le piano ne le permet pas », lui le fait. Et il serait vain de vouloir percer son secret. Car c’est ainsi qu’il nous touche, au plus intime de nous-même, avec cet andante de Schubert. Il habille d’une fougue beethovenienne le menuetto allegro vivace qui termine la sonate, mais dans la promptitude du rebond de ses doigts sur le clavier, qui donne un air de danse allemande au trio central. L’émotion ira crescendo avec les six Moments musicaux D 780 de Schubert. Du premier « Moderato » où il semble accrocher les notes à un fil de soie, doucement interrogatif, au dernier « Allegretto », dramatique et impérieux, en passant par le bouleversant et inoubliable « Andantino », l’ « Allegretto moderato » moins hongrois qu’il n’est de coutume, et l’ « Allegro vivace » au rythme obsessionnel d’une chevauchée préfigurant Erlkönig, Volodos nous place avec Schubert, en face de notre propre intériorité, de notre propre humanité, et pour cela aussi s’efface de notre vue, s’efface tout court, en humble passeur de la musique.

La deuxième partie est russe, avec Rachmaninoff d’abord. Le son d’airain du premier accord du Prélude opus 3 n°2 ébranle l’église et nous saisit. Volodos sait aussi bien timbrer les forte, les graves, sans les alourdir ni les rendre durs. Les accords sont pleins et longs, sublimés par une pédale mise à bon escient, le chant de la main gauche est magnifique de profondeur et de noblesse. Le Prélude opus 23 n°10 commence à pas doucement feutrés dans la beauté des timbres, puis s’épanouit dans  la clarté des accords arpégés, et finit sur deux accords comme sur deux mots de tendresse. Le Prélude opus 32 n°10 par son rythme et la profonde mélancolie de ses harmonies vient, au début, en écho au second moment musical de Schubert, comme une fausse réminiscence. Mais l’éclairage change, s’assombrit, et Volodos fait sonner les graves comme des glas, soutient encore dans une longueur de son impressionnante le crescendo de la ligne forte puis fortissimo. C’est par un imperceptible amorti avant l’ « attaque », qu’il obtient cette expansion du son, ronde et large, à laquelle il laisse tout son espace, d’où s’échappent les pianissimi évanescents de la main droite, dont on n’entend plus les notes, mais le mouvement d’un voile. Puis Volodos semble improviser la Romance opus 21 n°7 (arrangement de son cru), qui charme par son romantisme délicat, et enchaîne l’hispanisante Sérénade opus 3 n°5 subtilement accentuée. Le tour d’horizon Rachmaninoff s’achève avec l’Étude-tableau opus 33 n° 3, dont il révèle le miracle: quels silences, quels beaux timbres, quel sentiment de paix à son écoute, d’une paix que rien ne pourrait atteindre!

Elle nous conduit tout droit à Scriabine : à nouveau six pièces, avec l’impalpable Mazurka opus 25 n°3 faite de rien, Caresse dansée opus 57 n°2 dans son halo de pédale, énigmatique comme un rêve, Énigme opus 52 n°2, spirituel et insaisissable, la fantasmagorie de Flammes sombres opus 73 n°2, l’onirique Guirlandes opus 73 n°1 où la musique semble se dissoudre dans la poudre de ppp incroyablement doux. Le récital culmine avec Vers la flamme opus 72: le musicien nous fait entrer dans le brasier de ses trilles, trémolos et accords incandescents, emplit l’église de son éblouissante et vertigineuse densité. Nous vivons avec lui sa vibration ultime, puissante, concentrée, à son paroxysme, sur des cimes plus hautes que les pics contemplés auparavant. Quelle expérience! Enfin la lumière rétablie éclaire le visage du pianiste: Schubert, Rachmaninoff, Scriabine étaient là ce soir. Volodos aussi, bel et bien. La douceur de son sourire et les étoiles de ses yeux nous l’affirment!

 
 
Crédit photo: © Marco Borggreve

COMPTE-RENDU, critique, concert. VERBIER Festival 2019, le 22 juil 2019. Bouchkov,Hakhnazaryan…

COMPTE-RENDU, CRITIQUE, CONCERT. VERBIER festival 2019, le 22 juil 2019. MARC BOUCHKOV, violon, NAREK HAKHNAZARYAN, violoncelle, BEZHOD ABDURAIMOV, piano, VERBIER FESTIVAL, 22 juillet 2019. Babadjanian, Rachmaninoff, Dvorák.

22072019_eglise_11h00_BouchkovHakhnazaryanAbdurainov_©DianeDeschenaux_06-1Au Verbier Festival, la musique de chambre a ses quartiers d’été, et pas des moindres. On y vient écouter des formations constituées comme les quatuors à cordes (Arod et Ébène par exemple), mais aussi des formations occasionnelles qui viennent donner des concerts inédits et uniques, et des programmes originaux lors des « Rencontres inédites ». Ces artistes arrivent de tous les coins du monde de l’excellence musicale. Le 22 juillet le violoniste français Marc Bouchkov, le violoncelliste arménien Narek Hakhnazaryan (Premier Prix et Grand Prix au concours Tchaïkovski), et le pianiste ouzbek Behzod Abduraimov, tous trois bardés de prix et de distinctions, s’étaient réunis en trio à l‘église de Verbier pour un concert matinal.

Quelle bonne idée de faire découvrir au public le compositeur arménien-soviétique Arno Babadjanian (1921-1983) avec son Trio en fa dièse mineur! Une Å“uvre plaisante à écouter, très bien écrite, aux accents d’Europe centrale et au beaux élans lyriques. Le tandem violon-violoncelle très en phase, aux vigoureux coups d’archets, chante d’une même voix sur le jeu soutenu et expressif du piano. Le pianiste tient solidement sa partie, socle d’où s’envolent les traits mélodiques des cordes dans un dialogue enflammé (premier mouvement). L’andante chante magnifiquement par la voix du violon dans un premier temps, perchée haut dans des aigus très doux, très ténus par moment, mais somptueusement timbrés. Il est rejoint par le violoncelle au  beau son velouté, qui reprend le long souffle de sa mélodie dans une profonde respiration intérieure. C’est émouvant et apaisant! L’allegro vivace commence comme une danse électrisante, très scandée, inspirée de la musique des Balkans. Les musiciens jouent avec une passion tenue, contenue, d’autant plus intense qu’ils ne la laisse à aucun moment déborder et ne se perdent pas dans une expression débridée. Quelle force de caractère!

Le concert se poursuit avec le premier Trio Élégiaque de Rachmaninov, œuvre de jeunesse en un seul mouvement. Le jeu de Behzod Abduraimov s’impose ici dans toute son envergure: il s’érige en pilier robuste de l’ensemble; très présent et timbré, ferme et lyrique, il devient orchestral, se mue en baryton basse par endroits. Le trio du jour triomphe pour finir dans le fameux Trio « Dumky » n°4 en mi mineur de Dvorák. On mesure le niveau d’excellence de ces trois musiciens, solistes, oserait-on dire, tant leurs personnalités sont marquantes et s’affirment individuellement en même temps qu’elles se rejoignent dans la même énergie. Abduraimov tient toujours les rênes et l’ossature de l’ensemble, dans la succession de ses multiples mouvements. On traverse des moments éminemment poétiques, de la nostalgique douceur du violoncelle, sur les effets de cymbalum du piano au début, à la variété des phrasés du violon. Les « Dumky » sont superbes de reliefs, de couleurs, et emportent l’engouement du public qui explose d’applaudissements, rappelant par quatre fois les trois garçons prodiges sur la scène. Pas de bis, mais un souvenir impérissable demeurera de cette heure de bonheur musical.

Illustration : © Diane Deschenaux

COMPTE-RENDU, critique, concert. VERBIER festival 2019, le 21 juil 2019. S BABAYAN, D TRIFONOV, pianos. Shchedrin, Schumann, …

COMPTE-RENDU, CONCERT. VERBIER FESTIVAL 2019, le 21 juil 2019. VERBIER CHAMBER ORCHESTRA, GÃBOR TAKÃCS-NAGY, direction / LAWRENCE POWER, alto / SERGEI BABAYAN et DANIIL TRIFONOV, pianos. Shchedrin, Schumann, Bach, Mozart.

TRIFONOV Babayan piano a VERBIER 2019 critique concert review classiquenews 20190721_Combins_19h_Gabor_Babayan_Trifonov_Power_©LucienGrandjean (8 sur 20)La salle des Combins à Verbier est ce que l’on appelle une structure éphémère, pouvant accueillir 1800 personnes. Elle est spécialement montée et équipée pour abriter les grandes formations le temps du festival. Le 21 juillet, le Verbier Festival Chamber Orchestra dirigé par son chef hongrois Gábor Takács-Nagy partageait sa scène avec l’altiste Lawrence Power et les pianistes Sergei Babayan et Daniil Trifonov dans un programme des grands soirs, apprécié des habitués du prestigieux festival.

 
 

 
 

BABAYAN ET TRIFONOV : ENTRE PÈRE ET FILS

Prologue.
Le Concerto Dolce pour alto, orchestre à cordes et harpe, du compositeur Rodion Shchedrin (1932) est une composition de 1997 en un seul mouvement. Il met en valeur l’alto dans un ambitus large. Lawrence Power interprète avec une grande force expressive et une maîtrise totale cette œuvre qui se situe à la lisière de la modernité, imprégnée en profondeur d’un classicisme assumé. C’est sans faillir qu’il soutient fermement de son archet les lignes mélodiques parfois interminables, dont il traduit le sentiment mélancolique, les slaves états d’âme, et en accentue les accès douloureux,  perçant par moments l’extrême aigu de l’instrument avec une justesse parfaite, accompagné d’un orchestre dirigé avec grande méticulosité.

Interlude.
L’Andante et variations pour deux pianos opus 46 de Schumann est rarement joué en concert et c’est une chance de l’entendre ici, qui plus est par deux musiciens dont la complicité ne fait aucun doute, celle du maître Sergei Babayan, et de son élève surdoué et inspiré, Daniil Trifonov. On perçoit sur le visage de Babayan cette bonté bienveillante, cette paisible douceur qui baigne aussi son jeu, et Trifonov, loin de vouloir tuer le père, d’une respectueuse et attentive docilité, se fond dans le moule de tendresse façonné par son maître, et s’accorde avec lui pour nous en dire au creux de l’oreille toutes ses confidences. Cela donne un délicat bijou musical dont on cède au charme sans résistance, un moment de pure grâce.

