COMPTE-RENDU CRITIQUE FESTIVAL LES SOLISTES À BAGATELLE, Fabrizio CHIOVETTA, piano, Henri DEMARQUETTE, violoncelle, 15 septembre 2019, Mozart, Murail, Schubert, Britten, Saariaho, Brahms. Ce week-end des 14 et 15 septembre, c’est la fête à Bagatelle. Celle des jardins et de l’agriculture urbaine, et celle de la musique dans l’orangerie. Un inhabituel comité d’accueil forment une haie d’honneur aux mélomanes: trois imposants et rutilants tracteurs sont au garde-à -vous à deux pas de l’entrée, et on espère seulement que tous beaux camions qu’ils sont ils sauront se taire pour la musique. On ne transige pas avec Mozart, surtout joué par Fabrizio Chiovetta….
FABRIZIO CHIOVETTA DONNE DES COULEURS À SA CARTE BLANCHE
Fabrizio Chiovetta originaire de Genève, est un pianiste discret au parcours remarquable. Issu de la Haute école de musique, il a été un disciple privilégié de Paul Badura-Skoda. Il joue à peu près partout dans le monde, et son disque Mozart (Aparté, 2017) a reçu le meilleur accueil du milieu musical. C’est avec son Rondo en la mineur KV 511 qu’il ouvre son récital. Une œuvre à part dans le répertoire pianistique du compositeur. Il faut y entrer dès les premières notes, les habiter dans leur dénuement, marquer le pas de cet andante sans trop en faire au risque de l’empeser, trouver la justesse, la simplicité, déshabiller les notes, le chant…La musique pour piano de Mozart est un magasin de porcelaines, où le moindre faux pas…Chiovetta dans une sonorité très contrôlée, sans que pour autant cela ne soit apparent, nous tient dans son intimité, attrape notre oreille avec son jeu feutré, nous transmet cette indicible et fragile émotion dont seule la musique de Mozart est capable, sans à aucun moment la briser, la compromettre. Il chante dans des nuances extrêmement fines et délicates, déroule avec fluidité les arabesques des variations, soupire, nous plonge dans les pensées d’un Mozart qui s’adresse à lui-même, et nous touche. « Le Rossignol en amour » arrive comme un rayon de lumière dans cet univers intimiste qui va se prolonger avec Schubert. Tristan Murail vient de composer cette pièce pour sa création au festival; elle suit d’ailleurs celle créée l’année dernière par François-Frédéric Guy, « Cailloux dans l’eau », première d’un recueil qui devrait en rassembler quatre ou cinq, le compositeur, comme il nous le confesse, suivant le fil non prémédité de son imagination. L’œuvre est directement inspirée du chant de l’oiseau, qu’il a analysé avec l’ordinateur. Ce chant, ses timbres, ses textures sont ainsi reconstitués dans leur richesse et leur grande complexité sonore, au cœur d’une composition très équilibrée, dont l’espace prend son volume sur les douces résonances basses du piano que Chiovetta dose avec tact. De son mystère nocturne à sa solaire jubilation, cette pièce est un enchantement, et le pianiste qui la joue par cœur la pare de toutes ses couleurs. Retour à l’intimisme pré-romantique avec Schubert . Un demi-ton plus haut et en mode majeur (si bémol majeur), l’ultime sonate D 960 apparaît, après le Rondo mozartien, comme une consolation. On lui retrouve la simplicité et le dénuement du chant, très caressant au début, et Chiovetta dans une économie de décibels poussée au maximum semble jouer à part lui, au point de nous faire ressentir un sentiment d’intrusion. Mais n’est-ce pas justement cela qui est émouvant dans cette musique? Il nous fait pénétrer l’univers intérieur de Schubert, non pas en l’étalant, mais au contraire en le rassemblant, en réduisant encore davantage son espace, et l’on imagine le compositeur jouant des heures entre ses quatre murs, bien loin du monde. On retient son souffle à l’écouter, à écouter l’andante sostenuto dans sa ténuité, sa basse inexorable juste effleurée, et après un élan de ferveur ses ppp à la limite du son, à la limite du souffle, de ce qu’il a de viable, dans une absence totale de tension, dans une énergie infinitésimale. Le scherzo est aérien et vole vers le finale Allegro ma non troppo parcouru de sentiments contradictoires, entre légèreté d’humeur et révolte véhémente, mais toujours dans ce naturel de l’expression, cette simplicité essentielle, qui exclut toute gravité dans tous les sens du terme, cette tentation à laquelle cèdent bien des pianistes. Et c’est heureux d’entendre ainsi ce Schubert.
BRITTEN ET BRAHMS PAR HENRI DEMARQUETTE ET FABRIZIO CHIOVETTA
On retrouve un peu plus tard Fabrizio Chiovetta avec le violoncelliste Henri Demarquette , dans un programme séduisant, et modifié: « Sept papillons » pour violoncelle seul de Kaija Saariaho remplace l’œuvre de Marco Stroppa initialement prévue. Si cette pièce qui tient en grande partie dans la bizarrerie à tous crins des sons faits sur l’instrument (dans une exploration qui va jusqu’à produire un son de guimbarde) ne laisse pas un souvenir impérissable, quoiqu’habilement jouée par son interprète, la sonate en ut majeur opus 65 de Britten ne manque pas de sel, et Demarquette s’amuse de sa verve et de son humour. Cet épatant musicien-comédien nous séduit par sa finesse d’esprit et de jeu, et joue avec son partenaire pianiste à qui aura le dernier mot dans le second mouvement tout en pizz, introduit dans une plaisante petite mise en scène. C’est drôle et élégant, jusque dans la chute où le violoncelle, fair play, laisse au piano la faveur de la ponctuation finale. Henri Demarquette fait preuve d’une aisance et d’une précision incroyables dans la virtuosité particulière de cette sonate truffée de trouvailles, d’effets expressifs, dont il décline le piquant vocabulaire et relève l’accentuation avec un réel à -propos plein de fantaisie, en toute complicité avec le pianiste. Dans un ton beaucoup plus sérieux, la sonate n°1 opus 38 de Brahms est une œuvre où vigueur et lyrisme doivent s’appuyer sur un équilibre constant entre les deux instruments. Les deux musiciens en trouvent la traduction idéale, remarquable de générosité et d’ampleur. Le piano dans ses émergences illumine le propos, répond à l’archet qui tend ou arrondit les lignes en soutenant lui-même la tension expressive sous un jeu enflammé. Il se dégage une force prégnante de leur interprétation, servie par l’archet brûlant de Demarquette, et un pianiste qui ne reste pas en arrière.
Le succès les rappelle sur scène: ils nous font la grâce de nous offrir la plus émouvante mélodie romantique française, le Spectre de la rose extrait des Nuits d’été de Berlioz, par la voix du violoncelle. Un moment sans paroles, de pure beauté et d’émotion.
Crédits photos:  Lili Rose (F. Chiovetta), Jean-Philippe Raibaud (H. Demarquette)
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COMPTE-RENDU, critique, piano. BAGATELLE, FESTIVAL LES SOLISTES À BAGATELLE, le 8 sept 2019. Récital Anastasia VOROTNAYA, Paolo RIGUTTO . Le festival Les solistes à Bagatelle met du baume au cœur des parisiens en cette rentrée de septembre, atténuant un temps la nostalgie du temps des vacances. Il fait encore beau et fouler le gravier des allées bordant la roseraie encore bien fleurie et parfumée, entre deux concerts d’après-midi, est un plaisir dont on ne se prive pas. Le 8 septembre, deux jeunes pianistes se sont produits en récital dans l’Orangerie : Anastasia VOROTNAYA et Paolo RIGUTTO .
Le festival est attaché à ses particularités: celle de donner à découvrir de jeunes artistes, lors de concerts-tremplin, et celle de faire entendre au cœur de chaque programme une œuvre contemporaine. La pianiste russe Anastasia Vorotnaya à 24 ans a déjà fait, ou presque, le tour du monde, invitée par de nombreuses et prestigieuses scènes internationales. Formée au conservatoire de Moscou, puis auprès de Dimitri Bashkirov à Madrid, elle poursuit son perfectionnement actuellement à Kansas City (USA). Ce samedi, on fait sa connaissance avec César Franck, Carl Vine, et Sergei Rachmaninoff, qu’elle a inscrits à son programme. Pour commencer elle joue Prélude, Choral et Fugue de Franck. On est dès lors saisi par la profondeur de ton, le climat qu’elle instaure dès le début du prélude. Elle joue dans le fond du clavier, dose admirablement les sonorités, la progression dynamique, en retenant le jeu pour mieux l’ouvrir sur la Fugue, orchestrale. Le passage arpégé est beau à couper le souffle, servi par une main gauche dans un gant de velours. Dans l’unité de ton, elle trouve aussi les couleurs propres à chaque registre qu’elle éclaire différemment, se souvenant de l’orgue cher au compositeur. Pour l’instant contemporain du programme, elle a choisi les Cinq Bagatelles du compositeur australien Carl Vine (né en 1954). Si Vine ne révolutionne pas le langage musical, (il a notamment beaucoup composé pour la danse, le cinéma, la télévision…), son œuvre pianistique d’une belle facture est hautement expressive et attachante. Anastasia Vorotnaya relève comme l’on dirait des épices, ces pièces de son imagination fertile et de son sens poétique. Elles s’opposent les unes aux autres, la première très pianistique a un côté impressionniste, la seconde est jouée dans l’empressement, la troisième est rêveuse et mélancolique, la quatrième contrastée, portée par le soutien dynamique de sa main gauche, enfin la dernière magnifiquement timbrée superpose deux voix, l’une proche, celle de la basse, et l’autre lointaine, comme un léger reflet, dans l’aigu. On découvre pleinement l’étendue du talent de cette artiste dans les Moments musicaux opus 16 de Rachmaninoff. Quelle volubilité, quelle fluidité dans les traits! Et quelle sûreté et quelle puissance sonore aussi chez ce petit bout de pianiste! Son jeu profond décline des nuances subtiles de couleurs sombres, dans un phrasé naturel et juste. Mais c’est surtout la rigueur de son approche qui impressionne: la solidité de la construction et l’intériorité de l’expression débarrassée de toute scorie impudique sont la signature de son art. Il faudra absolument suivre cette musicienne, dont la forte personnalité et le sens musical n’ont d’égal que sa maîtrise accomplie de l’art pianistique.
Paolo Rigutto baigne depuis sa plus tendre enfance dans le milieu musical et artistique. Très jeune, le piano lui apparaît comme une évidence, et il ne le quitte plus depuis, fort des conseils d’une pléiade de grands pédagogues, à commencer par Brigitte Engerer. Ce musicien connait déjà l’art de composer les programmes, à en juger par celui très original qu’il propose en cette fin d’après-midi. Articulé autour de la musique de Robert Schumann, il commence par « Le vent » (opus 15 n°2), d’Alkan, à laquelle il donne une tournure lisztienne, dans ses sombres et menaçantes bourrasques, comme Chasse-neige! Liszt vient naturellement, avec Die Loreley, et sa transcription du dernier lied des Liederkreis de Schumann, Frülingsnacht. Même si l’équilibre sonore est perfectible, comme la caractérisation des timbres, on est charmé par la dimension poétique et humaine donnée à ces pièces par ce musicien à la sensibilité à fleur de peau. Paolo Rigutto nous comble de contentement enchaînant son programme avec la Ballade de la compositrice finlandaise Kaija Saariaho (née en 1952), composée en 2005. Il en restitue l’atmosphère avec une grande délicatesse de toucher, fondant les registres entre eux, parvenant aussi par moments à de courts élans lyriques. Arrive la pièce maîtresse : les Kreisleriana opus 16 de Schumann. Le pianiste, qui est un tendre, a des affinités particulières avec l’œuvre de ce compositeur, et trouve les couleurs de l’émotion et de la sincérité dans l’expression des sentiments qui parcourent ses pages. Il est dommage que les tensions du moment par un trac ce jour-là handicapant, brident par endroits leur plein épanouissement, et précipite au-delà des indications du compositeur la première des pièces (« Extrêmement agité »). Mais la musique est bien là et Paolo Rigutto sait avec elle nous prendre par le cœur avec Widmung, à nouveau un lied de Schumann (extrait du cycle Myrthen) transcrit par Liszt, et surtout ses deux bis: La mort d’Orphée de Glück, transcrit pour piano par Sgambati, et une touchante petite valse de Schubert/Strauss, dont il a chipé la partition, nous dit-il, à son père!
Le festival se prolonge sur un troisième week-end tout aussi ensoleillé, et riche de découvertes pianistiques et contemporaines. Suite au prochain épisode avec les concerts des 14 et 15 septembre! A très vite…
COMPTE-RENDU, critique, piano. BAGATELLE, FESTIVAL LES SOLISTES À BAGATELLE, le 8 sept 2019. Récital Anastasia VOROTNAYA, Paolo RIGUTTO – Crédits photos : © Emil Matveev (A. Vorotnaya), © Michael Mann, (P. Rigutto)
ABBAYE DE ROYAUMONT, festival de Royaumont, du 7 septembre au 6 octobre 2019. « Aventures, nouvelles aventures » , telle est la philosophie fidèle à ses principes du festival Royaumont 2019 , qui pendant un mois, du 7 septembre au 6 octobre , élira domicile, chaque week-end du matin au soir, dans la célèbre abbaye à presque deux pas de Paris. L’arrière saison s’annonce agréable, pourquoi ne pas prolonger en musique les joies de l’été dans son cadre magnifique!
LE FESTIVAL DE ROYAUMONT:
75 ANS, L’ÂGE DES AVENTURES!
Curieux, cosmopolite, créatif, explorateur: le programme de cette édition sera aussi transversal, comme les années passées, unissant musique, danse, poésie. Lieu d’accordailles de toutes les expressions musicales, dans le temps et dans l’espace, la création et le répertoire historique s’y mêleront avec originalité. La musique européenne y croisera le Samaa marocain et le chant mozarabe (parÂ
l’ensemble Organum  et des chanteurs marocains); on ne manquera pas le 22 la création « Luminescences » d’
Amir ElSaffar:  du flamenco, du Mâqam, et de l’électro! L’ensembleÂ
Les Métaboles  etÂ
le quatuor Mivos interprèteront le 8 les Å“uvres des quatorze compositeurs de l’académie Voix Nouvelles, et deux créations mondiales des compositeursÂ
Jack Sheen  etÂ
Nuno Costa , lauréats 2018.