Bach, le père, et l’enfant Mozart.
L’orchestre se joint au duo pianistique dans le Concerto pour deux claviers BWV 1062 de J.S. Bach. Les deux musiciens en tissent inlassablement l’étoffe avec cette même complicité et jalonnent des reprises alternées de leurs traits le flux continu de l’œuvre, dans un unique mouvement dynamique. Puis quel délicieux moment avec l’andante   joué sans empressement, ni lenteur néanmoins, dans un phrasé enveloppant, tout en rondeur et en douceur! Le dernier mouvement allegro assai suit dans une réjouissante énergie soutenue avec légèreté par l’orchestre: ici la différence de jeu des deux pianistes point un peu plus, Babayan colorant le sien à l’articulation nette, en ourlant davantage les lignes mélodiques, Trifonov se situant dans une abstraction analytique, marquant davantage les appuis. En deuxième partie, autre concerto pour deux pianos, celui en mi bémol majeur K 365 que Mozart composa en 1779 pour sa sœur et lui-même. Babayan et Trifonov prennent un plaisir commun non dissimulé à partager l’innocence de ces pages, à y mettre leur cœur d’enfant, Trifonov avec une simplicité confondante, l’air de ne pas y toucher, Babayan dans un surcroît de lumineuse tendresse.

Épilogue.
Quoi de mieux que Mozart après Mozart? Le public demande un bis: Babayan déplace sa banquette pour cette fois partager humblement le clavier de son élève. La Sonate pour piano à quatre mains en ut majeur KV 381 clôt le concert, et ravit définitivement le cœur de l’auditoire heureux. Les notes de cette belle soirée continueront de vibrer dans nos mémoires, comme celles de ces harmonieuses et radieuses retrouvailles, celles d’un élève reconnaissant et de son maître récompensé.

 
 

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Illustrations : © Lucien Grandjean

COMPTE-RENDU, CRITIQUE, RÉCITAL PIANO. FESTIVAL DE VERBIER, le 20 juil 2019. DANIIL TRIFONOV,  piano, Berg,… Ligeti

COMPTE-RENDU CRITIQUE RÉCITAL DANIIL TRIFONOV,  piano, VERBIER FESTIVAL, 20 juillet 2019. Berg, Prokofiev, Bartók, Copland, Messiaen, Ligeti, Stockhausen, Adams, Corigliano. Le Verbier Festival (Suisse) qui s’achèvera le 3 août propose sur ses hauteurs une immersion musicale de haut vol, avec les plus prestigieux interprètes. Fort de sa renommée, il sait oser des programmes qui sortent des sentiers battus. Le 20 juillet, le pianiste Daniil Trifonov, Premier Prix et Grand Prix du concours Tchaïkovski, donnait un récital peu banal à l’église de Verbier, enchaînant des œuvres du vingtième siècle et contemporaines.
Construire un programme de récital requiert une réflexion en profondeur que bien des musiciens escamotent, se contentant parfois d’une œuvre phare, ou deux, enrobée de quelques pièces de leur répertoire pourvu que les tonalités s’accordent dans leur succession, gage d’impression d’unité. Ce n’est pas le cas de Daniil Trifonov dont les programmes sont toujours soigneusement et intelligemment conçus. Quelle hardiesse dans celui de ce soir! Il faut sacrément de l’aplomb pour imposer aux oreilles mélomanes des pièces qui s’éloignent de la séduction mélodique « classique » et du si familier et confortable langage tonal, pour conquérir un public avec un répertoire qui bouscule, étonne, percute, déroute, et plane parfois dans des sphères à l’indicible mystère.

 

 

DANIIL TRIFONOV:
DE L’ÉNERGIE ET LA CONTEMPLATION AU PIANO PRÉDICATEUR

 

 

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Daniil Trifonov arrive, ses partitions sous le bras, chaussé maintenant de lunettes, avec une allure d’étudiant qui viendrait soutenir une thèse. Il glisse en douceur dans le clavier du grand Steinway les premiers intervalles de la Sonate opus 1 d’Alban Berg (créée en 1910). Voici enfin un interprète qui n’en donne pas une version expressionniste ni déchirée! Il semble en chérir chaque note, les laisse éclore avec tendresse, dessine les contours complexes de sa polyphonie et de ses chromatismes avec une ultra sensibilité, prend le temps voluptueux de ses moments de relâchement, culmine dans les quadruples fortissimi sans dureté mais dans l’ardeur empressée d’un lyrisme passionné. Quelle sensualité! il semble s’émerveiller de chaque note, de chaque micro-inflexion, de chaque entrelacement, dont il invente le mouvement sublime en même temps qu’il le joue, s’enthousiasme de ses élans, baigne de profonde plénitude les toutes dernières notes d’un si mineur enfin résolu. Le ton change avec Sarcasmes opus 17 de Sergeï Prokofiev (1912-14), percussifs et à l’énergie décapante. Le compositeur commentait ce recueil de cinq pièces par ces mots: « il nous arrive parfois de rire cruellement de quelqu’un, mais quand nous y regardons de plus près, nous voyons combien est pitoyable et malheureuse la chose dont nous avons ri. Alors nous commençons à nous sentir mal à l’aise… ». Trifonov maître dans la tenue rythmique et la précision de l’articulation, comme dans la conduite dynamique de ces pièces, trouve dans leurs sonorités contrastées leur ton férocement moqueur, voir malfaisant, incarne une monstruosité, prenant une attitude de gnome, les bras arqués, courbé sur le piano, l’œil noir. « Szabadban » (En plein air) est une suite de cinq pièces de Béla Bartók composée en 1926. L’énergie d’ Avec tambours et fifres (première pièce) s’enchaîne parfaitement avec la musique de Prokofiev, et introduit un univers où des esquisses de danses traditionnelles savamment accentuées (Musettes) croisent des mélodies qui apparaissent dans un halo de mystère à l’atmosphère contemplative (Musiques nocturnes). Le pianiste dévoile une palette de timbres d’une finesse à peine pensable, dans un contrôle absolu du son, pesant chaque note, écoutant chaque résonance, donnant profondeur aux plus doux pianissimi. Musiques Nocturnes prend un tour métaphysique mêlant aux unissons joués comme des antiennes le chant délicat d’un rossignol imaginaire. Trifonov nous transporte hors du monde dans ce moment de grâce, puis nous plaque au sol avec l’énergie tellurique de « la Chasse » (cinquième pièce). Le voyage mystique se poursuit avec les sombres Variations pour piano d’Aaron Copland (1930): Trifonov y fait sonner le piano avec force mais sans rudesse,  met du poids, fait éclater les dissonances, les adoucit, allège, raréfie, serre les cellules rythmiques dans une énergie frénétique, introduit des cloches à toute volée, plaque de grands accords larges et dissonants qui annoncent Messiaen. C’est grandiose. Justement, des Vingt Regards sur l’Enfant-Jésus (1944) d’Olivier Messiaen, Il joue le Baiser de l’Enfant-Jésus (15ème), d’une douceur désarmante, d’une prodigieuse longueur de son sous ses trilles bavards et lumineux, très lisztiens, façon ascensionnelle de conclure une première partie de concert fascinante!

Sous le signe de l’énergie et de la contemplation, Trifonov poursuit le concert avec Musica Ricercata (I à IV) de György Ligeti (1953-54): une perfection de précision, de clarté, dans une progression dynamique telle que l’énergie semble se régénérer au fur et à mesure de l’interprétation. Elle conduit à l’abstraction des accords répétés du Klavierstück IX de Karlheinz Stockhausen, achevé en 1960. Le pianiste crée ici un univers en trois dimensions, de résonances et de silences, et parvient à produire une sensation de continuité, si difficile à réaliser dans l’écartèlement des registres et l’étirement rythmique, voire l’absence de rythmicité, libérant les harmoniques dans une pureté sonore absolue. A ce moment on prend conscience d’un impressionnant silence, celui du public captivé, dont l’attention et la concentration sont à leur comble. Le pianiste se garde bien de le sortir de cet état méditatif, avec la douceur hypnotique de China Gates de John Adams, d’une égalité impeccable, imperceptiblement kaléidoscopique, irréel de beauté stellaire! Rien ne vient troubler ce prodige, qui abolit le temps et procure un sentiment de béatitude. La répétition, l’ostinato semblant le fil conducteur de cette partie de concert, Trifonov donne pour finir, la Fantasia on an Ostinato de John Corigliano (1985). Cette œuvre, commande du concours Van Cliburn, créée par Barry Douglas, repose sur un ostinato sur lequel elle est bâtie en arche géante. Elle fait référence explicitement par ses citations au second mouvement de la septième Symphonie de Beethoven. Le pianiste l’interprète avec une profondeur hors du commun, et nous plonge dans son monde métaphysique et extatique, à des années lumières de notre vulgaire et terrestre condition, avant d’accrocher au ciel comme une nuée de chants d’oiseaux. On reste subjugué. Comment sortir indemne de ce concert? Daniil Trifonov nous aura donné à vivre une expérience au-delà même de la musique, nous aura conduits quelque part dans de lointaines sphères, là où tout n’est qu’harmonie et beauté. 4’33 de silence (Cage) s’imposèrent ensuite.

 
 

 

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COMPTE-RENDU CRITIQUE RÉCITAL DANIIL TRIFONOV,  piano, VERBIER FESTIVAL, 20 juillet 2019. Berg, Prokofiev, Bartók, Copland, Messiaen, Ligeti, Stockhausen, Adams, Corigliano. Illustration : © Nicolas Brodard / Festival de Verbier

 

 

 

COMPTE-RENDU, critique. MONTPELLIER, le 14 juil 2019. LES PIANOS DE LA BALTIQUE : L Krupiński, P Jumppanen, M Rubackytė.

montpellier festival radio france 2019 soleil de nuit concerts annonce critique opera classiquenewsCOMPTE-RENDU CRITIQUE LES PIANOS DE LA BALTIQUE, FESTIVAL RADIO FRANCE OCCITANIE MONTPELLIER, 14 juillet 2019, Lukasz Krupiński, Paavali Jumppanen, Mūza Rubackytė. Du 10 au 26 juillet 2019, la 35ème édition du Festival Radio France Occitanie Montpellier a rendu hommage à l’incroyable foisonnement créatif des pays nordiques: c’est un paysage musical exotique et vaste qu’elle a ouvert aux festivaliers, par la venue d’artistes autochtones, proposant un abondant répertoire de compositeurs célèbres ou méconnus. Le piano a été largement présent sur les scènes du festival, et l’après-midi du 14 juillet, une triade de récitals lui était consacrée. Les « Pianos de la Baltique »  nous ont invités au voyage avec Lukasz Krupiński, Paavali Jumppanen, et Mūza Rubackitė.

 
 

Lukasz Krupiński: clarté et raffinement
Le benjamin Lukasz KrupiÅ„ski, pianiste polonais âgé de 27 ans, a enchaîné de nombreux prix et distinctions; il est notamment lauréat de l’édition 2015 du Concours Chopin de Varsovie où il a été demi-finaliste, et a été finaliste au concours Feruccio Busoni de Bolzano en 2017, et enfin Premier Prix du concours de San Marino en 2016. Si les compositeurs qu’il a choisi d’interpréter nous sont familiers, nous découvrons un artiste talentueux et inspiré, au jeu raffiné truffé d’idées musicales. Le troisième prélude et fugue en do dièse mineur BWV 872 du Clavier bien tempéré de Bach, conduit dans la profondeur du son et d’une émouvante tenue, précède la Barcarolle opus 60 de Chopin: comme il réalise bien ce balancement de la main gauche au tout début, par une légère suspension de son mouvement! Puis elle devient parfaitement stable sous le chant en tierces de la main droite au délicat rubato, libre et limpide, lumineux et comme bercé d’une heureuse et paisible insouciance. Sa Barcarolle avance dans une douce fluidité, laissant percer de micro-contrechants inattendus. KrupiÅ„ski prend le temps des belles choses, dessine des guirlandes mélodiques aux lignes souples et déliées, met de l’air entre les notes, et lorsque le ton devient plus passionné, c’est sans emphase et sans tension précipitée, mais à pleine voix et dans la plénitude harmonique dont toute la richesse nous apparaît. C’est chanté, ça respire, c’est beau! La quatrième Ballade opus 52 de Chopin est de la même veine: elle chante, magnifiquement timbrée, dans une clarté naturelle. Lorsque l’effusion héroïque progressivement s’installe, la main gauche s’affermit, fait sonner les basses, soutient solidement de ses flots de notes le récit épique. Il y a dans le jeu de KrupiÅ„ski, une largeur vocale et une transparence de l’harmonie qu’il n’écrase jamais du poids des fortissimi. C’est une ballade resplendissante et passionnée dont il a enfoui les sombres et déchirants accents. En cerise sur le gâteau, sa grande Valse brillante opus 18 de Chopin a du chien, et invite à la danse. Avec autant de délicatesse digitale et de soin apporté aux timbres, il aborde les pages tourmentées de la troisième sonate opus 23 de Scriabine, intitulée « États d’âme ». Dans l’agitation fougueuse du drammatico, comme dans la tendre contemplation de l’andante, son jeu donne tout à entendre, étage les nappes sonores, s’ancre dans les graves, ou au contraire plane en apesanteur. Son programme s’achève avec la Valse de Ravel, qu’il fait virevolter, aérienne, grisante. Elle soulève des voiles de mousseline glissés sur le clavier d’un imperceptible mouvement de ses doigts, s’anime jusqu’au tourbillon final, exulte, éblouissante et vertigineuse. KrupiÅ„ski n’aura cessé de nous séduire par  sa démonstration d’un art pianistique dans toutes ses subtilités.

Paavali Jumppanen: dans la modernité
Paavali Jumppanen est un pianiste venu de Finlande. Formé auprès de Krystian Zimerman à Bâle, il a aussi étudié l’orgue, le pianoforte et le clavecin. Il a collaboré avec de nombreux compositeurs contemporains comme Boulez, Dutilleux, Murail, Penderecki et des compositeurs finlandais, dont Usko Meriläinen (1930-2004) dont il va jouer sa Sonate n°2. Auparavant ce sont trois des Dix pièces opus 58 de Sibélius qui introduisent son programme: Rêverie, Scherzino et Fischerlied. Le pianiste qui joue dans le fond du clavier pare d’une belle sonorité ces pièces attachantes alternant lyrisme à l’allure romantique (Fischerlied), modernité d’écriture qu’il souligne, et subtilité mélodique (Rêverie). S’il se révèle être un excellent interprète de la musique du XXème siècle, il est moins convainquant dans Schubert, dont il joue la Wanderer Fantaisie en ut majeur D 760. Le début manque de précision et de projection. Il semble prioriser une lecture verticale de l’œuvre dont le cours mélodique souffre un peu. Les passages « pp » sont d’une belle intériorité mais il ne parvient pas à donner d’ampleur dans les forte. Le voici dans son élément avec la Sonate n°2 de Meriläinen (créée par Solomon en 1966). Dans cette pièce austère alternant grands blocs d’accords et notes isolées répétées, il parvient à créer un monde mystérieux, par des effets d’échos, et de diffraction du son. Le pianiste rend, pour finir, hommage au compositeur français Debussy, et à notre fête nationale, dans des extraits des Préludes du Livre 2. Bruyères a de belles couleurs mais il lui manque ce petit rien poétique et léger qui lui donne sa grâce, cet impalpable je-ne-sais-quoi. Par contre il fait merveille dans les autres préludes: Général Lavine est spirituel et bourré d’humour, Ondine une fée des eaux vivace, insaisissable et facétieuse, et les Feux d’artifice éclatent en fulgurances puis se dissolvent dans des liquidités habilement colorées avant de fondre dans l’évocation de la Marseillaise en lointain écho. On retiendra de ce concert la découverte d’un artiste ouvert sur la diversité des esthétiques et profondément attaché à la musique de son pays dont il a à cœur de partager l’univers et les émotions. D’ailleurs il reviendra en bis avec Sibélius et son merveilleux cinquième Impromptu de l’opus 5, miroitant et superbe de fluidité.

Mūza Rubackitė: le piano expressionniste
On connait l’engagement de la pianiste lituanienne MÅ«za RubackitÄ— dans la promotion de la culture de son pays après s’être impliquée pour l’indépendance de la Lituanie lorsqu’elle était sous le joug soviétique. Grande interprète de Liszt, elle a fondé en 2009 le Vilnius Piano Festival. Elle clôture cet après-midi nordique par un concert original et inédit consacré pour salpes grande partie aux compositeurs baltes. Le premier est le lituanien Mikalojus Konstantinas ÄŒiurlionis (1875-1911), qui, fait exceptionnel, mena également une carrière de peintre, liant l’expression musicale à celle picturale. L’esprit romantique domine dans les six préludes et les deux nocturnes que la pianiste interprète avec passion. La personnalité forte de cette artiste éclate dès les premières mesures: son jeu direct ne cherche pas à séduire, ni même à s’arrondir, sans être pour autant anguleux. Elle laisse libre court à l’expression sans fard de sentiments âpres, rudes, ou même parfois violents, sombres, ponctuant ces accès de pauses méditatives bouleversantes et d’un apaisant épisode pastoral inattendu au cÅ“ur du pathos de ces pages. Ce sont ensuite trois courts préludes (opus 13 n°1 et opus 19 n°1 et 2) du compositeur letton JÄzeps VÄ«tols (1863-1948), élève de Rimski-Korsakov, qu’elle donne à découvrir. Le second (opus 19 n°2) surprend par ses accents presque schumanniens, voire même fauréens, tandis que l’opus 19 n°1 s’ébranle d’une agitation passionnée. Pourquoi Louis Vierne (1870-1937), compositeur français maître de la Schola Cantorum, dans un tel programme? Parce que sans doute ses Préludes pour piano opus 36 ont un thème qui renvoie à l’histoire douloureuse de la Lituanie que la pianiste a vécue dans toute son acuité: ils se réfèrent au déchirement et à la perte (l’angoisse de la guerre et la perte d’un être cher). Le second Livre rassemble des pièces aux titres sans équivoque: Évocation d’un jour d’angoisse, Dans la nuit, Suprême appel, Sur une tombe, Adieu, et Seul. C’est donc un cycle sombre et tragique dont MÅ«za RubackitÄ— exprime sans ménagement les désespérances, de la supplication éperdue de Suprême appel, la mélancolie désabusée de Sur une tombe, la douloureuse angoisse d’Adieu, le tourment de Seul qui s’achève dans l’extinction. On aurait ensuite attendu davantage de précaution sonore dans la Valse opus 38 et les quatre Études (opus 8 n°9, opus 42 n°5, opus 8 n°11 et N°12) de Scriabine. Mais le jeu de la pianiste persiste dans le même esprit. Enflammé, très exalté, il est lâché sans retenue, manque parfois de précision, demeure écorché, expressionniste. Les lignes mélodiques souffrent ici d’attaques trop dures, perdent en horizontalité, en subtilité. Le Liebestraum de Liszt apportera en bis une dernière touche réconfortante par son lyrisme chaleureux, à ce programme bouleversant mais par moment glaçant. MÅ«za RubackitÄ— n’est pas de ces musiciennes que l’on oublie. Elle est une grande dame, de celles qui ne maquillent rien, se livrent telles qu’elles sont, telles que leur histoire les a forgées, et donnent sens à leur art.

COMPTE-RENDU, critique, CONCERTS. MONTPELLIER, Fest Radio France, le 13 juillet 2019. Sokhiev, Chamayou, Guerrier…

montpellier festival radio france 2019 soleil de nuit concerts annonce critique opera classiquenewsCOMPTE-RENDU CRITIQUE. CONCERT LES TABLEAUX D’UNE  EXPOSITION-I, FESTIVAL RADIO FRANCE OCCITANIE MONTPELLIER, 13 juillet 2019, ONCT direction Tugan Sokhiev, Bertrand Chamayou, piano, David Guerrier, trompette, Sibelius, Chostakovitch, Moussorgski. Le Festival Radio France a ouvert sa 35ème édition le 10 juillet, « Soleil de nuit ». Jusqu’au 26 juillet, les musiques du Nord, le thème choisi cette année, ont diffusé un vent de fraicheur  sur Montpellier et toute l’Occitanie, proposant quantité de découvertes et raretés aux côtés des monuments du répertoire. Les salles climatisées du Corum, immense espace en lisière de la vieille ville conçu dans les années 80 par l’architecte Claude Vasconi, ont offert aux festivaliers un confort appréciable à tous points de vue, en particulier acoustique. Le 13 juillet, le public était invité à une soirée grand format avec l’Orchestre National du Capitole de Toulouse sous la direction de son chef Tugan Sokhiev, le pianiste Bertrand Chamayou et le trompettiste David Guerrier.