Côté piano, Maroussia Gentet  donnera le 8 un concert alternant les Miroirs de Ravel et des pièces contemporaines, et Schumann sera à l’honneur le 28 sur pianos d’époque, avec Paulo Meirelles  (lauréat 2017) Luca Montebugnoli,  Laura Fernandez Granero  et Edoardo Torbianelli accompagné par l’ensemble I Giardini.
Du baroque? Ce sera le 21 avec l’ensemble Les vieux galants , Aline Zylberajch , Aurélien Delage , G. Rebinguet-Sudre , Nima Ben David , et Jean-Luc Ho , qui nous inviteront dans l’atelier du facteur de clavecin Antoine Vater et à la cours de Frédéric II de Prusse, pour rencontrer Bach et Telemann. Ce sera aussi le 22, avec des cantates françaises par Eva Zaïcik  et le Consort  de Justin Taylor , puis Platée de Rameau par Les Ambassadeurs .
La danse contemporaine sera représentée par la jeune génération de chorégraphes avec Charlie-Anastasia Merlet , Hervé Robbe  et Éloïse Deschemin  dans des explorations inédites (le 14).
La poésie aura la voix d’Éléonore Pancrazi  le 5, et sera portée haut par quatre jeunes duos formés à la Fondation, dans une nuit de la mélodie et du lied.
Enfin le dernier jour, l’orgue Cavaillé-Coll de Royaumont sera fêté comme il se doit avec Bach, Franck, les compositeurs Raphaël Cendo  et Thomas Lacôte , et 180 choristes!
On n’oublie surtout pas qu’à Royaumont on y vient en famille, car il y a des ateliers pour les petits et les grands, et les jardins pleins de surprises. Une formule week-end: ça vous dit?
COMPTE-RENDU, concert piano. Festival International de Musique de Dinard, les 11 et 12 août 2019. Agnès Jaoui, comédienne, Claire-Marie Le Guay, Bertrand Chamayou , piano . Schumann, Ravel, Saint-Saëns, et la Comtesse de Ségur. La trentième édition du Festival International de Musique de Dinard est un cru exceptionnel. Claire-Marie Le Guay , sa nouvelle directrice artistique, l’a voulue festive, « fière de son histoire et tournée vers l’avenir ». Depuis le 10 août et jusqu’au 18, huit journées musicales (festival off et soirées) offrent la diversité de concerts dotés chacun d’une identité particulière. De la magie du concert d’ouverture, en plein air au parc de Port-Breton, au concert de clôture à l’église Notre-Dame, un public de tous âges, venu nombreux, aura partagé de belles émotions et de grands moments de joie musicale. Le 11 août, l’ambiance était à la fête pour les enfants, petits…et grands! Le 12 août, le pianiste Bertrand Chamayou donnait un mémorable récital.
EN FAMILLE AU CONCERT, AVEC CLAIRE-MARIE LE GUAY ET AGNÈS JAOUI
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On connait la proximité de Claire-Marie Le Guay avec la jeunesse, et son engagement depuis plusieurs années dans des projets originaux de sa création, à l’attention du jeune public. Pas étonnant de trouver alors au cœur de sa programmation un « concert en famille »! Attisée par la curiosité, je prends la route vers la côte d’Émeraude. Car ce dimanche 11 août, Claire-Marie Le Guay et Agnès Jaoui , qu’on ne présente plus, conjuguent leurs talents autour des Malheurs de Sophie . C’est Anaïs Vaugelade qui a monté cette histoire tirée du célèbre roman de la Comtesse de Ségur , des aventures toutes plus piquantes les unes que les autres! En amont, le travail de l’artiste Matthieu Cossé avec les élèves des écoles dinardaises au sein de l’association La Source créée par le peintre Gérard Garouste : un fond de scène illustrant de toutes les couleurs les péripéties de la petite fille. Voici donc que le public, toutes générations réunies, arrive dans l’auditorium Stephan Bouttet. La fête commence pour les enfants avec une grosse part de brioche, le quatre heures avant tout! Le concert affiche complet. Sur la scène, devant l’immense panneau peint, le grand piano à gauche, une table ronde et une chaise, peinte aussi de toutes les couleurs. Claire-Marie la pianiste, et Agnès la conteuse arrivent et donnent quelques indices: la musique de Schumann va illustrer la tendresse, l’espièglerie, les pleurs et les rires… Quoi de mieux en effet que le regard de ce compositeur sur l’enfance, dans ses Scènes d’enfants, son Album pour la jeunesse, et ses Scènes de la forêt? Ces courtes pièces jouées avec fraîcheur et poésie par Claire-Marie Le Guay s’articulent merveilleusement avec l’histoire qu’Agnès Jaoui raconte de façon extrêmement vivante, drôle et touchante. Les souvenirs personnels sont alors réveillés à mesure que les scènes se succèdent. Qui n’a jamais joué avec les fourmis lève le doigt! Nous reviennent les bêtises de notre propre enfance, ou les inventions burlesques de nos enfants qui ne manquent guère d’imagination, et auxquels on fait les gros yeux tout en contenant une énorme envie de rire! On reste pendu aux lèvres et aux doigts de nos deux artistes, et le temps a passé très vite lorsqu’arrive la fin du concert. Quel beau travail et quelle belle inspiration! Entrer dans le monde de la musique par la porte « Schumann », relier la musique à des émotions, des évocations, cela dans le fil d’une histoire et de ses multiples évènements, cela permet de la comprendre, de la sentir, et de la ressentir: vraiment une excellente idée que le compositeur aurait très probablement cautionnée! Les Malheurs de Sophie n’ont pas pris une ride, les bêtises des enfants restent et demeureront éternelles, comme l’est la musique de Schumann.
Les enfants enthousiastes se pressent dans le hall pour avoir le livre-disque et le faire dédicacer par leurs nouvelles idoles, emportant aussi le souvenir de leurs sourires bienveillants et magnifiques.
BERTRAND CHAMAYOU TRIOMPHE AVEC SCHUMANN, RAVEL ET SAINT-SAËNSÂ
Le lundi 12 août, carte blanche est donnée au pianiste Bertrand Chamayou, qui se produit le soir dans l’église Notre-Dame. À 38 ans, ce musicien d’une sobriété et d’une modestie à toute épreuve, confiant en son art, sait que la musique n’a pas besoin d’artifices ni de paillettes. Constant dans sa carrière, il est une des valeurs sûres et reconnues du grand piano français. Il ne fait rien au hasard, mais de vrais choix artistiques, comme ce programme Schumann, Ravel, Saint-Saëns.
En ouverture, il joue le Blumenstück opus 19 de Schumann . Les couleurs pastel de ce bouquet délicat au romantisme juvénile se diluent un peu dans l’acoustique réverbérante de la nef, mais l’oreille s’accommode des sonorités diaphanes presque irréelles, baignées d’une pédale qui sur-ligne le legato, et la magie poétique opère, provoquant les applaudissements enthousiastes du public. Les pianistes du festival ont une chance énorme: celle d’avoir pour compagnon sur scène un superbe et inspirant Bösendorfer (280VC), un piano à la très grande personnalité. Bertrand Chamayou s’en est approprié le clavier comme les sonorités, et le résultat est purement extraordinaire, dans le Carnaval opus 9 puis dans Saint-Saëns qu’il donne en seconde partie. Ses basses profondes, ses aigus doux et chaleureux, moins démonstratifs et lumineux que ceux d’un Steinway « classique », ses teintes un peu rabattues, son registre médium qui a de la chair, sont de vrais atouts pour le pianiste, et pour le répertoire qu’il joue ce soir. Comme il plante la scène de théâtre dans le Préambule! C’est une grande parade pompeuse puis survoltée qui introduit la farandole bigarrée des personnages schumaniens, magnifiée par ce piano. Chamayou ne nous laisse pas respirer d’une miniature à l’autre et nous emporte dans le tourbillon de ce carnaval, avec mordant, impétuosité, piquant, (Arlequin, Florestan…) mais aussi tendresse, emphase et euphorie (Valse noble, Eusébius, Chiarina, Pantalon et Colombine, Promenade…). Le pianiste ne s’y alanguit pas (Chopin, Valse allemande). Que de caractère dans ses personnages, Pierrot sombre et triste, Arlequin bondissant, et quelle vivacité dans Papillons, la joie pétillante de Lettres dansantes et de Reconnaissance! Le tourbillon s’accélère dans la Marche des Davidsbündler contre les philistins, pour finir en spectaculaire apothéose. On reste bouche bée devant pareille interprétation, que l’on ne manque pas de rapprocher de celle légendaire de Youri Egorov.
Bertrand Chamayou enregistra l’intégrale de l’œuvre pour piano de Ravel qui parut en 2016 et fut unanimement récompensée. Il joue ce soir les Miroirs, sublimés eux aussi par les sonorités du piano. Ses Noctuelles aux couleurs changeantes et prononcées dans les aigus, sont dans leur mobilité fuyantes et énigmatiques. L’univers d’Oiseaux tristes change du tout au tout: immobilité et raréfaction jusqu’à l’extinction, silence épais d’un insondable mystère de ses notes répétées en écho dans l’échappement de la touche. Une barque sur l’océan semble être directement inspirée des lieux environnants: la mer, ce spectacle vivant aux reflets multiples, sculptée par le vent, se retrouve jusque dans ses profondeurs sous les doigts du pianiste. Aucune monotonie dans les arpèges: entre calme et bourrasques, Il s’y passe une foule de choses. Le piano répond à la perfection notamment dans ses graves, à la mise en volume créée par le musicien. Son jeu se fait incisif et crâneur, impulsif et flamboyant, alluré et séducteur, dans l’Alborada del Grazioso , et la Vallée des Cloches résonne dans la profondeur de champs de ses nappes sonores, nous immergeant dans son mystère.
Ni vu ni connu Chamayou passe insensiblement à Saint-Saëns , avec les Cloches de las Palmas cette fois, si proche de l’atmosphère ravélienne, et en même temps si loin! il y a probablement quelque chose de plus pittoresque et explicite chez Saint-Saëns, en témoignent les effets de mandoline, les images si admirablement suggérées par le pianiste, sous une virtuosité pianistique qui fait sonner l’instrument. Les deux Mazurkas (n°2 opus 24 et n°3 opus 66) dansent à la Chabrier, et feraient aussi penser à Grieg, si elles n’avaient pas cette clarté, cette énergie propre au plus emblématique compositeur de l’école française. L’Étude en forme de valse (opus 52 n°6) est d’une virtuosité fulgurante: Chamayou scotche littéralement le public dans une interprétation extrême et spectaculaire de cette pièce qui provoque un tonnerre d’applaudissements. Les six cents dinardais (permanents ou de passage) saluent le talent immense de cet artiste par une ovation debout. Trois bis pour les combler: la Pavane pour une infante défunte de Ravel, la Toccata du Tombeau de Couperin, plus endiablée que jamais, et une Fille aux cheveux de lin de Debussy de la plus belle eau.
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COMPTE-RENDU, concert piano. Festival International de Musique de Dinard, les 11 et 12 août 2019. Agnès Jaoui, comédienne, Claire-Marie Le Guay, Bertrand Chamayou , piano . Schumann, Ravel, Saint-Saëns, et la Comtesse de Ségur.
COMPTE-RENDU critique, récital piano, Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence, Festival International de la Roque d’Anthéron, le 28 juillet 2019. Grigory Sokolov, piano. Beethoven, Brahms. Un récital de piano au Grand Théâtre de Provence hors saison, faut-il que l’interprète soit un titan pour une telle exception! Grigory Sokolov n’aime pas jouer en plein air. Alors pas le choix! Il faut un lieu à la mesure de ce géant qui fut révélé à l’âge de 16 ans lorsqu’il remporta le concours Tchaïkovski. Ce soir du 28 juillet 2019, à Aix-en-Provence, le Grand Théâtre a donc ouvert ses portes au plus fascinant pianiste russe, et rempli ses rangs d’orchestre et de balcons. Retour sur ce rendez-vous incontournable du Festival International de la Roque d’Anthéron.
GRIGORY SOKOLOV AU CÅ’UR DE LA MUSIQUE
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Pas d’épate avec Grigory Sokolov : ceux qui attendaient un grand huit pianistique, ceux qui venaient chercher les émotions fortes d’une montagne russe et de ses avalanches de notes se seront trompés. Grigory Sokolov n’emprunte pas forcément les pistes noires du clavier. Il construit ses programmes pour la musique, et rien d’autre. Et pas plus qu’il n’aime le plein air, il n’apprécie pas le plein jour sur la scène. C’est dans une lumière tamisée qu’il commence son récital avec la Sonate n°3 en ut majeur opus 2 n°3 de Beethoven . Composée entre 1794 et 95, dédiée comme les premières à son maître Haydn, elle affirme déjà un propos très contrasté. Dès la première exposition on est ébahi par la netteté de trait avec laquelle Sokolov joue cette sonate, sa façon d’opposer impétuosité, fougueuse énergie, et tendre discours, tout cela sans affèterie aucune, mais dans une dynamique stupéfiante. L’adagio est d’un dépouillement, d’une simplicité touchante: quelle délicatesse en si peu de notes! Sokolov nous entretient tout bas, à l’oreille: mots tendrement distillés un à un, prolongés de leur douce rémanence dans les silences qui les séparent, suspensions…nous voici alors dans cette prodigieuse sensation d’être dans un cocon sonore! Le scherzo a la grâce et la légèreté d’une danse et le finale est vibrant et aérien, animé d’un joyeux enthousiasme. Sokolov enchaîne la forme consacrée de la sonate avec quelques « babioles », comme le compositeur les qualifiait lui-même: les onze Bagatelles de l’opus 119 . Il fait de ces miniatures, de réputation faciles, un ensemble de tableaux vivants, aux charmes incomparables. Chacune a sa vie propre, son caractère; le pianiste passe ainsi de l’une à l’autre, avec la plus grande aisance, cueillant avec esprit et élégance la foison d’idées semées par Beethoven. C’est un pur régal!
En seconde partie Sokolov a choisi de donner les deux derniers opus de Brahms , d’abord les six Klavierstücke opus 118 . Tout l’univers intérieur brahmsien passe dans ces pages, dont il semble profondément imprégné. Depuis le mouvement passionné du premier intermezzo, soutenu par la vague puissante de la basse, les états d’âme changent et se succèdent pratiquement sans interruption. Le deuxième est l’endroit des confidences intimes et tendres, dites avec ferveur même à mi-voix, dans un rubato subtil et expressif: comme il prend le temps des phrases, des respirations! Comme il sait convaincre et émouvoir! Le ton brave de la Ballade et celui déchiré qui conclut le quatrième intermezzo laissent place à la réconciliation, l’apaisement de la Romance, ses arpégés et ses trilles paradisiaques, qui s’assombrissent à la fin dans un climat doucement résigné. Les nuages noirs s’amoncellent sur le dernier intermezzo, lourd d’inquiétude et de révolte, au caractère profondément dépressif. L’opus 119 n’en est pas moins poignant. Écouter le silence, ne rien faire d’autre que rentrer dans la contemplation du silence, dans le silence lui-même, Sokolov semble nous y inviter avec les notes lentement égrainées de l’adagio (premier intermezzo). Et si le chant déborde un moment comme la bonté d’un cœur trop grand, exprimant peut-être l’inassouvi, il se retranche vite dans les insondables pensées suggérées par ces quelques notes éparses. Ces « berceuses de ma douleur », comme le compositeur les qualifiait, Sokolov en livre la nostalgie parfois douce-amère, parfois tendre et retenue, dans un sentiment d’inachevé, en particulier dans le second intermezzo. Le troisième « grazioso e giocoso », n’est pas si pétillant: le pianiste donne de l’amplitude au chant, de la longueur de son et du lié aux phrases, restant dans la cohérence de l’opus, qu’il couronne avec la Rhapsodie finale, par opposition jouée comme une marche triomphale.
Comme à son habitude, il prolongera la soirée de six bis, représentatifs de tout son art musical: un impromptu de Schubert (op.142 n°2 D.935), une mazurka de Chopin , Les Sauvages de Rameau dans la perfection de ses ornements baroques, l’intermezzo n°2 de l’opus 117 de Brahms , un prélude de Rachmaninov et un allegro de Schubert . Comme d’habitude, il nous aura submergés d’émotion, avec la musique et rien d’autre! – crédit photo: © Vico Chamla
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COMPTE-RENDU critique, récital piano, Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence, Festival International de la Roque d’Anthéron, le 28 juillet 2019. Grigory Sokolov, piano. Beethoven, Brahms.
COMPTE-RENDU CRITIQUE RÉCITAL NICOLAS STAVY, piano, FESTIVAL INTERNATIONAL DE PIANO DE LA ROQUE D’ANTHÉRON, 27 juillet 2019. Liszt, Haydn . Le pianiste Nicolas Stavy aime aller vers des découvertes. Sa curiosité jamais assouvie nourrit sa carrière et comble le répertoire pianistique en soi considérable de partitions oubliées, injustement dénigrées, ou retrouvées. Le programme de son récital donné le 27 juillet à l’Abbaye de Silvacane donnait justement à entendre une rare version pour piano des Sept dernières paroles du Christ en croix de Haydn .
NICOLAS STAVY SUR LES CHEMINS SPIRITUELS DE LISZT ET HAYDN
Le cloître de l’Abbaye de Silvacane abrite comme il peut sous ses voûtes de pierre le piano et les chaises disposées pour le public. Il pleut des cordes: une grosse pluie d’orage qui s’engouffre dans les gargouilles aux angles du cloître. Nicolas Stavy joue pour commencer, en pendant à l’œuvre de Haydn, Von der Wiegen bis zum Grabe (Du berceau jusqu’à la tombe) S. 107 de Liszt (1881), et nous sommes heureux d’entendre ce poème symphonique transcrit par le compositeur franciscain lui-même, si peu donné en concert. L’eau qui dégringole des gargouilles est bruyante et contraint l’artiste à une lutte ardue pour avoir le maître mot. Mais bien qu’il ait à forcer le son, cela n’entache en rien l’atmosphère qu’il donne à chaque partie: Le Berceau nait d’une douce éclosion sonore, nimbé de sérénité, empreint de mystère. Le combat pour la vie associe ici la lutte du musicien contre les éléments naturels à celle de l’homme dans sa vie terrestre. Nicolas Stavy prend une posture héroïque, n’hésitant pas à projeter la violence des rythmes obsessionnels, à timbrer les accords discordants dans toute leur brutalité, ces harmonies audacieuses qui dans la version piano prennent une acuité particulière. Le pianiste va au bout du Combat à une conclusion à dimension métaphysique, dans un trille lisztien de la plus belle élévation. La tombe: berceau de la vie future, reprend le thème du Berceau, apaisé, mais transformé, et ferme le cycle.
L’orage persiste, et la bataille humaine n’est pas terminée: les Sept dernières paroles du Christ en croix nous sont familières dans leur version pour quatuor à cordes, un peu moins dans celle pour orchestre ou l’oratorio, et pas du tout pour piano solo! Une édition pour piano de la partition intégrale est trouvée par hasard à Saint-Domingue. Une autre partition manuscrite est retrouvée à Vienne par Paul Badura-Skoda, qui fort de son expertise établit le rapprochement avec l’édition de Saint-Domingue : un inconnu en a achevé l’écriture qui fut corrigée et définitivement validée par Haydn, puis effectivement éditée par Ignace Pleyel. C’est cette partition que Nicolas Stavy interprète. Il en tire le meilleur parti pianistique et expressif. Avec l’introduction il installe le climat dramatique. « Père, pardonnez-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font »: cette première parole il l’énonce sans imploration, mais avec la force d’une adjuration, par une main droite sonnante, dans un tempo mesuré et juste sur les notes répétées et statiques de la basse. L’évocation du Paradis (« Aujourd’hui tu seras avec moi au paradis ») est jouée dans la lumière de l’apaisement, le chant se détachant sur la basse en base d’Alberti doucement enrobée de pédale. Le ton est tout aussi juste et posé dans « Femme, voici ton fils, et toi, voici ta mère », puis vire à la douleur dans « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné? » où le pianiste semble charger les silences du poids du néant, soulignant le sentiment de solitude et de doute, et dans le cri de « J’ai soif », où par les notes répétées obstinément, contrepoint et octaves, il accentue la force de la supplication. «Tout est consommé » et « Père, je remets mon esprit entre tes mains » vont vers l’apaisement et l’acceptation: Nicolas Stavy donne une profondeur et une gravité spirituelle particulières à ces deux ultimes paroles, qu’il conclut par le choral final dans une émouvante nuance pp, avant un sublime retour au silence. Enfin « Terramoto » (Tremblement de terre) secoue le clavier de part en part: quel contraste, quelle force! Au point que l’on n’imagine plus qu’il fut écrit à l’origine pour quatuor à cordes, tant les résonances du piano sont saisissantes! Elles viennent à bout des velléités météorologiques et le cadre spirituel de l’Abbaye retrouve comme par miracle le bleu céleste et ses chants d’oiseaux, après avoir mis en accord l’ascétisme cistercien et la félicité franciscaine. © crédit photo : Renaud Alouche
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COMPTE-RENDU critique, concert piano. FESTIVAL INTERNATIONAL DE PIANO DE LA ROQUE D’ANTHÉRON, le 26 juillet 2019. ALEXANDRE KANTOROW, piano. Rachmaninov, Fauré, Beethoven, Stravinsky . Le jeune pianiste Alexandre Kantorow (âgé aujourd’hui de 22 ans), Premier Prix et Grand Prix du tout dernier concours Tchaïkovski, fut l’invité dès l’âge de 16 ans de la Folle Journée de Nantes et de Varsovie, où il fit ses premiers pas sur les scènes des festivals. Depuis il n’a cessé d’emporter l’enthousiasme sans réserve de tous ceux qui l’ont entendu à Paris, et partout ailleurs, ainsi qu’au disque: ces trois CD dont le dernier consacré aux concertos de Saint-Saëns, ont été unanimement salués par la critique, et récompensés. Le 26 juillet, Il se produisait sur la scène du parc du château de Florans, au Festival de la Roque d’Anthéron. Un premier récital très attendu en France après son triomphe à Moscou.
ALEXANDRE LE MAGNIFIQUE
Les gradins se sont remplis, les cigales sont aussi au rendez-vous, et il plane un parfum de liesse ce soir. Notre heureux champion arrive du fond de la scène, l’allure décontractée, chemise blanche, grand sourire, frais comme s’il revenait de trois semaines de vacances en Toscane, alors qu’il vient de passer une à une les épreuves du plus redoutable concours de piano au monde. Nous l’écoutons justement dans quelques unes de ces œuvres par lesquelles il a gravi l’Olympe musical, sans qu’à aucun moment le souffle lui ait manqué, sans que jamais son front ait perlé de sueur, sans que les traits de son visage se soient crispés par l’effort, comme ce fut le cas pour certains coureurs de fond du concours. Tout semble couler de source pour ce jeune musicien que rien n’effraie, ni n’impressionne. Les plus périlleuses acrobaties pianistiques sont pour lui tout au plus jeux de saute-mouton. Il ne tire pas jouissance de cette pure agilité, pas plus qu’il n’en étale la spectaculaire et factuelle démonstration, comme le ferait un circassien. La virtuosité il l’oublie et nous la fait oublier: elle n’est qu’au service de son imagination, de sa liberté, et de la flamme qui couve au fond de lui sa géniale inspiration. Et « génial » n’est pas trop fort. Car il y a quelque chose de singulier et d’authentique dans l’art d’Alexandre Kantorow, qui fait mouche à tout bout de « chant », loin du convenu, du consensuel ou au contraire de l’extravagant. Le jeune artiste est d’une maturité exceptionnelle: tout est pensé dans son jeu, l’intention, le son, l’architecture… et tout est vécu, du corps à l’esprit, ou vice-versa, en passant par le cœur. il y a cette cohérence entre le geste, le mouvement et la vision que rien n’entrave. Alexandre Kantorow est musicien de tout son être, et n’eût-il pas été pianiste, nous aurions pu l’imaginer danseur étoile!
Rachmaninoff , il l’a enregistré dans son second album « A la Russe » (Bis records). Son interprétation ce soir de la Sonate n°1 en ré mineur opus 28 subjugue: tout y est juste, dans les tensions, les élans dramatiques, les respirations, les détentes qui ne sont pas relâchement de la phrase, mais élargissement , ouverture. La musique y est comme soutenue de l’intérieur, tenue dans son intensité expressive, aussi bien dans les forte que dans les piano, et à la fois d’une plasticité étonnante sous ses doigts. Quelle conscience de la construction et en même temps quelle déclinaison expressive! Le lento (2ème mouvement) est d’une beauté ineffable, sous son toucher d’une infinie délicatesse, timbrant les voix juste ce qu’il faut pour la transparence de la polyphonie, effleurant les dernières doubles croches de la coda telles un impalpable soupir de l’âme. Et la fièvre du dernier mouvement allegro molto nous tient en haleine jusqu’au bout, jusqu’à sa fin crépitante et grandiose.
Tout se pose avec le nocturne n°6 de Fauré au climat très apaisé: le début d’une extrême douceur presque feutrée avance lisse, sans aspérités. Alexandre Kantorow dose à merveille les tensions et relâchements successifs, suspend, respire généreusement, illumine les scintillements de doubles croches par une économie de pédale, jouant telle un peintre d’un effet de pointillisme, pose de sa main gauche des octaves rondes et pleines, lance des étoiles filantes, chante à fleur de peau les aigus dans une finesse extrême, nous montre des paysages oniriques, nous conduit dans des atmosphères faites de gaz inconnus. On succombe à tant de charme!
La sonate n°2 opus 2 n°2 de Beethoven et L’Oiseau de Feu de Stravinski dans l’arrangement d’Agosti nous font apprécier une autre facette du musicien, à son aise dans tous les répertoires. Son approche dans cette deuxième partie de concert devient théâtrale. Sans aucunement compromettre le style, ni la tenue rythmique, Alexandre Kantorow, dans la conduite du discours de cette sonate de jeunesse, trouve subtilement son espace de liberté et d’expression: le cadre conventionnel devient alors une scène vivante et les registres du piano des tessitures. Son toucher clair brosse une tragédie lyrique, allie la légèreté de ton et une dramaturgie sans pathos. Il y a de la noblesse et de la dignité dans le Lento appassionato joué comme une marche solennelle, où chaque valeur de note ponctuant les temps est calculée au millimètre, où le jeu prend le poids d’un manteau de cérémonie dans les ff. Du délié de ses phrases au ferme staccato, le rondo grazioso final est tout en élégance et séduction.
Dans l’Oiseau de Feu , le pianiste n’a plus dix doigts, mais peut-être bien autant qu’il y a de touches sur le clavier. Quelle maîtrise, quelle prodigieuse vivacité, quelle incandescence! La Danse infernale explose de couleurs. Se livrant à un corps à corps avec le piano, son jeu resserré, brûlant, orchestral est d’une tension phénoménale. La Berceuse contraste par les mystères de ses pianissimi, et progresse vers le final où toutes les cloches de Moscou sont convoquées une à une, et où ses coupoles d’or resplendissent dans la lumière naissante d’un jour nouveau. C’est éblouissant et immense! Son Oiseau de feu est bien davantage qu’une performance technique: il s’en dégage une force vitale impressionnante. Alexandre Kantorow y fait preuve d’une puissante imagination poétique et d’un sens magistral de l’architecture, soutenus par engagement physique sans pareil. Passionnant!
Les gradins du parc Florans retentissent des applaudissements et des coups de talons du public car les mains ne suffisent pas pour saluer le talent du jeune héros. Respirant le bonheur comme il respire la musique, la lumière qui émane de son visage inonde tout autour de lui. Les applaudissements redoublent. Ovation debout. En bis, il jouera la douce Méditation de Tchaikovski extraite de son opus 72, et un fascinant Chasse-neige de Liszt (douzième étude d’exécution transcendante).  © crédit photo: Christophe Grémiot
COMPTE-RENDU critique, concert piano. FESTIVAL INTERNATIONAL DE PIANO DE LA ROQUE D’ANTHÉRON, le 26 juillet 2019. ALEXANDRE KANTOROW, piano. Rachmaninov, Fauré, Beethoven, Stravinsky .
COMPTE-RENDU, concert. COMPTE-RENDU, concert. VERBIER FESTIVAL, le 22 juillet 2019. ARCADI VOLODOS, piano. Schubert, Rachmaninoff, Scriabine.  Le 22 juillet à Verbier: ciel limpide et bleu où flottent quelques beaux nuages. Temps idéal pour prendre la télécabine et monter là -haut, à 2300 mètres, et marcher sur le chemin de la Chaux qui domine les Combins. Là -haut le silence et l’air léger ne font qu’un. Un babillage d’oiseau, le frôlement d’un frelon, l’infime souffle de la brise: un silence nourri de vie et de paix. Du haut des Ruinettes, on aperçoit l’église. Dans l’église, il y aura tout à l’heure la musique, comme chaque soir. Mais ce soir, il y aura aussi le silence : Arcadi Volodos en sera l’artisan et le poète.