 

 

SOKHIEV PROPULSE FINLANDIA
La salle Opéra Berlioz est pleine à craquer. Le piano n’occupe pas encore le devant de la scène. En prélude l’ONCT donne le poème symphonique Finlandia de Sibélius. On est dès lors conquis par la présence charismatique de Tugan Sokhiev à la tête de l’orchestre, qu’il embarque dans sa vision puissante et grandiose de l’œuvre du finlandais. La phalange toulousaine répond à merveille à sa gestuelle expressive et précise, belle de surcroît, dans ses moindres inflexions. Le chef pose sur l’œuvre de grands aplats de couleurs, caractérisant les timbres de chacun des pupitres. Il déploie la large opulence des cuivres, trace de grandes lignes avec les cordes au legato d’une homogénéité remarquable, auxquelles il mêle les couleurs rondes et suaves des bois. Sokhiev nous subjugue par sa manière de conduire les dynamiques, de soulever la grande masse orchestrale en partant de l’attaque la plus douce, mais enracinée, sans que l’on ne sente aucune inertie, aucune pesanteur terrestre, pour la propulser d’un seul souffle dans un lyrisme enivrant de beauté.

 

 

CHAMAYOU ET GUERRIER FONT CINGLER CHOSTAKOVITCH
Composé dans les années trente, le concerto pour piano, trompette et orchestre à cordes opus 35 de Chostakovitch est redoutable pour les doigts des pianistes de par la réactivité et la précision rythmique qu’il requiert. La trompette y tient un second rôle dans la mesure où son apparition est épisodique alors que le piano mène le jeu. Mais comme à l’opéra, le second rôle ici instrumental y est tout aussi essentiel. La trompette de David Guerrier illumine cette Å“uvre piquante où le piano ne tarie pas de son bavardage, par touches successives, dans la volubilité de son propos à l’articulation claire et, lorsque cela est opportun, dans le soutien infaillible du souffle. Bertrand Chamayou s’y jette avec des doigts acérés et lestes, ses phalanges précises et solides agrippent le fond des touches, décapent l’œuvre dans des sonorités de fer (Allegretto). Le pianiste la prend à bras le corps, dans un engagement physique sidérant, guettant les gestes du chef et les instruments d’un Å“il furtif. La synchronisation est parfaite entre Sokhiev et les solistes, qui s’entendent pour la teinter de dérision et de férocité, d’espièglerie aussi, s’en amusent, en accusent les humeurs changeantes. Dans la longue mélopée du second mouvement (lento), Chamayou traverse des contrées intérieures ombrageuses de mélancolie, porté par le beau et lisse legato des cordes, relayé par le chant apaisé de la trompette bouchée, jusqu’au court moderato introduisant l’allegro con brio final, cinglant, irrésistible de furieuse et joyeuse frénésie. Le public a raison d’apprécier ces deux musiciens-comédiens qui ponctuent cette première partie avec le savoureux « Rondo for Lifey » de Leonard Bernstein.

 

 

TUGAN SO KIEV!
Tour au musée avec les Tableaux d’une exposition de Modest Moussorgski, dans l’arrangement de Maurice Ravel. Si Tugan Sokhiev et l’ONCT ont gravé ce chef-d’Å“uvre dans un CD remarqué, paru sous le label Naïve en 2006, leur interprétation en concert continue de fasciner par sa flamboyance. La somptuosité de l’orchestration de Ravel est bien servie par le chef qui n’a pas une approche monolithique de l’œuvre mais en souligne avec méticulosité toutes les subtilités. En grand coloriste, il brosse plus que des tableaux, et fait de chaque « intermezzo » une scène de théâtre, vivante, suggestive de toutes les expressions humaines. La fin est spectaculaire: il ouvre grand et large la Grande Porte de Kiev, monumentale mais pas écrasante, fait sonner de vraies cloches dans l’orchestre, et pare cet épilogue des feux des cuivres, clouant sur place un public revigoré, impressionné par tant de majesté. Pour finir, un bis qui arrive tout en douceur: la première Gymnopédie d’Éric Satie arrangée par Claude Debussy.
Avec le mage Tugan Sokhiev, l’ONCT démontre une nouvelle fois son excellence. Puisse la connivence artistique de la phalange toulousaine et du chef russe durer et nous offrir encore longtemps autant de réjouissants programmes!

 

 
 

 

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DINARD, 30ème édition : 10 – 18 août 2019

DINARD festival 30 ans edition anniversaire concerts festival opera classiquenews 2019 annonce opera concerts sur classiquenews affiche-2019DINARD, 30ème édition : 10 – 18 août 2019. Le Festival international de musique de Dinard fête ses trente ans du 10 au 18 août prochains. Des réjouissances musicales dans le droit fil de son histoire, mais aussi tournées vers l’avenir: c’est un cru alléchant que nous propose sa nouvelle directrice artistique, Claire-Marie-Le Guay, en huit grands rendez-vous concerts, mais pas seulement. 3 lieux cette année, l’église Notre Dame de Dinard, l’auditorium Stephan Bouttet, et, nouveauté, le parc de Port-Breton où aura lieu le concert d’ouverture (gratuit) à la tombée du jour, en plein air, à proximité immédiate de l’océan. Des notes marines mêlées au parfum d’embruns teinteront le programme de musique française donné par l’Orchestre Symphonique de Bretagne, sous la direction de Grant Llewellyn, et le violoncelliste Bruno Philippe: une Å“uvre de la compositrice Frédérique Lory, d’inspiration bretonne, côtoiera celles de Poulenc, Saint-Saëns et Bizet. Seuls les nuages ne seront pas invités! (et s’ils insistent et s’expriment, une solution de repli est prévue). Après la plage, on viendra en famille au concert du dimanche: C.M. Le Guay et Agnès Jaoui nous conteront en musique les Malheurs de Sophie.

 

 

30 ANS DU FESTIVAL INTERNATIONAL DE MUSIQUE:

DINARD EST UNE FÊTE !

 

 

Le piano gardera ses lettres de noblesse, comme il est de tradition au festival, avec Bertrand Chamayou (le 12) dans un programme tout français aussi, mais qui nous fera prendre le large, et avec Kun-Woo Paik (programme Chopin, le 15), grande figure du festival qu’il dirigea pendant 21 ans. Les jeunes et non moins grands talents d’aujourd’hui seront là: le quatuor Mona (le 14), le pianiste Jean-Paul Gasparian et la violoniste Eva Zavaro (le 17). Avec le violoncelliste François Salque et l’accordéoniste Vincent Peirani, le classique flirtera avec le jazz (le 16). Enfin C.M. Le Guay et l’Orchestre Symphonique de Bretagne clôtureront les festivités le 18, avec tendresse et panache, dans un programme Brest-Vienne (Jean Cras, Mozart, Beethoven).

Ce n’est pas tout! Le festival résolument ancré dans sa ville, dans son port, accompagnera pour la première fois la Messe du pardon de la mer le 11 août (par le Choeur de Dinard). Notons aussi l’exposition à la médiathèque sur le thème des Malheurs de Sophie, et le tout nouveau « off » qui animera d’impromptus musicaux divers endroits de la ville au fil des jours du festival. Alors il y aura bien de quoi nous exclamer: Dinard est une fête!

Renseignements et réservations: www.ville-dinard.fr rubrique billetterie, ou par téléphone: 0 821 235 500

 

 

 

 

DINARD festival 30 ans edition anniversaire concerts festival opera classiquenews 2019 annonce opera concerts sur classiquenews affiche-2019

 

 

 

 

COMPTE-RENDU critique, concerts. 55è FESTIVAL LA GRANGE DE MESLAY (2), les 16 JUIN 2019, Schwizgebel, Julien-Laferrière, Goerner…

meslay grange piano festival annonce critique concerts piano classiquenewsCOMPTE-RENDU critique, concerts. 55è FESTIVAL LA GRANGE DE MESLAY (2), les 16 JUIN 2019, Schwizgebel, Julien-Laferrière, Goerner… La grange vient de refermer ses portes de bois multi-séculaires sur la 55ème édition du fameux festival. Quand Sviatoslav Richter s’éprit du lieu en 1964, et y créa les Fêtes Musicales en Touraine, savait-il que plus d’un demi-siècle plus tard la grande halle de pierre débarrassée de ses meules de paille et de ses gallinacés, continuerait à accueillir la fine fleur des musiciens? Savait-il que rien n’aurait changé ou presque: son cadre bucolique, au milieu des champs de blé, sa nef sur terre battue, sommairement dissimulée par un tapis de fortune, sa solide charpente en cœur de chêne recouverte d’une volige percée ça et là sous ses vieux bardeaux, et sa scène surélevée avec son fond acoustique, strict minimum ajouté pour le confort de la musique?

LES MOISSONS MUSICALES DE LA GRANGE DE MESLAY – 55ÈME ÉDITION – 2

Si l’âme du légendaire pianiste russe, et les ombres inspirantes des illustres Fischer Dieskau, Schwarzkopf et autres planent encore dans les esprits et suscitent l’émotion, le festival vit au temps présent, et à l’heure des talents actuels. Ainsi en témoigne la programmation de René Martin, qui sait perpétuer la tradition d’excellence, loin du pur souci de commémoration.

LES DUOS DU DIMANCHE
Le dimanche 16 juin réservait la scène à deux duos, et pas des moindres!
laferriere-julien-schwizgebel-piano-violoncelle-critique-annonce-concert-opera-classiquenews-grange-de-meslay-festival-piano-classiquenews-critiqueLa jeune génération de musiciens fait se croiser de très brillants artistes, bardés de prix, et désormais invités sur les plus prestigieuses scènes. Le pianiste Louis Schwizgebel et le violoncelliste Victor Julien-Laferrière viennent ainsi tout juste d’associer leurs talents sur ce programme: Beethoven, ses sept variations sur un thème de la Flûte Enchantée, Bach, sa sonate n°1 BWV 1027, Schumann, ses Fantasiestücke opus 73, et Brahms, sa deuxième sonate pour violoncelle et piano opus 99. Ils filent le parfait accord. On pourrait croire que ces deux-là jouent ensemble depuis le berceau, or il n’en est rien. « Pas besoin de mots entre eux nous » disent-ils, ils assemblent, s’écoutent, puis rejouent: l’harmonie se soude immédiatement. Les deux artistes illuminent les variations sur le duo Pamina-Papageno de la Flûte enchantée, le pianiste par son jeu clair et délicat, le violoncelliste par la légèreté de son archet, et ses tendres et souples phrasés. Ils prennent leur temps dans Schumann, respirant d’un même poumon, donnent de la largeur au chant, et nous font entrer dans l’intimité de Fantasiestücke très intériorisées, d’abord exemptes d’effusions, puis portées par l’élan passionné du violoncelle. Entre Schumann et Brahms, Bach prend sa juste place: non point à la manière baroque historiquement informée, pas plus que dans l’esprit romantique, mais une place intemporelle où seule la musique compte, peu importe l’instrument, son plumage ou son cordage. Et l’on prend plaisir à entendre du Bach ainsi joué, dans un phrasé si naturel et dansant, avec cette fine articulation soulignée par la légèreté de la ponctuation du piano. Leur deuxième sonate de Brahms, composée en 1886, est d’une autre envergure, sonde l’univers orchestral, étend la palette sonore du violoncelle, entre profond lyrisme et textures aussi variées que ses climats successifs (ses longs trémolos dans le grave sont saisissants). On ne s’y ennuie pas une seconde! Louis Schwizgebel et Victor Julien-Laferrière forment un duo enthousiasmant, et s’ils jouent quelque part ailleurs cet été, il faut y courir.