ARCADI VOLODOS SUR LES CIMES DU SILENCE
Bientôt vingt heures: le public se presse dans l’église. Les lumières s’éteignent; au-dessus de la scène, seulement une « douche » en veilleuse. L’ombre d’Arcadi Volodos se dirige vers le piano. Est-ce bien lui? Impossible de lire son visage…Va-t-il pouvoir jouer ainsi, dans le noir? Les interrogations s’évanouissent rapidement. L’accord de mi majeur et les arpèges de la première sonate D 157 de Schubert surgissent de la pénombre. (Volodos est l’un des rares pianistes à jouer cette sonate en concert, qu’il a enregistrée il y a quelques années). Il n’y a rien à voir, semble-t-il nous dire, surtout pas lui, mais tout est à écouter: la lumière jaillit des notes, de la musique de Schubert, de la radieuse humeur de cette sonate si légère et limpide comme l’air de la montagne! On les attendait secrètement: voici ses légendaires pianissimi; ils arrivent sur un tapis de velours, et le piano chante doucement, nous fredonne à l’oreille. L’andante est fait de trois fois rien dont certains pianistes ne tireraient rien, pas Volodos. Lui, il nous arrache des larmes avec rien, avec trois accords, et surtout avec le silence: il le met au cœur-même des notes, il en fait l’essence de la musique. Pour autant il bâtit, il conduit les phrases, il nous dit: « venez par ici avec moi, pardon, avec Schubert!». Quel que soit le tempo, Volodos, musicien-magicien, a ce don exceptionnel de savoir jouer de l’illusion: comment agit-il sur la touche pour produire cette longueur de son miraculeuse? Il semble dans le déni du piano et de sa mécanique, ignore les marteaux, le métal des cordes. Lorsque le commun des pianistes pense: « c’est impossible, le piano ne le permet pas », lui le fait. Et il serait vain de vouloir percer son secret. Car c’est ainsi qu’il nous touche, au plus intime de nous-même, avec cet andante de Schubert. Il habille d’une fougue beethovenienne le menuetto allegro vivace qui termine la sonate, mais dans la promptitude du rebond de ses doigts sur le clavier, qui donne un air de danse allemande au trio central. L’émotion ira crescendo avec les six Moments musicaux D 780 de Schubert . Du premier « Moderato » où il semble accrocher les notes à un fil de soie, doucement interrogatif, au dernier « Allegretto », dramatique et impérieux, en passant par le bouleversant et inoubliable « Andantino », l’ « Allegretto moderato » moins hongrois qu’il n’est de coutume, et l’ « Allegro vivace » au rythme obsessionnel d’une chevauchée préfigurant Erlkönig, Volodos nous place avec Schubert, en face de notre propre intériorité, de notre propre humanité, et pour cela aussi s’efface de notre vue, s’efface tout court, en humble passeur de la musique.
La deuxième partie est russe, avec Rachmaninoff d’abord. Le son d’airain du premier accord du Prélude opus 3 n°2 ébranle l’église et nous saisit. Volodos sait aussi bien timbrer les forte, les graves, sans les alourdir ni les rendre durs. Les accords sont pleins et longs, sublimés par une pédale mise à bon escient, le chant de la main gauche est magnifique de profondeur et de noblesse. Le Prélude opus 23 n°10 commence à pas doucement feutrés dans la beauté des timbres, puis s’épanouit dans la clarté des accords arpégés, et finit sur deux accords comme sur deux mots de tendresse. Le Prélude opus 32 n°10 par son rythme et la profonde mélancolie de ses harmonies vient, au début, en écho au second moment musical de Schubert, comme une fausse réminiscence. Mais l’éclairage change, s’assombrit, et Volodos fait sonner les graves comme des glas, soutient encore dans une longueur de son impressionnante le crescendo de la ligne forte puis fortissimo. C’est par un imperceptible amorti avant l’ « attaque », qu’il obtient cette expansion du son, ronde et large, à laquelle il laisse tout son espace, d’où s’échappent les pianissimi évanescents de la main droite, dont on n’entend plus les notes, mais le mouvement d’un voile. Puis Volodos semble improviser la Romance opus 21 n°7 (arrangement de son cru), qui charme par son romantisme délicat, et enchaîne l’hispanisante Sérénade opus 3 n°5 subtilement accentuée. Le tour d’horizon Rachmaninoff s’achève avec l’Étude-tableau opus 33 n° 3, dont il révèle le miracle: quels silences, quels beaux timbres, quel sentiment de paix à son écoute, d’une paix que rien ne pourrait atteindre!
Elle nous conduit tout droit à Scriabine : à nouveau six pièces, avec l’impalpable Mazurka opus 25 n°3 faite de rien, Caresse dansée opus 57 n°2 dans son halo de pédale, énigmatique comme un rêve, Énigme opus 52 n°2, spirituel et insaisissable, la fantasmagorie de Flammes sombres opus 73 n°2, l’onirique Guirlandes opus 73 n°1 où la musique semble se dissoudre dans la poudre de ppp incroyablement doux. Le récital culmine avec Vers la flamme opus 72: le musicien nous fait entrer dans le brasier de ses trilles, trémolos et accords incandescents, emplit l’église de son éblouissante et vertigineuse densité. Nous vivons avec lui sa vibration ultime, puissante, concentrée, à son paroxysme, sur des cimes plus hautes que les pics contemplés auparavant. Quelle expérience! Enfin la lumière rétablie éclaire le visage du pianiste: Schubert, Rachmaninoff, Scriabine étaient là ce soir. Volodos aussi, bel et bien. La douceur de son sourire et les étoiles de ses yeux nous l’affirment!
Crédit photo: © Marco Borggreve
COMPTE-RENDU, CRITIQUE, CONCERT. VERBIER festival 2019, le 22 juil 2019. MARC BOUCHKOV, violon, NAREK HAKHNAZARYAN, violoncelle, BEZHOD ABDURAIMOV, piano, VERBIER FESTIVAL, 22 juillet 2019. Babadjanian, Rachmaninoff, Dvorák .
Au Verbier Festival, la musique de chambre a ses quartiers d’été , et pas des moindres. On y vient écouter des formations constituées comme les quatuors à cordes (Arod et Ébène par exemple), mais aussi des formations occasionnelles qui viennent donner des concerts inédits et uniques, et des programmes originaux lors des « Rencontres inédites ». Ces artistes arrivent de tous les coins du monde de l’excellence musicale. Le 22 juillet le violoniste français Marc Bouchko v, le violoncelliste arménien Narek Hakhnazaryan (Premier Prix et Grand Prix au concours Tchaïkovski), et le pianiste ouzbek Behzod Abduraimov , tous trois bardés de prix et de distinctions, s’étaient réunis en trio à l‘église de Verbier pour un concert matinal.
Quelle bonne idée de faire découvrir au public le compositeur arménien-soviétique Arno Babadjanian (1921-1983) avec son Trio en fa dièse mineur! Une Å“uvre plaisante à écouter, très bien écrite, aux accents d’Europe centrale et au beaux élans lyriques. Le tandem violon-violoncelle très en phase, aux vigoureux coups d’archets, chante d’une même voix sur le jeu soutenu et expressif du piano. Le pianiste tient solidement sa partie, socle d’où s’envolent les traits mélodiques des cordes dans un dialogue enflammé (premier mouvement). L’andante chante magnifiquement par la voix du violon dans un premier temps, perchée haut dans des aigus très doux, très ténus par moment, mais somptueusement timbrés. Il est rejoint par le violoncelle au beau son velouté, qui reprend le long souffle de sa mélodie dans une profonde respiration intérieure. C’est émouvant et apaisant! L’allegro vivace commence comme une danse électrisante, très scandée, inspirée de la musique des Balkans. Les musiciens jouent avec une passion tenue, contenue, d’autant plus intense qu’ils ne la laisse à aucun moment déborder et ne se perdent pas dans une expression débridée. Quelle force de caractère!
Le concert se poursuit avec le premier Trio Élégiaque de Rachmaninov , œuvre de jeunesse en un seul mouvement. Le jeu de Behzod Abduraimov s’impose ici dans toute son envergure: il s’érige en pilier robuste de l’ensemble; très présent et timbré, ferme et lyrique, il devient orchestral, se mue en baryton basse par endroits. Le trio du jour triomphe pour finir dans le fameux Trio « Dumky » n°4 en mi mineur de Dvorák . On mesure le niveau d’excellence de ces trois musiciens, solistes, oserait-on dire, tant leurs personnalités sont marquantes et s’affirment individuellement en même temps qu’elles se rejoignent dans la même énergie. Abduraimov tient toujours les rênes et l’ossature de l’ensemble, dans la succession de ses multiples mouvements. On traverse des moments éminemment poétiques, de la nostalgique douceur du violoncelle, sur les effets de cymbalum du piano au début, à la variété des phrasés du violon. Les « Dumky » sont superbes de reliefs, de couleurs, et emportent l’engouement du public qui explose d’applaudissements, rappelant par quatre fois les trois garçons prodiges sur la scène. Pas de bis, mais un souvenir impérissable demeurera de cette heure de bonheur musical.
Illustration : © Diane Deschenaux
COMPTE-RENDU, CONCERT. VERBIER FESTIVAL 2019, le 21 juil 2019. VERBIER CHAMBER ORCHESTRA, GÃBOR TAKÃCS-NAGY, direction / LAWRENCE POWER, alto / SERGEI BABAYAN et DANIIL TRIFONOV, pianos. Shchedrin, Schumann, Bach, Mozart.
La salle des Combins à Verbier est ce que l’on appelle une structure éphémère, pouvant accueillir 1800 personnes. Elle est spécialement montée et équipée pour abriter les grandes formations le temps du festival. Le 21 juillet, le Verbier Festival Chamber Orchestra dirigé par son chef hongrois Gábor Takács-Nagy partageait sa scène avec l’altiste Lawrence Power et les pianistes Sergei Babayan et Daniil Trifonov dans un programme des grands soirs, apprécié des habitués du prestigieux festival.
BABAYAN ET TRIFONOV : ENTRE PÈRE ET FILS
Prologue.
Le Concerto Dolce pour alto, orchestre à cordes et harpe, du compositeur Rodion Shchedrin  (1932) est une composition de 1997 en un seul mouvement. Il met en valeur l’alto dans un ambitus large. Lawrence Power interprète avec une grande force expressive et une maîtrise totale cette œuvre qui se situe à la lisière de la modernité, imprégnée en profondeur d’un classicisme assumé. C’est sans faillir qu’il soutient fermement de son archet les lignes mélodiques parfois interminables, dont il traduit le sentiment mélancolique, les slaves états d’âme, et en accentue les accès douloureux, perçant par moments l’extrême aigu de l’instrument avec une justesse parfaite, accompagné d’un orchestre dirigé avec grande méticulosité.
Interlude.
L’Andante et variations pour deux pianos opus 46 de Schumann est rarement joué en concert et c’est une chance de l’entendre ici, qui plus est par deux musiciens dont la complicité ne fait aucun doute, celle du maître Sergei Babaya n, et de son élève surdoué et inspiré, Daniil Trifonov . On perçoit sur le visage de Babayan cette bonté bienveillante, cette paisible douceur qui baigne aussi son jeu, et Trifonov, loin de vouloir tuer le père, d’une respectueuse et attentive docilité, se fond dans le moule de tendresse façonné par son maître, et s’accorde avec lui pour nous en dire au creux de l’oreille toutes ses confidences. Cela donne un délicat bijou musical dont on cède au charme sans résistance, un moment de pure grâce.
Bach, le père, et l’enfant Mozart.
L’orchestre se joint au duo pianistique dans le Concerto pour deux claviers BWV 1062 de J.S. Bach . Les deux musiciens en tissent inlassablement l’étoffe avec cette même complicité et jalonnent des reprises alternées de leurs traits le flux continu de l’œuvre, dans un unique mouvement dynamique. Puis quel délicieux moment avec l’andante  joué sans empressement, ni lenteur néanmoins, dans un phrasé enveloppant, tout en rondeur et en douceur! Le dernier mouvement allegro assai suit dans une réjouissante énergie soutenue avec légèreté par l’orchestre: ici la différence de jeu des deux pianistes point un peu plus, Babayan colorant le sien à l’articulation nette, en ourlant davantage les lignes mélodiques, Trifonov se situant dans une abstraction analytique, marquant davantage les appuis. En deuxième partie, autre concerto pour deux pianos, celui en mi bémol majeur K 365 que Mozart composa en 1779 pour sa sœur et lui-même. Babayan et Trifonov prennent un plaisir commun non dissimulé à partager l’innocence de ces pages, à y mettre leur cœur d’enfant, Trifonov avec une simplicité confondante, l’air de ne pas y toucher, Babayan dans un surcroît de lumineuse tendresse.
Épilogue.
Quoi de mieux que Mozart après Mozart? Le public demande un bis: Babayan déplace sa banquette pour cette fois partager humblement le clavier de son élève. La Sonate pour piano à quatre mains en ut majeur KV 381 clôt le concert, et ravit définitivement le cœur de l’auditoire heureux. Les notes de cette belle soirée continueront de vibrer dans nos mémoires, comme celles de ces harmonieuses et radieuses retrouvailles, celles d’un élève reconnaissant et de son maître récompensé.
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Illustrations : © Lucien Grandjean
COMPTE-RENDU CRITIQUE RÉCITAL DANIIL TRIFONOV, piano, VERBIER FESTIVAL, 20 juillet 2019. Berg, Prokofiev, Bartók, Copland, Messiaen, Ligeti, Stockhausen, Adams, Corigliano.  Le Verbier Festival (Suisse) qui s’achèvera le 3 août propose sur ses hauteurs une immersion musicale de haut vol, avec les plus prestigieux interprètes. Fort de sa renommée, il sait oser des programmes qui sortent des sentiers battus. Le 20 juillet, le pianiste Daniil Trifonov , Premier Prix et Grand Prix du concours Tchaïkovski, donnait un récital peu banal à l’église de Verbier, enchaînant des œuvres du vingtième siècle et contemporaines.