Au cœur de l’après-midi, le soleil qui transperce la grande porte de bois trouée par le temps, diffuse une constellation. Deux stars arrivent sur scène: Lukas Geniusas, 2ème prix du concours Tchaïkovski, et le violoniste Aylen Pritchin, premier prix du concours Long-Thibaud, qui dans la foulée partira pour Moscou, concourir au Tchaïkovski! À leur programme, Stravinsky: la suite d’après des thèmes, fragments et morceaux de Pergolèse, Beethoven: la sonate n°8 opus 30 n°3, Debussy: la sonate n°3 en sol mineur et Bizet/Waxman : Carmen Fantaisie. Le duo qui n’est pas à court d’imagination, invente des personnages dans Stravinsky, multiplie les couleurs et les textures. Le jeu des musiciens est varié, vivant et particulièrement agile. Des harmoniques du début, aux sonorités lisses et sages, ou au contraire rugueuses, truffées d’aspérités, la partition néo-classique revendique avec eux sa modernité. La vitalité des deux musiciens s’exprime dans l’énergique sonate de Beethoven, qui chante (allegro assai) et danse à tours de bras (allegro vivace). Mais c’est la tendresse et la grâce qui prime dans le second mouvement « tempo di Minuetto », et dans la Sonate de Debussy qui suit, la suavité des timbres du violon. On se laisserait délicieusement couler dans les langueurs et la sensualité de cette musique de l’instant, dans laquelle les deux musiciens et le violon en particulier se vautrent voluptueusement, si la fin frénétique ne venait l’interrompre. La fin du concert éclate avec la folle virtuosité de la Carmen Fantaisie aux accents tzigane, dans laquelle le duo fait sensation!

NELSON GOERNER, DE LA LUMIÈRE DE CHOPIN À L’ÉNERGIE BEETHOVENIENNE

La personnalité discrète de Nelson Goerner n’a pas pour autant relégué dans l’ombre ce pianiste argentin qui mène une très belle carrière à l’orée de la cinquantaine. La bonne fée Martha s’est certes penchée sur son berceau, lorsqu’il lui fallut entrer au conservatoire de Genève, mais on peut dire que son parcours sans fanfare médiatique n’a cessé d’être émaillé de succès sur les plus grandes scènes internationales, et cette reconnaissance elle ne tient qu’à son talent et à son engagement purement artistique. Il y a deux ans son enregistrement des Nocturnes de Chopin prenait place au rang des références, tout comme une année auparavant celui de la sonate HammerKlavier de Beethoven. Doué d’une sensibilité à fleur d’âme, cet artiste à l’intégrité et au goût sans faille ne cesse d’émouvoir. On le retrouve ce même soir, après les deux concerts de chambre de la journée, sans aucune sensation de satiété. Avec les deux nocturnes opus 48 de Chopin, voici qu’il fait mouche à nouveau. Et pourtant c’est dans la pudeur que le n°1 commence, retenu, posé, les basses présentes mais effacées derrière la ligne de chant digne et magnifique au lyrisme juste, sans étalage. Le ton est là dès le début, profond, vrai. Le choral caresse le cœur par ses douces traînées sonores au bout des accords, que le pianiste laisse lentement s’éteindre en poudre d’astres, avant de projeter le chant dans une fièvre passionnelle, hissé par les montées d’octaves à la basse. Son second nocturne est tout en charme: il semble esquisser le pas d’une danse galante au cœur des méandres de la mélodie tendrement persuasive. Les Variations et fugue opus 23 de Paderewski ont été composées en 1903, l’année même où Debussy écrit ses Estampes. Ignorant la modernité naissante, cette œuvre robuste perpétue la tradition romantique empruntant son ultime sillage. Goerner la prend à bras le corps, puissante, forte, éloquente, empoigne les graves, transforme le bois de la table d’harmonie en bronze, fait de ses variations un corpus d’études dont il transcende les difficultés. La fugue grandit, et résonne monumentale, comme une volée de cloches géantes. Le Blumenstück opus 19 de Schumann est après telle déflagration, un tendre et paisible intermède avant l’Appassionata de Beethoven (sonate n°23 opus 57), ses fulgurances, ses accès orageux, ses éclats. Goerner en Ouranos du clavier déchaîne un ouragan, burine les doubles croches dans une articulation extrêmement nette, même à cent cinquante à la minute, fermement tenues, pousse le piano dans ses retranchements, le fait transpirer de lumière dans l’andante, comme cette constellation qui traverse la porte de bois, le fait éclater de colère, puise toutes ses ressources sans jamais ébranler l’architecture de la sonate, qui résiste, triomphe des secousses telluriques. Et cette sonate qu’on a entendue plus de mille et une fois dégage, avec lui, une énergie inouïe qui stupéfie. On se prend alors à penser tout haut: « Revenez-nous vite pour l’année Beethoven, monsieur Goerner! »

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COMPTE-RENDU critique, piano. 55è FESTIVAL LA GRANGE DE MESLAY (1), le 15 JUIN 2019, Trio Van Baerle, Quatuor Meccore, Rafal Blechacz, piano

meslay grange piano festival annonce critique concerts piano classiquenewsCOMPTE-RENDU critique, piano. 55è FESTIVAL LA GRANGE DE MESLAY (1), le 15 JUIN 2019, Trio Van Baerle, Quatuor Meccore, Rafal Blechacz, piano. Quelle moisson cette année! Du 14 au 23 juin 2019, le piano et la musique de chambre ont rassemblé une pléiade d’artistes tous brillants: le Trio Van Baerle, Rafal Blechacz, Victor Julien Laferrière, Louis Schwizgebel, Aylen Pritchin, Lukas Geniusas, Nelson Goerner, Boris Berezovsky, Alexander Kniazev, Vadym Kholodenko, Bertrand Chamayou, Pavel Kolesnikov, le trio Wanderer, Renaud Capuçon et David Fray. Il y avait aussi pour fêter Léonard de Vinci (500 ans de sa disparition), deux ensembles: La Capella de la Torre, et le Canticum Novum. Le festival de la Grange de Meslay a une fois de plus tenu son rang et ses promesses.

 
 

LES MOISSONS MUSICALES DE LA GRANGE DE MESLAY – 55ÈME ÉDITION – 1

 

 

RAVEL ET BEETHOVEN PAR LE TRIO VAN BAERLE
Le Trio Van Baerle réunit Maria Milstein au violon, Gideon den Herder, au violoncelle, et Hannes Minnaar au piano. Au programme ce 15 juin deux œuvres majeures: tout d’abord le Trio de Ravel, dont ils donnent une interprétation toute en équilibre et raffinement. Le violon étire le chant vers l’aigu dans une pureté sonore, chuchote avec le violoncelle de beaux pianissimi effilés sur les arpèges aériens du piano qui se fait harpe («modéré »); les cordes combinent des staccatos incisifs et un chavirant élan mélodique (« Pantoum »). L’ensemble sait jouer de la tension extrême au relâchement (« Passacaille »), enfonçant la mélodie dans le plus profond du registre grave du piano, avant de lancer le dernier mouvement (« Final-animé ») dans l’effervescence, et progresser vers un climax extatique où les cordes perchent des trilles parfaitement synchrones. Suit le Trio n°7 opus 97 « l’Archiduc » de Beethoven. Son premier mouvement avance sans s’appesantir, dans la générosité de la ligne mélodique, sur le jeu fin et clair du piano, particulièrement expressif et lumineux dans le second mouvement (scherzo allegro). L’andante est d’une émouvante beauté, empreint d’une infinie et sereine douceur tandis que le finale allegro moderato prend le ton de la badinerie dans un esprit de légèreté très viennois. Un vrai bonheur d’écouter ce tube de musique de chambre, par un aussi talentueux trio, qui en bis a offert un charmant petit trio en si bémol majeur, tendre et lumineux, sans opus, composé par Beethoven pour une enfant de dix ans.

 

 

RAFAL BLECHACZ, SOLISTE DE CHAMBRE
RAFAL-BLECZHAZ-piano-critique-piano-critique-opera-festival-concert-classiquenews-grange-de-meslay-critique-festival-classiquenewsUn peu plus tard dans la soirée, c’est une autre formation que l’on vient écouter non sans curiosité: le quatuor à cordes polonais Meccore avec le pianiste Rafal Blechacz. Ils jouent ensemble les deux concertos pour piano de Chopin, dans l’ordre de leur composition, c’est à dire le second d’abord. Voici que l’on redécouvre, grâce à cette version de chambre ces concertos que l’on croyait connaître par cœur, dont l’oreille finissait parfois par laisser de côté les parties orchestrales, jugées pauvres au regard de l’opulence pianistique. Le piano est d’ailleurs cette fois installé derrière les cordes, elles au devant de la scène. Et ce n’est plus un lisse tapis d’archets et de bois, que l’on entend au second plan, et sur lequel le piano brode les volutes infinies de ses lignes, mais un dialogue entre cinq instrumentistes: l’oreille alors titillée passe de l’un à l’autre, écoute tel passage mélodique dessiné par l’alto, tel contre-chant du violoncelle, une foule de détails apparaissent, donnant un nouveau relief. Le piano ne fait plus sa prima donna, mais se mêle aux cordes, s’y trouve enchâssé, un nouvel équilibre se crée. Dans le premier concerto, le plus brillant sans doute, il s’en détache néanmoins plus souvent par l’envol de ses traits sur le legato des cordes (premier mouvement et troisième mouvements). Rafal Blechacz adopte très intelligemment cette nouvelle dimension chambriste, le soliste s’oubliant un peu, sans pour autant replier son jeu. Son phrasé somptueux, raffiné s’impose cependant; quelle beauté du toucher, quel art du cantabile! On ne put que se laisser séduire, même en l’absence du cor et des bois!

 

 

 

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COMPTE-RENDU, concerts, festival. NOHANT FESTIVAL CHOPIN 2019. Les 8 et 9 juin 2019, Nelson Freire, Clément Lefebvre, piano. Beethoven, Shostakovich, Chopin, Rameau, Scriabine… 

nohant-festival-chopin-2019-nelson-freire-critique-concert-critique-opera-classiquenewsCOMPTE-RENDU, concerts, festival. NOHANT FESTIVAL CHOPIN 2019. Les 8 et 9 juin 2019, Nelson Freire, Clément Lefebvre, piano. Beethoven, Shostakovich, Chopin, Rameau, Scriabine…  La 53ème édition du Nohant Festival Chopin a commencé le 1er juin, ce jour où, en 1839,  Frédéric Chopin découvrit Nohant. La demeure accueillante de George Sand fut, on le sait, le berceau de nombreux chefs-d’œuvre littéraires et musicaux que l’on doit au couple mythique. Au cœur d’une campagne berrichonne inspirante et généreuse, qui n’est peut-être pas sans rappeler au compositeur sa Pologne natale, la vie à Nohant adoucit un temps la plaie de l’exil: cet « exil romantique », le thème de cette édition, dont les accents nostalgiques percent entre les notes de tout l’œuvre du compositeur. Jusqu’au 23 juillet, Nohant vibre à nouveau de l’âme de Chopin in situ et hors les murs, chaque week-end et un peu plus, tisse des liens de filiation, se fait aussi un temps le havre d’autres compositeurs exilés.

La richesse de cette édition laisse un gout de « reviens-y », et un sentiment de frustration lorsque l’on quitte Nohant le 9 juin au soir. On serait bien revenu pour Christian Zacharias, Andreas Steier, Sélim Mazari et tant d’autres! Seulement voilà la musique fleurit partout aux beaux jours et nous appelle dans autant de magnifiques endroits. Le 8 juin, le week-end commence dans la bergerie par la traditionnelle causerie: il n’y a pas comme Jean-Yves Clément pour en faire un moment captivant assaisonné de plaisir et d’humour, cette fois en compagnie de Bruno Messina, auteur de Berlioz, aux éditions Actes Sud (2018): il nous parle du compositeur français le plus romantique, de son extraordinaire personnalité, de son caractère impossible, de ses amours capricieuses, et de sa rencontre avec George Sand. Une belle entrée en matière, avant le concert du soir.

 

 

La lumière au bout des doigts de Nelson Freire

Nelson Freire arrive sur scène, le pas précautionneux. il ne jouera pas la sonate en si mineur n°3 de Chopin, ni sa berceuse, ni même son deuxième scherzo inscrits au programme. Ce n’est pas un problème tant son répertoire est vaste. Un prélude pour orgue de Bach arrangé par Siloti introduit la première partie, qui commence avec la sonate « Clair de lune » opus 27 n°2 de Beethoven, contrastée: L’adagio sostenuto avance, rapide et fluide, dans l’épanouissement du chant, sans se charger de pathos, profond et calme, laissant entrevoir la beauté des contre-chants; l’allegretto aimable et sans façon conduit à la folle précipitation d’un presto agitato, véhément, joué quasiment sans pédale, au bord d’un précipice imaginaire, mais tenu de main ferme. Sur le ton de la confidence et de l’apaisement, les quatre Klavierstücke de l’opus 119 de Brahms s’illuminent doucement: Freire libère ces pièces ultimes de toute lourdeur, au fil de leurs pages nous enseigne l’allègement, nous dit que rien n’est si grave de la vie et du temps qui a passé, passe de la nostalgie à la jovialité, voire l’optimisme, obtient des timbres miraculeux on ne sait comment tant il semble effleurer le clavier avec désinvolture (arpèges du 3ème intermezzo), les doigts tels des papillons (4ème – rhapsodie). L’esprit reste léger, presque futile et joueur dans les 3 Danses fantastiques opus 5 de Shostakovich, devient tendre, suave et rêveur dans le nocturne en si bémol majeur de Paderewski. De l’hôte des lieux, il joue en fait la polonaise opus 26 n°1, puis l’impromptu opus 36, deux mazurkas et enfin la troisième ballade opus 47. Que dire de plus qui n’aurait déjà été dit sur ce grand interprète de Chopin? Que tout y est, et en particulier le chant, toujours et partout le chant, conduit, phrasé sans emphase, sublime! et quelle délicatesse dans ses mazurkas, quelle élégance, tout est à sa juste place dans la plus infime inflexion, au cÅ“ur des impalpables « pp » comme de l’éloquence. La Ballade a des ailes, cette lumière, cette « ardeur juvénile » chère à Cortot, mais curieusement s’emballe outre mesure à la fin, appelée par on ne sait quelle urgence. Le public ne veut pas lâcher cet artiste si essentiel, qui se prête de bonne grâce au jeu des bis. Il nous offre alors les délices du Tango d’Albéniz-Godowsky, l’émotion de l’Orphée et Euridice de Glück dans la transcription de Sgambati,  et le festif « jour de noce à Troldhaugen » de Grieg, avec la spontanéité et la simplicité que l’on reconnait aux plus grands.

 

 

Le piano atmosphérique de Clément Lefebvre 

Le dimanche commence avec le Tremplin-découverte. Le jeune artiste invité est Clément Lefebvre. Élève d’Hortense Cartier-Bresson puis de Roger Muraro au CNSMD de Paris, il a remporté le premier Prix et le Prix du public au Concours international de piano James Mottram de Manchester. Il est aussi lauréat de plusieurs fondations (Banque Populaire, Safran, Mécénat Société Générale…). Son premier disque « Couperin/Rameau » (Evidence Classics 2018) a été salué unanimement et est récompensé par un Diapason d’or Découverte.  A point nommé son récital commence par la Nouvelle Suite en la de Rameau. Clément Lefebvre fait son miel de l’ornementation baroque comme si celle-ci avait toujours été écrite pour le piano, avec une aisance, un goût et une fluidité touchant la perfection. Avec quel à-propos et quelle subtile poésie il construit cette suite, en orchestre la gavotte et ses doubles, nous entraîne à la fin dans sa grisante énergie! Pour Chopin son choix s’est porté sur la troisième Ballade opus 47, le Prélude opus 28 n°15, et la Barcarolle opus 60. Belle et cohérente succession: son jeu clair, délié et aérien dévoile progressivement un propos tout en finesse, en distinction, au fil des pages de la ballade, ne force jamais le trait, et sans rien qui pèse et qui pose, donne par moment une dimension debussyste à l’œuvre, s ‘écartant du cliché romantique. Plus que le sens épique, qui est propre aux autres ballades, c’est l’atmosphère qu’il privilégie, comme dans le prélude appelé communément « la goutte d’eau » joué introspectif, sombre, statique mais pas plombé, qui touche le fond dans sa partie centrale. Comme aussi dans la Barcarolle, qui toute en liquidité berce un mystère: non point exposée au plein soleil italien, mais au contraire nocturne, lunaire, impressionniste, elle suspend le temps, sonde les profondeurs avant de s’ouvrir sur un élan magnifique et palpitant. Romantique, la troisième sonate de Scriabine? Œuvre du jeune compositeur qui adorait Chopin, dans un tout autre climat elle en a la saveur, l’ivresse tourmentée, et Clément Lefebvre en saisit les multiples facettes comme autant d’ « états d’âme », chemine entre noire passion et lumière céleste, vigueur triomphante et pensées indicibles, drame et contemplation. Impossible de résister: il faut se laisser emporter par cette musique, ses timbres, ses rythmes et ses cantabile, comme par une vague, ses soubresauts et ses accalmies, et c’est bien ce que le pianiste parvient à réaliser avec le plus grand naturel. Comme il parvient à nous convaincre que les barrières stylistiques sont moins infranchissables qu’on ne le pense. Au disque, il a associé Couperin et Rameau, tels deux inséparables (qui pourtant ne se rencontrèrent jamais!). Il fallait donc une pièce de Couperin pour boucler le programme, « Les Roseaux », donnée après l’andante de la dixième sonate de Mozart K 330: deux bis dans le langage du tendre et du sensible, qui remportent définitivement l’adhésion d’un public admiratif, au cœur conquis.

 

 

 

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COMPTE-RENDU, concerts, festival. NOHANT FESTIVAL CHOPIN 2019. Les 8 et 9 juin 2019, Nelson Freire, Clément Lefebvre, piano. Beethoven, Shostakovich, Chopin, Rameau, Scriabine… 

 

 

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COMPTE-RENDU, FESTIVAL TEMPO PIANO CLASSIQUE, Le Croisic, Paris, 30 mai-2 juin 2019, R. David, J.P. Gasparian, M. Gratton, N. Gouin, Trio Karenine.

tempo piano croisic romain david piano critique concert festival classiquenewsCOMPTE-RENDU, FESTIVAL TEMPO PIANO CLASSIQUE, Le Croisic, Paris, 30 mai-2 juin 2019, R. David, J.P. Gasparian, M. Gratton, N. Gouin, Trio Karenine. Comme chaque année, le festival Tempo Piano Classique a donné rendez-vous à son public le week-end de l’Ascension. Un moment toujours très attendu des croisicais, dont le pianiste Romain David, son directeur artistique, a su gagner la confiance et la fidélité, avec l’appui et l’engagement de toute l’équipe du festival. Cette manifestation portée par l’association Arts et Balises prend un nouveau cap, dans la continuité, avec la présidence de Jacques Moison qui succède cette année à son fondateur Yann Barrailler-Lafond, lequel s’est vu décerner la médaille de la Ville par madame Michèle Quellard, maire du Croisic. Un honneur bien mérité.

Tempo Piano Classique propose cinq concerts élaborés avec soin par Romain David, qui sait aller chercher le talent où il est, et ose des programmes originaux même dans le rayon classique. Il invite à la découverte et ce qui est formidable, c’est que le public adhère et en devient même friand: la criée (lieu des concerts) est pleine tous les jours! La participation depuis ses débuts, de Laure Mezan, bien connue des auditeurs de Radio Classique, y est précieuse: son talent et sa personnalité font que ce lien de plus qu’elle tisse avec le public et entre le public et les musiciens, rend l’écoute plus active, plus ouverte, et le moment du concert un temps de partage pour tous, mélomanes ou néophytes, jeunes ou moins jeunes.