Construire un programme de récital requiert une réflexion en profondeur que bien des musiciens escamotent, se contentant parfois d’une œuvre phare, ou deux, enrobée de quelques pièces de leur répertoire pourvu que les tonalités s’accordent dans leur succession, gage d’impression d’unité. Ce n’est pas le cas de Daniil Trifonov dont les programmes sont toujours soigneusement et intelligemment conçus. Quelle hardiesse dans celui de ce soir! Il faut sacrément de l’aplomb pour imposer aux oreilles mélomanes des pièces qui s’éloignent de la séduction mélodique « classique » et du si familier et confortable langage tonal, pour conquérir un public avec un répertoire qui bouscule, étonne, percute, déroute, et plane parfois dans des sphères à l’indicible mystère.
DANIIL TRIFONOV:
DE L’ÉNERGIE ET LA CONTEMPLATION AU PIANO PRÉDICATEUR
Daniil Trifonov arrive, ses partitions sous le bras, chaussé maintenant de lunettes, avec une allure d’étudiant qui viendrait soutenir une thèse. Il glisse en douceur dans le clavier du grand Steinway les premiers intervalles de la Sonate opus 1 d’Alban Berg (créée en 1910). Voici enfin un interprète qui n’en donne pas une version expressionniste ni déchirée! Il semble en chérir chaque note, les laisse éclore avec tendresse, dessine les contours complexes de sa polyphonie et de ses chromatismes avec une ultra sensibilité, prend le temps voluptueux de ses moments de relâchement, culmine dans les quadruples fortissimi sans dureté mais dans l’ardeur empressée d’un lyrisme passionné. Quelle sensualité! il semble s’émerveiller de chaque note, de chaque micro-inflexion, de chaque entrelacement, dont il invente le mouvement sublime en même temps qu’il le joue, s’enthousiasme de ses élans, baigne de profonde plénitude les toutes dernières notes d’un si mineur enfin résolu. Le ton change avec Sarcasmes opus 17 de Sergeï Prokofiev (1912-14), percussifs et à l’énergie décapante. Le compositeur commentait ce recueil de cinq pièces par ces mots: « il nous arrive parfois de rire cruellement de quelqu’un, mais quand nous y regardons de plus près, nous voyons combien est pitoyable et malheureuse la chose dont nous avons ri. Alors nous commençons à nous sentir mal à l’aise… ». Trifonov maître dans la tenue rythmique et la précision de l’articulation, comme dans la conduite dynamique de ces pièces, trouve dans leurs sonorités contrastées leur ton férocement moqueur, voir malfaisant, incarne une monstruosité, prenant une attitude de gnome, les bras arqués, courbé sur le piano, l’œil noir. « Szabadban » (En plein air) est une suite de cinq pièces de Béla Bartók composée en 1926. L’énergie d’ Avec tambours et fifres (première pièce) s’enchaîne parfaitement avec la musique de Prokofiev, et introduit un univers où des esquisses de danses traditionnelles savamment accentuées (Musettes) croisent des mélodies qui apparaissent dans un halo de mystère à l’atmosphère contemplative (Musiques nocturnes). Le pianiste dévoile une palette de timbres d’une finesse à peine pensable, dans un contrôle absolu du son, pesant chaque note, écoutant chaque résonance, donnant profondeur aux plus doux pianissimi. Musiques Nocturnes prend un tour métaphysique mêlant aux unissons joués comme des antiennes le chant délicat d’un rossignol imaginaire. Trifonov nous transporte hors du monde dans ce moment de grâce, puis nous plaque au sol avec l’énergie tellurique de « la Chasse » (cinquième pièce). Le voyage mystique se poursuit avec les sombres Variations pour piano d’Aaron Copland (1930): Trifonov y fait sonner le piano avec force mais sans rudesse, met du poids, fait éclater les dissonances, les adoucit, allège, raréfie, serre les cellules rythmiques dans une énergie frénétique, introduit des cloches à toute volée, plaque de grands accords larges et dissonants qui annoncent Messiaen. C’est grandiose. Justement, des Vingt Regards sur l’Enfant-Jésus (1944) d’Olivier Messiaen , Il joue le Baiser de l’Enfant-Jésus (15ème), d’une douceur désarmante, d’une prodigieuse longueur de son sous ses trilles bavards et lumineux, très lisztiens, façon ascensionnelle de conclure une première partie de concert fascinante!
Sous le signe de l’énergie et de la contemplation, Trifonov poursuit le concert avec Musica Ricercata (I à IV) de György Ligeti (1953-54): une perfection de précision, de clarté, dans une progression dynamique telle que l’énergie semble se régénérer au fur et à mesure de l’interprétation. Elle conduit à l’abstraction des accords répétés du Klavierstück IX de Karlheinz Stockhausen , achevé en 1960. Le pianiste crée ici un univers en trois dimensions, de résonances et de silences, et parvient à produire une sensation de continuité, si difficile à réaliser dans l’écartèlement des registres et l’étirement rythmique, voire l’absence de rythmicité, libérant les harmoniques dans une pureté sonore absolue. A ce moment on prend conscience d’un impressionnant silence, celui du public captivé, dont l’attention et la concentration sont à leur comble. Le pianiste se garde bien de le sortir de cet état méditatif, avec la douceur hypnotique de China Gates de John Adams , d’une égalité impeccable, imperceptiblement kaléidoscopique, irréel de beauté stellaire! Rien ne vient troubler ce prodige, qui abolit le temps et procure un sentiment de béatitude. La répétition, l’ostinato semblant le fil conducteur de cette partie de concert, Trifonov donne pour finir, la Fantasia on an Ostinato de John Corigliano (1985). Cette œuvre, commande du concours Van Cliburn, créée par Barry Douglas, repose sur un ostinato sur lequel elle est bâtie en arche géante. Elle fait référence explicitement par ses citations au second mouvement de la septième Symphonie de Beethoven. Le pianiste l’interprète avec une profondeur hors du commun, et nous plonge dans son monde métaphysique et extatique, à des années lumières de notre vulgaire et terrestre condition, avant d’accrocher au ciel comme une nuée de chants d’oiseaux. On reste subjugué. Comment sortir indemne de ce concert? Daniil Trifonov nous aura donné à vivre une expérience au-delà même de la musique, nous aura conduits quelque part dans de lointaines sphères, là où tout n’est qu’harmonie et beauté. 4’33 de silence (Cage ) s’imposèrent ensuite.
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COMPTE-RENDU CRITIQUE RÉCITAL DANIIL TRIFONOV , piano, VERBIER FESTIVAL, 20 juillet 2019. Berg, Prokofiev, Bartók, Copland, Messiaen, Ligeti, Stockhausen, Adams, Corigliano. Illustration : © Nicolas Brodard / Festival de Verbier
COMPTE-RENDU CRITIQUE LES PIANOS DE LA BALTIQUE, FESTIVAL RADIO FRANCE OCCITANIE MONTPELLIER, 14 juillet 2019, Lukasz Krupiński, Paavali Jumppanen, Mūza Rubackytė. Du 10 au 26 juillet 2019, la 35ème édition du Festival Radio France Occitanie Montpellier a rendu hommage à l’incroyable foisonnement créatif des pays nordiques: c’est un paysage musical exotique et vaste qu’elle a ouvert aux festivaliers, par la venue d’artistes autochtones, proposant un abondant répertoire de compositeurs célèbres ou méconnus. Le piano a été largement présent sur les scènes du festival, et l’après-midi du 14 juillet, une triade de récitals lui était consacrée. Les « Pianos de la Baltique » nous ont invités au voyage avec Lukasz Krupiński, Paavali Jumppanen, et Mūza Rubackitė.
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Lukasz Krupiński: clarté et raffinement
Le benjamin Lukasz KrupiÅ„ski, pianiste polonais âgé de 27 ans, a enchaîné de nombreux prix et distinctions; il est notamment lauréat de l’édition 2015 du Concours Chopin de Varsovie où il a été demi-finaliste, et a été finaliste au concours Feruccio Busoni de Bolzano en 2017, et enfin Premier Prix du concours de San Marino en 2016. Si les compositeurs qu’il a choisi d’interpréter nous sont familiers, nous découvrons un artiste talentueux et inspiré, au jeu raffiné truffé d’idées musicales. Le troisième prélude et fugue en do dièse mineur BWV 872 du Clavier bien tempéré de Bach, conduit dans la profondeur du son et d’une émouvante tenue, précède la Barcarolle opus 60 de Chopin: comme il réalise bien ce balancement de la main gauche au tout début, par une légère suspension de son mouvement! Puis elle devient parfaitement stable sous le chant en tierces de la main droite au délicat rubato, libre et limpide, lumineux et comme bercé d’une heureuse et paisible insouciance. Sa Barcarolle avance dans une douce fluidité, laissant percer de micro-contrechants inattendus. KrupiÅ„ski prend le temps des belles choses, dessine des guirlandes mélodiques aux lignes souples et déliées, met de l’air entre les notes, et lorsque le ton devient plus passionné, c’est sans emphase et sans tension précipitée, mais à pleine voix et dans la plénitude harmonique dont toute la richesse nous apparaît. C’est chanté, ça respire, c’est beau! La quatrième Ballade opus 52 de Chopin est de la même veine: elle chante, magnifiquement timbrée, dans une clarté naturelle. Lorsque l’effusion héroïque progressivement s’installe, la main gauche s’affermit, fait sonner les basses, soutient solidement de ses flots de notes le récit épique. Il y a dans le jeu de KrupiÅ„ski, une largeur vocale et une transparence de l’harmonie qu’il n’écrase jamais du poids des fortissimi. C’est une ballade resplendissante et passionnée dont il a enfoui les sombres et déchirants accents. En cerise sur le gâteau, sa grande Valse brillante opus 18 de Chopin a du chien, et invite à la danse. Avec autant de délicatesse digitale et de soin apporté aux timbres, il aborde les pages tourmentées de la troisième sonate opus 23 de Scriabine, intitulée « États d’âme ». Dans l’agitation fougueuse du drammatico, comme dans la tendre contemplation de l’andante, son jeu donne tout à entendre, étage les nappes sonores, s’ancre dans les graves, ou au contraire plane en apesanteur. Son programme s’achève avec la Valse de Ravel, qu’il fait virevolter, aérienne, grisante. Elle soulève des voiles de mousseline glissés sur le clavier d’un imperceptible mouvement de ses doigts, s’anime jusqu’au tourbillon final, exulte, éblouissante et vertigineuse. KrupiÅ„ski n’aura cessé de nous séduire par sa démonstration d’un art pianistique dans toutes ses subtilités.
Paavali Jumppanen: dans la modernité
Paavali Jumppanen est un pianiste venu de Finlande. Formé auprès de Krystian Zimerman à Bâle, il a aussi étudié l’orgue, le pianoforte et le clavecin. Il a collaboré avec de nombreux compositeurs contemporains comme Boulez, Dutilleux, Murail, Penderecki et des compositeurs finlandais, dont Usko Meriläinen (1930-2004) dont il va jouer sa Sonate n°2. Auparavant ce sont trois des Dix pièces opus 58 de Sibélius qui introduisent son programme: Rêverie, Scherzino et Fischerlied. Le pianiste qui joue dans le fond du clavier pare d’une belle sonorité ces pièces attachantes alternant lyrisme à l’allure romantique (Fischerlied), modernité d’écriture qu’il souligne, et subtilité mélodique (Rêverie). S’il se révèle être un excellent interprète de la musique du XXème siècle, il est moins convainquant dans Schubert, dont il joue la Wanderer Fantaisie en ut majeur D 760. Le début manque de précision et de projection. Il semble prioriser une lecture verticale de l’œuvre dont le cours mélodique souffre un peu. Les passages « pp » sont d’une belle intériorité mais il ne parvient pas à donner d’ampleur dans les forte. Le voici dans son élément avec la Sonate n°2 de Meriläinen (créée par Solomon en 1966). Dans cette pièce austère alternant grands blocs d’accords et notes isolées répétées, il parvient à créer un monde mystérieux, par des effets d’échos, et de diffraction du son. Le pianiste rend, pour finir, hommage au compositeur français Debussy, et à notre fête nationale, dans des extraits des Préludes du Livre 2. Bruyères a de belles couleurs mais il lui manque ce petit rien poétique et léger qui lui donne sa grâce, cet impalpable je-ne-sais-quoi. Par contre il fait merveille dans les autres préludes: Général Lavine est spirituel et bourré d’humour, Ondine une fée des eaux vivace, insaisissable et facétieuse, et les Feux d’artifice éclatent en fulgurances puis se dissolvent dans des liquidités habilement colorées avant de fondre dans l’évocation de la Marseillaise en lointain écho. On retiendra de ce concert la découverte d’un artiste ouvert sur la diversité des esthétiques et profondément attaché à la musique de son pays dont il a à cœur de partager l’univers et les émotions. D’ailleurs il reviendra en bis avec Sibélius et son merveilleux cinquième Impromptu de l’opus 5, miroitant et superbe de fluidité.
Mūza Rubackitė: le piano expressionniste
On connait l’engagement de la pianiste lituanienne MÅ«za RubackitÄ— dans la promotion de la culture de son pays après s’être impliquée pour l’indépendance de la Lituanie lorsqu’elle était sous le joug soviétique. Grande interprète de Liszt, elle a fondé en 2009 le Vilnius Piano Festival. Elle clôture cet après-midi nordique par un concert original et inédit consacré pour salpes grande partie aux compositeurs baltes. Le premier est le lituanien Mikalojus Konstantinas ÄŒiurlionis (1875-1911), qui, fait exceptionnel, mena également une carrière de peintre, liant l’expression musicale à celle picturale. L’esprit romantique domine dans les six préludes et les deux nocturnes que la pianiste interprète avec passion. La personnalité forte de cette artiste éclate dès les premières mesures: son jeu direct ne cherche pas à séduire, ni même à s’arrondir, sans être pour autant anguleux. Elle laisse libre court à l’expression sans fard de sentiments âpres, rudes, ou même parfois violents, sombres, ponctuant ces accès de pauses méditatives bouleversantes et d’un apaisant épisode pastoral inattendu au cÅ“ur du pathos de ces pages. Ce sont ensuite trois courts préludes (opus 13 n°1 et opus 19 n°1 et 2) du compositeur letton JÄzeps VÄ«tols (1863-1948), élève de Rimski-Korsakov, qu’elle donne à découvrir. Le second (opus 19 n°2) surprend par ses accents presque schumanniens, voire même fauréens, tandis que l’opus 19 n°1 s’ébranle d’une agitation passionnée. Pourquoi Louis Vierne (1870-1937), compositeur français maître de la Schola Cantorum, dans un tel programme? Parce que sans doute ses Préludes pour piano opus 36 ont un thème qui renvoie à l’histoire douloureuse de la Lituanie que la pianiste a vécue dans toute son acuité: ils se réfèrent au déchirement et à la perte (l’angoisse de la guerre et la perte d’un être cher). Le second Livre rassemble des pièces aux titres sans équivoque: Évocation d’un jour d’angoisse, Dans la nuit, Suprême appel, Sur une tombe, Adieu, et Seul. C’est donc un cycle sombre et tragique dont MÅ«za RubackitÄ— exprime sans ménagement les désespérances, de la supplication éperdue de Suprême appel, la mélancolie désabusée de Sur une tombe, la douloureuse angoisse d’Adieu, le tourment de Seul qui s’achève dans l’extinction. On aurait ensuite attendu davantage de précaution sonore dans la Valse opus 38 et les quatre Études (opus 8 n°9, opus 42 n°5, opus 8 n°11 et N°12) de Scriabine. Mais le jeu de la pianiste persiste dans le même esprit. Enflammé, très exalté, il est lâché sans retenue, manque parfois de précision, demeure écorché, expressionniste. Les lignes mélodiques souffrent ici d’attaques trop dures, perdent en horizontalité, en subtilité. Le Liebestraum de Liszt apportera en bis une dernière touche réconfortante par son lyrisme chaleureux, à ce programme bouleversant mais par moment glaçant. MÅ«za RubackitÄ— n’est pas de ces musiciennes que l’on oublie. Elle est une grande dame, de celles qui ne maquillent rien, se livrent telles qu’elles sont, telles que leur histoire les a forgées, et donnent sens à leur art.
COMPTE-RENDU CRITIQUE. CONCERT LES TABLEAUX D’UNE EXPOSITION-I, FESTIVAL RADIO FRANCE OCCITANIE MONTPELLIER, 13 juillet 2019, ONCT direction Tugan Sokhiev, Bertrand Chamayou, piano, David Guerrier, trompette, Sibelius, Chostakovitch, Moussorgski . Le Festival Radio France a ouvert sa 35ème édition le 10 juillet, « Soleil de nuit ». Jusqu’au 26 juillet, les musiques du Nord, le thème choisi cette année, ont diffusé un vent de fraicheur sur Montpellier et toute l’Occitanie, proposant quantité de découvertes et raretés aux côtés des monuments du répertoire. Les salles climatisées du Corum, immense espace en lisière de la vieille ville conçu dans les années 80 par l’architecte Claude Vasconi, ont offert aux festivaliers un confort appréciable à tous points de vue, en particulier acoustique. Le 13 juillet, le public était invité à une soirée grand format avec l’Orchestre National du Capitole de Toulouse sous la direction de son chef Tugan Sokhiev, le pianiste Bertrand Chamayou et le trompettiste David Guerrier.
SOKHIEV PROPULSE FINLANDIA
La salle Opéra Berlioz est pleine à craquer. Le piano n’occupe pas encore le devant de la scène. En prélude l’ONCT donne le poème symphonique Finlandia de Sibélius. On est dès lors conquis par la présence charismatique de Tugan Sokhiev à la tête de l’orchestre, qu’il embarque dans sa vision puissante et grandiose de l’œuvre du finlandais. La phalange toulousaine répond à merveille à sa gestuelle expressive et précise, belle de surcroît, dans ses moindres inflexions. Le chef pose sur l’œuvre de grands aplats de couleurs, caractérisant les timbres de chacun des pupitres. Il déploie la large opulence des cuivres, trace de grandes lignes avec les cordes au legato d’une homogénéité remarquable, auxquelles il mêle les couleurs rondes et suaves des bois. Sokhiev nous subjugue par sa manière de conduire les dynamiques, de soulever la grande masse orchestrale en partant de l’attaque la plus douce, mais enracinée, sans que l’on ne sente aucune inertie, aucune pesanteur terrestre, pour la propulser d’un seul souffle dans un lyrisme enivrant de beauté.
CHAMAYOU ET GUERRIER FONT CINGLER CHOSTAKOVITCH
Composé dans les années trente, le concerto pour piano, trompette et orchestre à cordes opus 35 de Chostakovitch est redoutable pour les doigts des pianistes de par la réactivité et la précision rythmique qu’il requiert. La trompette y tient un second rôle dans la mesure où son apparition est épisodique alors que le piano mène le jeu. Mais comme à l’opéra, le second rôle ici instrumental y est tout aussi essentiel. La trompette de David Guerrier illumine cette Å“uvre piquante où le piano ne tarie pas de son bavardage, par touches successives, dans la volubilité de son propos à l’articulation claire et, lorsque cela est opportun, dans le soutien infaillible du souffle. Bertrand Chamayou s’y jette avec des doigts acérés et lestes, ses phalanges précises et solides agrippent le fond des touches, décapent l’œuvre dans des sonorités de fer (Allegretto). Le pianiste la prend à bras le corps, dans un engagement physique sidérant, guettant les gestes du chef et les instruments d’un Å“il furtif. La synchronisation est parfaite entre Sokhiev et les solistes, qui s’entendent pour la teinter de dérision et de férocité, d’espièglerie aussi, s’en amusent, en accusent les humeurs changeantes. Dans la longue mélopée du second mouvement (lento), Chamayou traverse des contrées intérieures ombrageuses de mélancolie, porté par le beau et lisse legato des cordes, relayé par le chant apaisé de la trompette bouchée, jusqu’au court moderato introduisant l’allegro con brio final, cinglant, irrésistible de furieuse et joyeuse frénésie. Le public a raison d’apprécier ces deux musiciens-comédiens qui ponctuent cette première partie avec le savoureux « Rondo for Lifey » de Leonard Bernstein.
TUGAN SO KIEV!
Tour au musée avec les Tableaux d’une exposition de Modest Moussorgski, dans l’arrangement de Maurice Ravel. Si Tugan Sokhiev et l’ONCT ont gravé ce chef-d’Å“uvre dans un CD remarqué, paru sous le label Naïve en 2006, leur interprétation en concert continue de fasciner par sa flamboyance. La somptuosité de l’orchestration de Ravel est bien servie par le chef qui n’a pas une approche monolithique de l’œuvre mais en souligne avec méticulosité toutes les subtilités. En grand coloriste, il brosse plus que des tableaux, et fait de chaque « intermezzo » une scène de théâtre, vivante, suggestive de toutes les expressions humaines. La fin est spectaculaire: il ouvre grand et large la Grande Porte de Kiev, monumentale mais pas écrasante, fait sonner de vraies cloches dans l’orchestre, et pare cet épilogue des feux des cuivres, clouant sur place un public revigoré, impressionné par tant de majesté. Pour finir, un bis qui arrive tout en douceur: la première Gymnopédie d’Éric Satie arrangée par Claude Debussy.
Avec le mage Tugan Sokhiev, l’ONCT démontre une nouvelle fois son excellence. Puisse la connivence artistique de la phalange toulousaine et du chef russe durer et nous offrir encore longtemps autant de réjouissants programmes!
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DINARD, 30ème édition : 10 – 18 août 2019 . Le Festival international de musique de Dinard fête ses trente ans du 10 au 18 août prochains. Des réjouissances musicales dans le droit fil de son histoire, mais aussi tournées vers l’avenir: c’est un cru alléchant que nous propose sa nouvelle directrice artistique, Claire-Marie-Le Guay , en huit grands rendez-vous concerts, mais pas seulement. 3 lieux cette année, l’église Notre Dame de Dinard, l’auditorium Stephan Bouttet, et, nouveauté, le parc de Port-Breton où aura lieu le concert d’ouverture (gratuit) à la tombée du jour, en plein air, à proximité immédiate de l’océan. Des notes marines mêlées au parfum d’embruns teinteront le programme de musique française donné par l’Orchestre Symphonique de Bretagne, sous la direction de Grant Llewellyn, et le violoncelliste Bruno Philippe: une Å“uvre de la compositrice Frédérique Lory, d’inspiration bretonne, côtoiera celles de Poulenc, Saint-Saëns et Bizet. Seuls les nuages ne seront pas invités! (et s’ils insistent et s’expriment, une solution de repli est prévue). Après la plage, on viendra en famille au concert du dimanche: C.M. Le Guay et Agnès Jaoui nous conteront en musique les Malheurs de Sophie.
30 ANS DU FESTIVAL INTERNATIONAL DE MUSIQUE:
DINARD EST UNE FÊTE !
Le piano gardera ses lettres de noblesse, comme il est de tradition au festival, avec Bertrand Chamayou (le 12) dans un programme tout français aussi, mais qui nous fera prendre le large, et avec Kun-Woo Paik (programme Chopin, le 15), grande figure du festival qu’il dirigea pendant 21 ans. Les jeunes et non moins grands talents d’aujourd’hui seront là : le quatuor Mona (le 14), le pianiste Jean-Paul Gasparian et la violoniste Eva Zavaro (le 17). Avec le violoncelliste François Salque et l’accordéoniste Vincent Peirani, le classique flirtera avec le jazz (le 16). Enfin C.M. Le Guay et l’Orchestre Symphonique de Bretagne clôtureront les festivités le 18, avec tendresse et panache, dans un programme Brest-Vienne (Jean Cras, Mozart, Beethoven).
Ce n’est pas tout! Le festival résolument ancré dans sa ville, dans son port, accompagnera pour la première fois la Messe du pardon de la mer le 11 août (par le Choeur de Dinard). Notons aussi l’exposition à la médiathèque sur le thème des Malheurs de Sophie, et le tout nouveau « off » qui animera d’impromptus musicaux divers endroits de la ville au fil des jours du festival. Alors il y aura bien de quoi nous exclamer: Dinard est une fête!
Renseignements et réservations: www.ville-dinard.fr rubrique billetterie, ou par téléphone: 0 821 235 500
COMPTE-RENDU critique, concerts. 55è FESTIVAL LA GRANGE DE MESLAY (2), les 16 JUIN 2019, Schwizgebel, Julien-Laferrière, Goerner… La grange vient de refermer ses portes de bois multi-séculaires sur la 55ème édition du fameux festival. Quand Sviatoslav Richter s’éprit du lieu en 1964, et y créa les Fêtes Musicales en Touraine, savait-il que plus d’un demi-siècle plus tard la grande halle de pierre débarrassée de ses meules de paille et de ses gallinacés, continuerait à accueillir la fine fleur des musiciens? Savait-il que rien n’aurait changé ou presque: son cadre bucolique, au milieu des champs de blé, sa nef sur terre battue, sommairement dissimulée par un tapis de fortune, sa solide charpente en cœur de chêne recouverte d’une volige percée ça et là sous ses vieux bardeaux, et sa scène surélevée avec son fond acoustique, strict minimum ajouté pour le confort de la musique?
LES MOISSONS MUSICALES DE LA GRANGE DE MESLAY – 55ÈME ÉDITION – 2
Si l’âme du légendaire pianiste russe, et les ombres inspirantes des illustres Fischer Dieskau, Schwarzkopf et autres planent encore dans les esprits et suscitent l’émotion, le festival vit au temps présent, et à l’heure des talents actuels. Ainsi en témoigne la programmation de René Martin, qui sait perpétuer la tradition d’excellence, loin du pur souci de commémoration.
LES DUOS DU DIMANCHE
Le dimanche 16 juin réservait la scène à deux duos, et pas des moindres!
La jeune génération de musiciens fait se croiser de très brillants artistes, bardés de prix, et désormais invités sur les plus prestigieuses scènes. Le pianiste Louis Schwizgebel et le violoncelliste Victor Julien-Laferrière viennent ainsi tout juste d’associer leurs talents sur ce programme: Beethoven, ses sept variations sur un thème de la Flûte Enchantée, Bach, sa sonate n°1 BWV 1027, Schumann, ses Fantasiestücke opus 73, et Brahms, sa deuxième sonate pour violoncelle et piano opus 99. Ils filent le parfait accord. On pourrait croire que ces deux-là jouent ensemble depuis le berceau, or il n’en est rien. « Pas besoin de mots entre eux nous » disent-ils, ils assemblent, s’écoutent, puis rejouent: l’harmonie se soude immédiatement. Les deux artistes illuminent les variations sur le duo Pamina-Papageno de la Flûte enchantée, le pianiste par son jeu clair et délicat, le violoncelliste par la légèreté de son archet, et ses tendres et souples phrasés. Ils prennent leur temps dans Schumann, respirant d’un même poumon, donnent de la largeur au chant, et nous font entrer dans l’intimité de Fantasiestücke très intériorisées, d’abord exemptes d’effusions, puis portées par l’élan passionné du violoncelle. Entre Schumann et Brahms, Bach prend sa juste place: non point à la manière baroque historiquement informée, pas plus que dans l’esprit romantique, mais une place intemporelle où seule la musique compte, peu importe l’instrument, son plumage ou son cordage. Et l’on prend plaisir à entendre du Bach ainsi joué, dans un phrasé si naturel et dansant, avec cette fine articulation soulignée par la légèreté de la ponctuation du piano. Leur deuxième sonate de Brahms, composée en 1886, est d’une autre envergure, sonde l’univers orchestral, étend la palette sonore du violoncelle, entre profond lyrisme et textures aussi variées que ses climats successifs (ses longs trémolos dans le grave sont saisissants). On ne s’y ennuie pas une seconde! Louis Schwizgebel et Victor Julien-Laferrière forment un duo enthousiasmant, et s’ils jouent quelque part ailleurs cet été, il faut y courir.
Au cœur de l’après-midi, le soleil qui transperce la grande porte de bois trouée par le temps, diffuse une constellation. Deux stars arrivent sur scène: Lukas Geniusas , 2ème prix du concours Tchaïkovski, et le violoniste Aylen Pritchin , premier prix du concours Long-Thibaud, qui dans la foulée partira pour Moscou, concourir au Tchaïkovski! À leur programme, Stravinsky: la suite d’après des thèmes, fragments et morceaux de Pergolèse, Beethoven: la sonate n°8 opus 30 n°3, Debussy: la sonate n°3 en sol mineur et Bizet/Waxman : Carmen Fantaisie. Le duo qui n’est pas à court d’imagination, invente des personnages dans Stravinsky, multiplie les couleurs et les textures. Le jeu des musiciens est varié, vivant et particulièrement agile. Des harmoniques du début, aux sonorités lisses et sages, ou au contraire rugueuses, truffées d’aspérités, la partition néo-classique revendique avec eux sa modernité. La vitalité des deux musiciens s’exprime dans l’énergique sonate de Beethoven, qui chante (allegro assai) et danse à tours de bras (allegro vivace). Mais c’est la tendresse et la grâce qui prime dans le second mouvement « tempo di Minuetto », et dans la Sonate de Debussy qui suit, la suavité des timbres du violon. On se laisserait délicieusement couler dans les langueurs et la sensualité de cette musique de l’instant, dans laquelle les deux musiciens et le violon en particulier se vautrent voluptueusement, si la fin frénétique ne venait l’interrompre. La fin du concert éclate avec la folle virtuosité de la Carmen Fantaisie aux accents tzigane, dans laquelle le duo fait sensation!