Romain-David critique piano critique concert classiquenews-13Le premier concert rassemblait les trois âges du clavier: clavecin, pianoforte et piano, dans leurs répertoires respectifs, allant de Froberger à Ligeti, en passant par Bach père et fils, Mozart et Liszt, sous les doigts de Maud Gratton et de Romain David. Une belle idée pour un programme passionant. Je m’étendrai davantage sur les concerts que j’ai pu entendre les jours suivants. Le 31 mai, le pianiste Jean-Paul Gasparian remplaçait au pied levé David Kadouch, souffrant. S’il n’est plus un inconnu pour beaucoup d’entre nous, il fut une découverte pour les croisicais, invité pour la première fois dans leur cité. Imperturbable dans la première partie de son récital, troublée par des bruits extérieurs inédits, qui ont cessé bien heureusement ensuite, il a extrait de la malle à trésors du piano (ce même Steinway D qu’il fit sonner quelques jours auparavant à la fondation Vuitton!) de chatoyantes sonorités dans Debussy (deuxième livre des Images), caractérisant les timbres à merveille, jouant de l’art de la suggestion. A son programme figuraient aussi Chopin (nocturnes opus 48 n°1 et opus 27 n°2, Ballade n°3 et Polonaise-fantaisie opus 61) et pour finir la sonate n°2 de Rachmaninoff. J. P. Gasparian nous a démontré une fois de plus à quel point il domine par une technique infaillible et un sens aigu de l’architecture et de l’équilibre, un jeu pensé d’un bout à l’autre, qu’il soit de braise ou de velours, dans la profondeur, la densité et l’élégance. Et puis quel souffle et quelle passion fulgurante dans la sonate de Rachmaninoff!
NGnew nathanael gouin piano critique piano critique concert classiquenews HDLe « texto concert » est un coup de projecteur sur la nouvelle génération de pianistes. Cette année il s’agissait de Nathanaël Gouin, révélé notamment par son disque « Liszt macabre », à la virtuosité éblouissante entièrement dévolue à l’expressivité et au sens musical. Il est aussi un musicien curieux qui ose aller en terre quasi-inconnue: qui connait le pianiste Georges Bizet? Oui, nous parlons bien de l’auteur de Carmen et des Pêcheurs de perles! On apprend que le compositeur de l’opéra le plus fameux au monde était avant tout un grand pianiste admiré de Liszt, et qu’il a écrit de merveilleuses pièces pour piano. Les chants du Rhin rassemblent 6 romances sans paroles, miniatures faisant référence à l’idéal romantique allemand. Nathanaël Gouin en interprète deux, « l’Aurore » et « le Départ »: sans chercher à être descriptif, ni narratif, ce sont leur humeur, leur poésie, leur lumière que son jeu sensible nous révèle, dans le parfum si particulier de leurs séduisantes mélodies: « c’est un piano qui irradie, et qui est le reflet d’une époque » nous dit-il. Quel autre frappant témoignage que le 2ème concerto de Saint-Saëns, transcrit pour piano seul par Bizet (les deux compositeurs se vouaient une admiration réciproque)! Un défi qu’en homme-orchestre il a relevé avec la plus grande aisance, son premier mouvement joué brillamment, simulant les sonorités de l’orgue dans le choral d’ouverture, puis donnant un tour vocal et théâtral à la suite. Revenant à l’opéra, le pianiste gagne notre admiration avec une paraphrase de son cru de la fameuse romance de Nadir des Pêcheurs de Perles, qu’il habille de somptueux arpèges, et dont il dévoile toute la richesse harmonique. Soutenue par le mouvement de ce flux sonore, la mélodie mélancolique s’anime et se teinte de nouvelles couleurs: le pianiste nous fait entrer dans un univers aquatique où les traits d’une magnifique liquidité ondoient inlassablement des profondeurs des graves aux aigus miroitants. On se laisse emporter irrésistiblement dans la rêverie de cet ailleurs. Glen Gould adorait Bizet et jouait ses Variations chromatiques. Bien des années après Nathanaël Gouin reprend le flambeau et livre une interprétation qui n’a rien à envier à son illustre prédécesseur, captivante d’un bout à l’autre dans la diversité de ses atmosphères, en particulier ces trémolos étranges, dissonants et un rien inquiétants, suivis d’une tendre et rassurante mélodie… quel art! Le CD va arriver: le piano de Bizet pourrait bien devenir « tendance »!
Le dernier jour est le plus festif: le concert-brunch réunit tout le monde, pour un feu d’artifice musical. Bizet ouvre le bal avec des extraits des Jeux d’enfants pour piano à quatre mains (Romain David et Nathanaël Gouin), suivi de Debussy avec le trio Karenine (Paloma Couider, Fanny Robillard et Louis Rodde), dans deux mouvements de son trio découvert en 1986. Un bonheur que d’écouter ces trois musiciens enlacer leurs lignes mélodiques, tout en finesse et complicité, dans un Debussy suave et léger. Autre découverte après Bizet pianiste: Aubert. Pas de faute d’orthographe, il y a bien un « t »! Louis Aubert, musicien originaire de Bretagne né en 1877 et mort en 1968, élève de Fauré, qui créa, excusez du peu, les Valses nobles et sentimentales de Ravel! Vous aurez beau chercher, internet ne vous apprendra rien sur lui, injustement, et pourtant son écriture est d’un raffinement et d’une richesse harmonique et expressive qui le hissent au rang des compositeurs qui comptent au XXème siècle. On est heureux d’entendre « Sur le rivage » extrait du triptyque « Sillages » (opus 27, 1913), une pièce évocatrice où alternent déferlement tempêtueux et accalmies, jouée magistralement par Romain David. Il nous met l’eau à la bouche de son très beau disque paru chez Azur Classical, consacré au compositeur. La fête redouble avec une interprétation orchestrale et haute en couleurs de la Rhapsodie Espagnole de Liszt sous les doigts bouillants de Nathanaël Gouin. Le trio Karenine conclut par une œuvre de jeunesse de Bernstein écrite sur le thème de « On the Town », jouée avec beaucoup d’esprit, et « Un matin de printemps », de Lili Boulanger, pièce puissante et originale alliant vigueur et onirisme.

On demeure conquis par l’identité forte et marquée du festival Tempo Piano Classique qui loin de tourner en boucle, joue l’ouverture et la nouveauté en repoussant au large les cloisons du grand répertoire. Voilà donc un bel exemple à suivre. Sans hésitation à l’année prochaine!

COMPTE-RENDU, critique récital et CD. SALLE CORTOT, Paris, le 20 mai 2019. Kotaro Fukuma, piano. Haydn, Schubert, Fauré, Poulenc, Satie, Trenet, Ravel.

Kotaro Fukuma-JBM-8189©Jean-Baptiste MillotCOMPTE-RENDU, critique récital et CD. SALLE CORTOT, Paris, le 20 mai 2019. Kotaro Fukuma, piano. Haydn, Schubert, Fauré, Poulenc, Satie, Trenet, Ravel. Le pianiste japonais Kotaro Fukuma donnait, le 20 mai dernier, un récital bien particulier salle Cortot dans la série « Les Nuits du piano ». Premier prix à vingt ans du Concours International de Cleveland, il fut l’élève de Bruno Rigutto et de Marie-Françoise Bucquet au Conservatoire de Paris, et prit le temps de recueillir les conseils de Leon Fleisher, Mitsuko Uchida, Alicia de Larrocha, Maria Joao Pires et Aldo Ciccolini. Cet artiste à la personnalité singulière vient de publier un CD: il y signe son attachement à la France et à sa musique, celle impérissable de la première moitié du XXème siècle, où mélodies de salons et chansons de cabaret tissent des liens joyeux sous la plume de nos plus grands compositeurs. Une grande partie du concert leur était consacrée.

KOTARO FUKUMA INONDE DE LUMIÈRE SCHUBERT, RAVEL… ET TRENET!

Quel rapport existe-t-il entre la sonate D 960 de Franz Schubert, et « Je te veux » d’Erik Satie, ou « Vous oubliez votre Cheval » de Charles Trenet? Aucun. Mais pour Kotaro Fukuma il en existe un évident avec La Valse de Maurice Ravel: « J’ai voulu rendre hommage à deux grandes capitales européennes, Paris et Vienne », explique-t-il au moment du concert. Tout semble permis à cet artiste aux moyens techniques phénoménaux, sans que l’on n’ait à s’en offusquer. Tout passe: sa générosité, son enthousiasme, sa liberté assumée, sa bonne nature pourrait-on dire y sont pour beaucoup, ainsi que son jeu sans faute de goût. Et dans la morosité ambiante, un moment de belle humeur n’est pas de refus. Quoi qu’il joue Kotaro Fukuma demeure dans la lumière, c’est ainsi, cela émane de lui. La sonate D 960 de Schubert n’y échappe pas, sonne alors clair, et ce n’est pas par hasard si le pianiste la précède de la Fantaisie en do majeur Hob. XVII.4 de Haydn, lumineuse et colorée, bourrée d’esprit et justement de fantaisie. On aura beau creuser, rien qui pose et qui pèse du marasme romantique: elle tend pour lui vers le majeur, et regarde vers le classicisme. On y entend tout avec une telle netteté, les chants et contre-chants, l’inexorable équilibre jusqu’au cœur tempêtueux de l’adagio sostenuto, sans que rien ne voile et n’assombrisse profondément le fil de l’œuvre. Le dernier mouvement, allegro ma non troppo, est sans conteste le plus réussi, justement parce que l’optimisme trouve dans sa légèreté de ton apparente son terrain d’expression, tout comme la jovialité, et par endroits une forme d’espièglerie.

La seconde partie du concert est toute française et présente une sélection tirée du disque « France Romance ». Ici le cœur de Kotaro Fukuma parle: « chacune de ces œuvres est liée à un évènement important de ma vie de pianiste ». Le musicien s’y trouve dans son élément. Du 2ème Nocturne de Gabriel Fauré où le naturel du chant va de soi au-dessus des basses discrètes et laisse place à de superbes envolées, aux arrangements fabrication maison, ou transcriptions, l’esprit de légèreté se double tantôt de tendresse, tantôt d’étincelant panache. Quel chic d’un bout à l’autre! Quelle séduction! Dans l’Improvisation n°15 « Hommage à Edith Piaf » de Francis Poulenc il donne à respirer le parfum des chansons de rue par le prisme du jazz. Puis il nous entraîne dans « Je te veux » d’Erik Satie agrémentant la mélodie originale d’une foison de variations et d’ornements stupéfiante de charme et de générosité. On se laisse prendre dans ce flot sans résistance! En 2014, Kotaro Fukuma découvrait les arrangements par Alexis Weissenberg des chansons de Charles Trenet, joyaux dont il était « tombé amoureux » quelques années auparavant: Coin de rue, Vous oubliez votre cheval, En avril à Paris, des titres éternels comme aussi Boum!, Vous qui passez sans me voir, et Ménilmontant qui complètent la série au disque. Qu’y a-t-il de plus joyeux et tendre que ces airs? C’est en tout cas ce que le pianiste nous donne, pris au jeu d’enfant (pour lui) des difficultés redoutables de ces arrangements comme s’il improvisait lui-même, façon jazz.

KOTARO FUKUMA cd classiquenews critique cd review cdAvec La Valse de Ravel, peur de rien! Déjà il l’arrange à sa sauce, pas convaincu par la version de Ravel lui-même! (C’est ce qu’il explique dans le livret du disque). Le « tournoiement fantastique et fatal » aux accents sombres et morbides, se mue alors en un hommage appuyé à la tradition viennoise, ce que cette valse aurait dû être à l’origine. C’est une hyper-valse dans laquelle le pianiste cède à la griserie, multiplie les notes, les traits plus virtuoses les uns que les autres, nous entraîne dans un tourbillon éclatant de folie, accumule les prouesses techniques (déplacements d’une rapidité incroyable). C’est brillant et spectaculaire, époustouflant! Le piano se plie à la formidable énergie du musicien, jusqu’aux derniers « coups de canons » surprenants de force. La salle Cortot pleine à craquer lui fait un triomphe. Trois bis pour prolonger le plaisir: en hommage au Japon (l’ambassadeur est dans la salle!) une jolie chanson japonaise dans un arrangement de Weissenberg, un arrangement d’une vraie valse de Strauss, et pour finir sur une note de cœur « Parlez-moi d’amour » somptueusement transcrite.

Après ce concert qui fait du bien, on ne se privera pas du plaisir de toutes les autres belles surprises que réserve le CD « France Romance », paru chez Naxos Japan. (Debussy, Fauré, Satie, Ravel, Poulenc, Trenet…)

COMPTE-RENDU, critique récital et CD. FONDATION LOUIS VUITTON, Paris, le 17 mai 2019. Jean-Paul Gasparian, piano

5777_16Jean-BaptisteMillot-minCOMPTE-RENDU, critique récital et CD. FONDATION LOUIS VUITTON, Paris, le 17 mai 2019. Jean-Paul Gasparian, piano. Debussy, Murail, Messiaen, Chopin. La Fondation Louis Vuitton offre à des musiciens choisis un écrin de modernité inspirant de par son acoustique flatteuse et agréable, le raffinement de son architecture et la poétique du lieu dont un grand pan vitré offre à l’échappée du regard un escalier d’eau vive et les reflets changeants de la tombée du jour. Le 17 mai le jeune pianiste Jean-Paul Gasparian – 23 ans – invité à y donner un récital y trouvait un cadre à sa mesure. Il donnait un programme en deux temps, (trois avec les bis!): le premier consacré à la musique française du XXème siècle, et le second à Chopin inaugurant la sortie ce même jour de son tout dernier disque enregistré pour le label Evidence Classics.

JEAN-PAUL GASPARIAN: SONORITÉS DE RÊVE, NOBLESSE ET FLAMBOYANCE

Il y a deux ans, le jeune artiste affichait déjà la dimension de son talent: un jeu plein et hautement expressif au fini impeccable, un son à lui, rond et enveloppant, et quel sens de la construction! Son jeu demandait cependant à se déployer, s’ouvrir, prendre encore davantage de corps. On constate aujourd’hui que c’est chose faite! Cultivant toujours en esthète la beauté du son, qu’il façonne avec méticulosité, dans une sophistication naturelle, qualité qu’il porte profondément en lui, il fait montre de davantage d’engagement, et cela est visible tout autant qu’audible. Que ce soit dans les scansions rythmiques et la frénésie jubilatoire du Regard de l’Esprit de Joie, ou dans ses Chopin incandescents, rougis au fer dans leurs moments les plus exaltés, son sang bouillonne et libère une énergie nouvelle, qui couvait derrière la sage retenue antérieure. Cela dit, tout demeure pensé, et dosé, avec un art et un goût accomplis lorsqu’il s’agit des timbres, du phrasé toujours élégamment conduit, des équilibres sonores, et quand le jeu s’enflamme, son souffle puissant nous emporte sans jamais nous faire perdre pied.

Entrée dans la nuit en douceur avec le premier cahier d’Images de Claude Debussy: dans Cloches à travers les feuilles, jouant des matières et des résonances, Jean-Paul Gasparian agence en apesanteur les nappes sonores, leur donne vies respectives, dans une miraculeuse harmonie, comme à autant d’éléments mouvants et vibrants d’un indicible paysage. Il nous fait entrer dans le mystère d’Et la lune descend sur le temple qui fut, y suspend des étoiles dans des sonorités de rêve faites de paisible volupté, et tandis que de l’autre côté de la vitre l’eau devient platine sous l’indigo du ciel, il anime les Poissons d’or d’une belle vivacité, frétillants et joueurs, et pousse la couleur jusqu’à en faire un (autre) feu d’artifice.

On ne saura que louer la présence de La mandragore dans le programme: cette pièce de Tristan Murail composée en 1993 est une autre corde à l’arc du pianiste non moins négligeable, démontrant son aisance dans le répertoire contemporain. Parfaitement construite, il nous en révèle l’univers à la fois inquiétant et séduisant. Une très belle réalisation! Même compliment pour les deux des Vingts regards sur l’enfant Jésus, d’Olivier Messiaen, où il oppose la tendre douceur de la Première communion de la Vierge, à la lumineuse fulgurance du Regard de l’Esprit de Joie, dont le rythme et les accords saturés, comme on dirait des couleurs, revigorent et nous prennent au corps.

Chopin n’est au fond pas si loin de tout cet esprit français. Les quatre Ballades enregistrées, dont la quatrième est donnée au concert, et la Polonaise-Fantaisie opus 61 offrent le même épanouissement sonore et une densité de propos hors du commun. Jean-Paul Gasparian a une véritable vision de ces œuvres emblématiques, qu’il érige dans une conscience aboutie et permanente de leur architecture, sur d’invisibles mais inébranlables socles: il conjugue en elles solidité et lyrisme exalté, sérénité et souffle héroïque, y compris dans la Polonaise-Fantaisie, qui n’est pas sous ses doigts celle d’un Chopin désincarné et affaibli, mais où la noblesse de ton et la force intérieure, y compris et surtout dans les passages méditatifs, l’emportent sur l’expression mélancolique. Quelle beauté de la ligne mélodique, ici et dans les Nocturnes! Celui en do mineur (opus 48 n°1) avance très retenu, le pas solennel, mais admirablement porté dans son impassible balancement, puis libère un chant éperdu. Dans celui en ré bémol majeur (opus 27 n°2), il laisse planer au-dessus d’une basse hypnotique et caressante ses volutes mélodiques subtilement ourlées et timbrées, avant d’estomper dans un délicat morendo les toutes dernières notes. La Polonaise Héroïque opus 53 vient couronner le tout avec panache et vigueur, portée haut par ce jeune pianiste dont l’énergie et la passion ne s’essouffleront pas dans les cinq bis qu’il offrira en « after »: retour à Debussy avec deux des Estampes (La soirée dans Grenade et Jardins sous la Pluie), le Prélude opus 23 n°4 de Rachmaninoff, renversant de profondeur et d’élégance, la Valse en mi mineur opus posthume de Chopin, et enfin deux mouvements de la 2ème sonate de Rachmaninoff.

Le concert était capté par Radio Classique, dont on regrette seulement « l’oubli » des pièces dites contemporaines (Murail et Messiaen) lors de sa retransmission.

5665_CoverGasparianChopinA écouter (sans modération) : son CD « CHOPIN » (4 Ballades, polonaises, valses, et nocturnes), label Evidence Classics. Un très beau disque doté d’une prise de son remarquable, qui vient après un premier album consacré aux compositeurs russes (même label) déjà très remarqué. Illustration : © Jean-Baptiste Millot

MONTPELLIER, FESTIVAL RADIO FRANCE, du 10 au 26 juillet 2019 : Vent nordique pour la 35è édition

D2F0m1sX4AAvC1yMONTPELLIER, FESTIVAL RADIO FRANCE, du 10 au 26 juillet 2019. Du 10 au 26 juillet 2019, le Festival Radio France proposera pour sa 35è édition, un voyage nordique, intitulé « Soleil de nuit », en référence aux Nuits blanches de Saint-Petersbourg. Jean-Pierre Rousseau, son directeur, a choisi de faire connaître l’incroyable foisonnement musical et créatif de pays comme la Lettonie, l’Estonie, la Suède, la Finlande, le Danemark, la Pologne et bien d’autres. Les compositeurs d’autrefois et d’aujourd’hui y seront à l’honneur, et aussi les interprètes natifs de ces pays. Citons parmi eux les chefs Neeme et Kristjan Järvi, Andris Poga, Krzysztof UrbaÅ„ski, les pianistes Jan Lisiecki, Lukas Geniusas, Paavali Jumppanen.

 

 

FESTIVAL RADIO FRANCE OCCITANIE-MONTPELLIER:
LA BRISE BALTIQUE VA SOUFFLER SUR LA 35ÈME ÉDITION!

 

Bien sûr on y écoutera Sibelius et Arvo Pärt, Magnus Lindberg et Rautavaara, qui côtoieront les « titans » européens bien connus, mais le festival nous réserve de nombreuses découvertes: qui connait le compositeur suédois Eduard Tubin, le letton Pēteris Vasks, le finlandais Usko Meriläinen, ou encore, plus ancien, Joseph Martin Kraus, l’exact contemporain de Mozart, mais en Suède?
“La musique sera partout où elle est attendue » (Jean-Pierre Rousseau): 153 concerts dans 70 lieux dont bien sûr Montpellier mais aussi Sorèze, Fabrègues, Lectoure, Mende, Perpignan…De quoi aiguiser la curiosité et s’autoriser toutes les libertés. Car le festival Radio France, pour faire court, c’est ça: les musiques qui ne s’interdisent rien, la liberté des genres; même le jazz, qui ouvrira les festivités avec le « Amaring Keystone Big Band » de David Enhco, se fera scandinave à ses heures! Le piano se taillera une part de lion, et la jeune génération de musiciens y sera dignement représentée (Théo Fouchenneret, Marie-Ange Nguci, le quatuor Notos…). Y penser: on pourra suivre le festival en direct sur France Musique du 15 au 20 juillet. Soleil de midi, ou soleil de minuit? En Occitanie, les deux confondus pour prendre en musique les plus belles couleurs de l’été.

 

Programme complet et réservations sur le site www.lefestival.eu