NELSON GOERNER, DE LA LUMIÈRE DE CHOPIN À L’ÉNERGIE BEETHOVENIENNE
La personnalité discrète de Nelson Goerner n’a pas pour autant relégué dans l’ombre ce pianiste argentin qui mène une très belle carrière à l’orée de la cinquantaine. La bonne fée Martha s’est certes penchée sur son berceau, lorsqu’il lui fallut entrer au conservatoire de Genève, mais on peut dire que son parcours sans fanfare médiatique n’a cessé d’être émaillé de succès sur les plus grandes scènes internationales, et cette reconnaissance elle ne tient qu’à son talent et à son engagement purement artistique. Il y a deux ans son enregistrement des Nocturnes de Chopin prenait place au rang des références, tout comme une année auparavant celui de la sonate HammerKlavier de Beethoven. Doué d’une sensibilité à fleur d’âme, cet artiste à l’intégrité et au goût sans faille ne cesse d’émouvoir. On le retrouve ce même soir, après les deux concerts de chambre de la journée, sans aucune sensation de satiété. Avec les deux nocturnes opus 48 de Chopin, voici qu’il fait mouche à nouveau. Et pourtant c’est dans la pudeur que le n°1 commence, retenu, posé, les basses présentes mais effacées derrière la ligne de chant digne et magnifique au lyrisme juste, sans étalage. Le ton est là dès le début, profond, vrai. Le choral caresse le cœur par ses douces traînées sonores au bout des accords, que le pianiste laisse lentement s’éteindre en poudre d’astres, avant de projeter le chant dans une fièvre passionnelle, hissé par les montées d’octaves à la basse. Son second nocturne est tout en charme: il semble esquisser le pas d’une danse galante au cœur des méandres de la mélodie tendrement persuasive. Les Variations et fugue opus 23 de Paderewski ont été composées en 1903, l’année même où Debussy écrit ses Estampes. Ignorant la modernité naissante, cette œuvre robuste perpétue la tradition romantique empruntant son ultime sillage. Goerner la prend à bras le corps, puissante, forte, éloquente, empoigne les graves, transforme le bois de la table d’harmonie en bronze, fait de ses variations un corpus d’études dont il transcende les difficultés. La fugue grandit, et résonne monumentale, comme une volée de cloches géantes. Le Blumenstück opus 19 de Schumann est après telle déflagration, un tendre et paisible intermède avant l’Appassionata de Beethoven (sonate n°23 opus 57), ses fulgurances, ses accès orageux, ses éclats. Goerner en Ouranos du clavier déchaîne un ouragan, burine les doubles croches dans une articulation extrêmement nette, même à cent cinquante à la minute, fermement tenues, pousse le piano dans ses retranchements, le fait transpirer de lumière dans l’andante, comme cette constellation qui traverse la porte de bois, le fait éclater de colère, puise toutes ses ressources sans jamais ébranler l’architecture de la sonate, qui résiste, triomphe des secousses telluriques. Et cette sonate qu’on a entendue plus de mille et une fois dégage, avec lui, une énergie inouïe qui stupéfie. On se prend alors à penser tout haut: « Revenez-nous vite pour l’année Beethoven, monsieur Goerner! »
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COMPTE-RENDU critique, piano. 55è FESTIVAL LA GRANGE DE MESLAY (1), le 15 JUIN 2019, Trio Van Baerle, Quatuor Meccore, Rafal Blechacz, piano . Quelle moisson cette année! Du 14 au 23 juin 2019, le piano et la musique de chambre ont rassemblé une pléiade d’artistes tous brillants: le Trio Van Baerle, Rafal Blechacz, Victor Julien Laferrière, Louis Schwizgebel, Aylen Pritchin, Lukas Geniusas, Nelson Goerner, Boris Berezovsky, Alexander Kniazev, Vadym Kholodenko, Bertrand Chamayou, Pavel Kolesnikov, le trio Wanderer, Renaud Capuçon et David Fray. Il y avait aussi pour fêter Léonard de Vinci (500 ans de sa disparition), deux ensembles: La Capella de la Torre, et le Canticum Novum. Le festival de la Grange de Meslay a une fois de plus tenu son rang et ses promesses.
LES MOISSONS MUSICALES DE LA GRANGE DE MESLAY – 55ÈME ÉDITION – 1
RAVEL ET BEETHOVEN PAR LE TRIO VAN BAERLE
Le Trio Van Baerle réunit Maria Milstein au violon, Gideon den Herder, au violoncelle, et Hannes Minnaar au piano. Au programme ce 15 juin deux œuvres majeures: tout d’abord le Trio de Ravel, dont ils donnent une interprétation toute en équilibre et raffinement. Le violon étire le chant vers l’aigu dans une pureté sonore, chuchote avec le violoncelle de beaux pianissimi effilés sur les arpèges aériens du piano qui se fait harpe («modéré »); les cordes combinent des staccatos incisifs et un chavirant élan mélodique (« Pantoum »). L’ensemble sait jouer de la tension extrême au relâchement (« Passacaille »), enfonçant la mélodie dans le plus profond du registre grave du piano, avant de lancer le dernier mouvement (« Final-animé ») dans l’effervescence, et progresser vers un climax extatique où les cordes perchent des trilles parfaitement synchrones. Suit le Trio n°7 opus 97 « l’Archiduc » de Beethoven. Son premier mouvement avance sans s’appesantir, dans la générosité de la ligne mélodique, sur le jeu fin et clair du piano, particulièrement expressif et lumineux dans le second mouvement (scherzo allegro). L’andante est d’une émouvante beauté, empreint d’une infinie et sereine douceur tandis que le finale allegro moderato prend le ton de la badinerie dans un esprit de légèreté très viennois. Un vrai bonheur d’écouter ce tube de musique de chambre, par un aussi talentueux trio, qui en bis a offert un charmant petit trio en si bémol majeur, tendre et lumineux, sans opus, composé par Beethoven pour une enfant de dix ans.
RAFAL BLECHACZ, SOLISTE DE CHAMBRE
Un peu plus tard dans la soirée, c’est une autre formation que l’on vient écouter non sans curiosité: le quatuor à cordes polonais Meccore avec le pianiste Rafal Blechacz. Ils jouent ensemble les deux concertos pour piano de Chopin, dans l’ordre de leur composition, c’est à dire le second d’abord. Voici que l’on redécouvre, grâce à cette version de chambre ces concertos que l’on croyait connaître par cœur, dont l’oreille finissait parfois par laisser de côté les parties orchestrales, jugées pauvres au regard de l’opulence pianistique. Le piano est d’ailleurs cette fois installé derrière les cordes, elles au devant de la scène. Et ce n’est plus un lisse tapis d’archets et de bois, que l’on entend au second plan, et sur lequel le piano brode les volutes infinies de ses lignes, mais un dialogue entre cinq instrumentistes: l’oreille alors titillée passe de l’un à l’autre, écoute tel passage mélodique dessiné par l’alto, tel contre-chant du violoncelle, une foule de détails apparaissent, donnant un nouveau relief. Le piano ne fait plus sa prima donna, mais se mêle aux cordes, s’y trouve enchâssé, un nouvel équilibre se crée. Dans le premier concerto, le plus brillant sans doute, il s’en détache néanmoins plus souvent par l’envol de ses traits sur le legato des cordes (premier mouvement et troisième mouvements). Rafal Blechacz adopte très intelligemment cette nouvelle dimension chambriste, le soliste s’oubliant un peu, sans pour autant replier son jeu. Son phrasé somptueux, raffiné s’impose cependant; quelle beauté du toucher, quel art du cantabile! On ne put que se laisser séduire, même en l’absence du cor et des bois!
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COMPTE-RENDU, concerts, festival. NOHANT FESTIVAL CHOPIN 2019. Les 8 et 9 juin 2019, Nelson Freire, Clément Lefebvre, piano. Beethoven, Shostakovich, Chopin, Rameau, Scriabine… La 53ème édition du Nohant Festival Chopin a commencé le 1er juin, ce jour où, en 1839, Frédéric Chopin découvrit Nohant. La demeure accueillante de George Sand fut, on le sait, le berceau de nombreux chefs-d’œuvre littéraires et musicaux que l’on doit au couple mythique. Au cœur d’une campagne berrichonne inspirante et généreuse, qui n’est peut-être pas sans rappeler au compositeur sa Pologne natale, la vie à Nohant adoucit un temps la plaie de l’exil: cet « exil romantique », le thème de cette édition, dont les accents nostalgiques percent entre les notes de tout l’œuvre du compositeur. Jusqu’au 23 juillet, Nohant vibre à nouveau de l’âme de Chopin in situ et hors les murs, chaque week-end et un peu plus, tisse des liens de filiation, se fait aussi un temps le havre d’autres compositeurs exilés.
La richesse de cette édition laisse un gout de « reviens-y », et un sentiment de frustration lorsque l’on quitte Nohant le 9 juin au soir. On serait bien revenu pour Christian Zacharias, Andreas Steier, Sélim Mazari et tant d’autres! Seulement voilà la musique fleurit partout aux beaux jours et nous appelle dans autant de magnifiques endroits. Le 8 juin, le week-end commence dans la bergerie par la traditionnelle causerie: il n’y a pas comme Jean-Yves Clément pour en faire un moment captivant assaisonné de plaisir et d’humour, cette fois en compagnie de Bruno Messina, auteur de Berlioz, aux éditions Actes Sud (2018): il nous parle du compositeur français le plus romantique, de son extraordinaire personnalité, de son caractère impossible, de ses amours capricieuses, et de sa rencontre avec George Sand. Une belle entrée en matière, avant le concert du soir.
La lumière au bout des doigts de Nelson Freire
Nelson Freire arrive sur scène , le pas précautionneux. il ne jouera pas la sonate en si mineur n°3 de Chopin, ni sa berceuse, ni même son deuxième scherzo inscrits au programme. Ce n’est pas un problème tant son répertoire est vaste. Un prélude pour orgue de Bach arrangé par Siloti introduit la première partie, qui commence avec la sonate « Clair de lune » opus 27 n°2 de Beethoven, contrastée: L’adagio sostenuto avance, rapide et fluide, dans l’épanouissement du chant, sans se charger de pathos, profond et calme, laissant entrevoir la beauté des contre-chants; l’allegretto aimable et sans façon conduit à la folle précipitation d’un presto agitato, véhément, joué quasiment sans pédale, au bord d’un précipice imaginaire, mais tenu de main ferme. Sur le ton de la confidence et de l’apaisement, les quatre Klavierstücke de l’opus 119 de Brahms s’illuminent doucement: Freire libère ces pièces ultimes de toute lourdeur, au fil de leurs pages nous enseigne l’allègement, nous dit que rien n’est si grave de la vie et du temps qui a passé, passe de la nostalgie à la jovialité, voire l’optimisme, obtient des timbres miraculeux on ne sait comment tant il semble effleurer le clavier avec désinvolture (arpèges du 3ème intermezzo), les doigts tels des papillons (4ème – rhapsodie). L’esprit reste léger, presque futile et joueur dans les 3 Danses fantastiques opus 5 de Shostakovich, devient tendre, suave et rêveur dans le nocturne en si bémol majeur de Paderewski. De l’hôte des lieux, il joue en fait la polonaise opus 26 n°1, puis l’impromptu opus 36, deux mazurkas et enfin la troisième ballade opus 47. Que dire de plus qui n’aurait déjà été dit sur ce grand interprète de Chopin? Que tout y est, et en particulier le chant, toujours et partout le chant, conduit, phrasé sans emphase, sublime! et quelle délicatesse dans ses mazurkas, quelle élégance, tout est à sa juste place dans la plus infime inflexion, au cÅ“ur des impalpables « pp » comme de l’éloquence. La Ballade a des ailes, cette lumière, cette « ardeur juvénile » chère à Cortot, mais curieusement s’emballe outre mesure à la fin, appelée par on ne sait quelle urgence. Le public ne veut pas lâcher cet artiste si essentiel, qui se prête de bonne grâce au jeu des bis. Il nous offre alors les délices du Tango d’Albéniz-Godowsky, l’émotion de l’Orphée et Euridice de Glück dans la transcription de Sgambati, et le festif « jour de noce à Troldhaugen » de Grieg, avec la spontanéité et la simplicité que l’on reconnait aux plus grands.
Le piano atmosphérique de Clément LefebvreÂ
Le dimanche commence avec le Tremplin-découverte. Le jeune artiste invité est Clément Lefebvre . Élève d’Hortense Cartier-Bresson puis de Roger Muraro au CNSMD de Paris, il a remporté le premier Prix et le Prix du public au Concours international de piano James Mottram de Manchester. Il est aussi lauréat de plusieurs fondations (Banque Populaire, Safran, Mécénat Société Générale…). Son premier disque « Couperin/Rameau » (Evidence Classics 2018) a été salué unanimement et est récompensé par un Diapason d’or Découverte. A point nommé son récital commence par la Nouvelle Suite en la de Rameau. Clément Lefebvre fait son miel de l’ornementation baroque comme si celle-ci avait toujours été écrite pour le piano, avec une aisance, un goût et une fluidité touchant la perfection. Avec quel à -propos et quelle subtile poésie il construit cette suite, en orchestre la gavotte et ses doubles, nous entraîne à la fin dans sa grisante énergie! Pour Chopin son choix s’est porté sur la troisième Ballade opus 47, le Prélude opus 28 n°15, et la Barcarolle opus 60. Belle et cohérente succession: son jeu clair, délié et aérien dévoile progressivement un propos tout en finesse, en distinction, au fil des pages de la ballade, ne force jamais le trait, et sans rien qui pèse et qui pose, donne par moment une dimension debussyste à l’œuvre, s ‘écartant du cliché romantique. Plus que le sens épique, qui est propre aux autres ballades, c’est l’atmosphère qu’il privilégie, comme dans le prélude appelé communément « la goutte d’eau » joué introspectif, sombre, statique mais pas plombé, qui touche le fond dans sa partie centrale. Comme aussi dans la Barcarolle, qui toute en liquidité berce un mystère: non point exposée au plein soleil italien, mais au contraire nocturne, lunaire, impressionniste, elle suspend le temps, sonde les profondeurs avant de s’ouvrir sur un élan magnifique et palpitant. Romantique, la troisième sonate de Scriabine? Œuvre du jeune compositeur qui adorait Chopin, dans un tout autre climat elle en a la saveur, l’ivresse tourmentée, et Clément Lefebvre en saisit les multiples facettes comme autant d’ « états d’âme », chemine entre noire passion et lumière céleste, vigueur triomphante et pensées indicibles, drame et contemplation. Impossible de résister: il faut se laisser emporter par cette musique, ses timbres, ses rythmes et ses cantabile, comme par une vague, ses soubresauts et ses accalmies, et c’est bien ce que le pianiste parvient à réaliser avec le plus grand naturel. Comme il parvient à nous convaincre que les barrières stylistiques sont moins infranchissables qu’on ne le pense. Au disque, il a associé Couperin et Rameau, tels deux inséparables (qui pourtant ne se rencontrèrent jamais!). Il fallait donc une pièce de Couperin pour boucler le programme, « Les Roseaux », donnée après l’andante de la dixième sonate de Mozart K 330: deux bis dans le langage du tendre et du sensible, qui remportent définitivement l’adhésion d’un public admiratif, au cœur conquis.
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COMPTE-RENDU, concerts, festival. NOHANT FESTIVAL CHOPIN 2019. Les 8 et 9 juin 2019, Nelson Freire, Clément Lefebvre, piano. Beethoven, Shostakovich, Chopin, Rameau, Scriabine…Â
COMPTE-RENDU, FESTIVAL TEMPO PIANO CLASSIQUE, Le Croisic, Paris, 30 mai-2 juin 2019, R. David, J.P. Gasparian, M. Gratton, N. Gouin, Trio Karenine . Comme chaque année, le festival Tempo Piano Classique a donné rendez-vous à son public le week-end de l’Ascension. Un moment toujours très attendu des croisicais, dont le pianiste Romain David , son directeur artistique, a su gagner la confiance et la fidélité, avec l’appui et l’engagement de toute l’équipe du festival. Cette manifestation portée par l’association Arts et Balises prend un nouveau cap, dans la continuité, avec la présidence de Jacques Moison qui succède cette année à son fondateur Yann Barrailler-Lafond, lequel s’est vu décerner la médaille de la Ville par madame Michèle Quellard, maire du Croisic. Un honneur bien mérité.
Tempo Piano Classique propose cinq concerts élaborés avec soin par Romain David, qui sait aller chercher le talent où il est, et ose des programmes originaux même dans le rayon classique. Il invite à la découverte et ce qui est formidable, c’est que le public adhère et en devient même friand: la criée (lieu des concerts) est pleine tous les jours! La participation depuis ses débuts, de Laure Mezan, bien connue des auditeurs de Radio Classique, y est précieuse: son talent et sa personnalité font que ce lien de plus qu’elle tisse avec le public et entre le public et les musiciens, rend l’écoute plus active, plus ouverte, et le moment du concert un temps de partage pour tous, mélomanes ou néophytes, jeunes ou moins jeunes.
Le premier concert rassemblait les trois âges du clavier: clavecin, pianoforte et piano, dans leurs répertoires respectifs, allant de Froberger à Ligeti, en passant par Bach père et fils, Mozart et Liszt, sous les doigts de Maud Gratton et de Romain David . Une belle idée pour un programme passionant. Je m’étendrai davantage sur les concerts que j’ai pu entendre les jours suivants. Le 31 mai, le pianiste Jean-Paul Gasparian remplaçait au pied levé David Kadouch, souffrant. S’il n’est plus un inconnu pour beaucoup d’entre nous, il fut une découverte pour les croisicais, invité pour la première fois dans leur cité. Imperturbable dans la première partie de son récital, troublée par des bruits extérieurs inédits, qui ont cessé bien heureusement ensuite, il a extrait de la malle à trésors du piano (ce même Steinway D qu’il fit sonner quelques jours auparavant à la fondation Vuitton!) de chatoyantes sonorités dans Debussy (deuxième livre des Images), caractérisant les timbres à merveille, jouant de l’art de la suggestion. A son programme figuraient aussi Chopin (nocturnes opus 48 n°1 et opus 27 n°2, Ballade n°3 et Polonaise-fantaisie opus 61) et pour finir la sonate n°2 de Rachmaninoff. J. P. Gasparian nous a démontré une fois de plus à quel point il domine par une technique infaillible et un sens aigu de l’architecture et de l’équilibre, un jeu pensé d’un bout à l’autre, qu’il soit de braise ou de velours, dans la profondeur, la densité et l’élégance. Et puis quel souffle et quelle passion fulgurante dans la sonate de Rachmaninoff!
Le « texto concert » est un coup de projecteur sur la nouvelle génération de pianistes. Cette année il s’agissait de Nathanaël Gouin , révélé notamment par son disque « Liszt macabre », à la virtuosité éblouissante entièrement dévolue à l’expressivité et au sens musical. Il est aussi un musicien curieux qui ose aller en terre quasi-inconnue: qui connait le pianiste Georges Bizet? Oui, nous parlons bien de l’auteur de Carmen et des Pêcheurs de perles! On apprend que le compositeur de l’opéra le plus fameux au monde était avant tout un grand pianiste admiré de Liszt, et qu’il a écrit de merveilleuses pièces pour piano. Les chants du Rhin rassemblent 6 romances sans paroles, miniatures faisant référence à l’idéal romantique allemand. Nathanaël Gouin en interprète deux, « l’Aurore » et « le Départ »: sans chercher à être descriptif, ni narratif, ce sont leur humeur, leur poésie, leur lumière que son jeu sensible nous révèle, dans le parfum si particulier de leurs séduisantes mélodies: « c’est un piano qui irradie, et qui est le reflet d’une époque » nous dit-il. Quel autre frappant témoignage que le 2ème concerto de Saint-Saëns, transcrit pour piano seul par Bizet (les deux compositeurs se vouaient une admiration réciproque)! Un défi qu’en homme-orchestre il a relevé avec la plus grande aisance, son premier mouvement joué brillamment, simulant les sonorités de l’orgue dans le choral d’ouverture, puis donnant un tour vocal et théâtral à la suite. Revenant à l’opéra, le pianiste gagne notre admiration avec une paraphrase de son cru de la fameuse romance de Nadir des Pêcheurs de Perles, qu’il habille de somptueux arpèges, et dont il dévoile toute la richesse harmonique. Soutenue par le mouvement de ce flux sonore, la mélodie mélancolique s’anime et se teinte de nouvelles couleurs: le pianiste nous fait entrer dans un univers aquatique où les traits d’une magnifique liquidité ondoient inlassablement des profondeurs des graves aux aigus miroitants. On se laisse emporter irrésistiblement dans la rêverie de cet ailleurs. Glen Gould adorait Bizet et jouait ses Variations chromatiques. Bien des années après Nathanaël Gouin reprend le flambeau et livre une interprétation qui n’a rien à envier à son illustre prédécesseur, captivante d’un bout à l’autre dans la diversité de ses atmosphères, en particulier ces trémolos étranges, dissonants et un rien inquiétants, suivis d’une tendre et rassurante mélodie… quel art! Le CD va arriver: le piano de Bizet pourrait bien devenir « tendance »!
Le dernier jour est le plus festif: le concert-brunch réunit tout le monde, pour un feu d’artifice musical. Bizet ouvre le bal avec des extraits des Jeux d’enfants pour piano à quatre mains (Romain David et Nathanaël Gouin ), suivi de Debussy avec le trio Karenine (Paloma Couider, Fanny Robillard et Louis Rodde) , dans deux mouvements de son trio découvert en 1986. Un bonheur que d’écouter ces trois musiciens enlacer leurs lignes mélodiques, tout en finesse et complicité, dans un Debussy suave et léger. Autre découverte après Bizet pianiste: Aubert. Pas de faute d’orthographe, il y a bien un « t »! Louis Aubert, musicien originaire de Bretagne né en 1877 et mort en 1968, élève de Fauré, qui créa, excusez du peu, les Valses nobles et sentimentales de Ravel! Vous aurez beau chercher, internet ne vous apprendra rien sur lui, injustement, et pourtant son écriture est d’un raffinement et d’une richesse harmonique et expressive qui le hissent au rang des compositeurs qui comptent au XXème siècle. On est heureux d’entendre « Sur le rivage » extrait du triptyque « Sillages » (opus 27, 1913), une pièce évocatrice où alternent déferlement tempêtueux et accalmies, jouée magistralement par Romain David . Il nous met l’eau à la bouche de son très beau disque paru chez Azur Classical, consacré au compositeur. La fête redouble avec une interprétation orchestrale et haute en couleurs de la Rhapsodie Espagnole de Liszt sous les doigts bouillants de Nathanaël Gouin. Le trio Karenine conclut par une œuvre de jeunesse de Bernstein écrite sur le thème de « On the Town », jouée avec beaucoup d’esprit, et « Un matin de printemps », de Lili Boulanger, pièce puissante et originale alliant vigueur et onirisme.
On demeure conquis par l’identité forte et marquée du festival Tempo Piano Classique qui loin de tourner en boucle, joue l’ouverture et la nouveauté en repoussant au large les cloisons du grand répertoire. Voilà donc un bel exemple à suivre. Sans hésitation à l’année prochaine!
COMPTE-RENDU, critique récital et CD. SALLE CORTOT, Paris, le 20 mai 2019. Kotaro Fukuma, piano. Haydn, Schubert, Fauré, Poulenc, Satie, Trenet, Ravel. Le pianiste japonais Kotaro Fukuma donnait, le 20 mai dernier, un récital bien particulier salle Cortot dans la série « Les Nuits du piano ». Premier prix à vingt ans du Concours International de Cleveland, il fut l’élève de Bruno Rigutto et de Marie-Françoise Bucquet au Conservatoire de Paris, et prit le temps de recueillir les conseils de Leon Fleisher, Mitsuko Uchida, Alicia de Larrocha, Maria Joao Pires et Aldo Ciccolini. Cet artiste à la personnalité singulière vient de publier un CD: il y signe son attachement à la France et à sa musique, celle impérissable de la première moitié du XXème siècle, où mélodies de salons et chansons de cabaret tissent des liens joyeux sous la plume de nos plus grands compositeurs. Une grande partie du concert leur était consacrée.
KOTARO FUKUMA INONDE DE LUMIÈRE SCHUBERT, RAVEL… ET TRENET!
Quel rapport existe-t-il entre la sonate D 960 de Franz Schubert, et « Je te veux » d’Erik Satie, ou « Vous oubliez votre Cheval » de Charles Trenet? Aucun. Mais pour Kotaro Fukuma il en existe un évident avec La Valse de Maurice Ravel: « J’ai voulu rendre hommage à deux grandes capitales européennes, Paris et Vienne », explique-t-il au moment du concert. Tout semble permis à cet artiste aux moyens techniques phénoménaux, sans que l’on n’ait à s’en offusquer. Tout passe: sa générosité, son enthousiasme, sa liberté assumée, sa bonne nature pourrait-on dire y sont pour beaucoup, ainsi que son jeu sans faute de goût. Et dans la morosité ambiante, un moment de belle humeur n’est pas de refus. Quoi qu’il joue Kotaro Fukuma demeure dans la lumière, c’est ainsi, cela émane de lui. La sonate D 960 de Schubert n’y échappe pas, sonne alors clair, et ce n’est pas par hasard si le pianiste la précède de la Fantaisie en do majeur Hob. XVII.4 de Haydn, lumineuse et colorée, bourrée d’esprit et justement de fantaisie. On aura beau creuser, rien qui pose et qui pèse du marasme romantique: elle tend pour lui vers le majeur, et regarde vers le classicisme. On y entend tout avec une telle netteté, les chants et contre-chants, l’inexorable équilibre jusqu’au cœur tempêtueux de l’adagio sostenuto, sans que rien ne voile et n’assombrisse profondément le fil de l’œuvre. Le dernier mouvement, allegro ma non troppo, est sans conteste le plus réussi, justement parce que l’optimisme trouve dans sa légèreté de ton apparente son terrain d’expression, tout comme la jovialité, et par endroits une forme d’espièglerie.
La seconde partie du concert est toute française et présente une sélection tirée du disque « France Romance ». Ici le cœur de Kotaro Fukuma parle: « chacune de ces œuvres est liée à un évènement important de ma vie de pianiste ». Le musicien s’y trouve dans son élément. Du 2ème Nocturne de Gabriel Fauré où le naturel du chant va de soi au-dessus des basses discrètes et laisse place à de superbes envolées, aux arrangements fabrication maison, ou transcriptions, l’esprit de légèreté se double tantôt de tendresse, tantôt d’étincelant panache. Quel chic d’un bout à l’autre! Quelle séduction! Dans l’Improvisation n°15 « Hommage à Edith Piaf » de Francis Poulenc il donne à respirer le parfum des chansons de rue par le prisme du jazz. Puis il nous entraîne dans « Je te veux » d’Erik Satie agrémentant la mélodie originale d’une foison de variations et d’ornements stupéfiante de charme et de générosité. On se laisse prendre dans ce flot sans résistance! En 2014, Kotaro Fukuma découvrait les arrangements par Alexis Weissenberg des chansons de Charles Trenet , joyaux dont il était « tombé amoureux » quelques années auparavant: Coin de rue, Vous oubliez votre cheval, En avril à Paris, des titres éternels comme aussi Boum!, Vous qui passez sans me voir, et Ménilmontant qui complètent la série au disque. Qu’y a-t-il de plus joyeux et tendre que ces airs? C’est en tout cas ce que le pianiste nous donne, pris au jeu d’enfant (pour lui) des difficultés redoutables de ces arrangements comme s’il improvisait lui-même, façon jazz.
Avec La Valse de Ravel , peur de rien! Déjà il l’arrange à sa sauce, pas convaincu par la version de Ravel lui-même! (C’est ce qu’il explique dans le livret du disque). Le « tournoiement fantastique et fatal » aux accents sombres et morbides, se mue alors en un hommage appuyé à la tradition viennoise, ce que cette valse aurait dû être à l’origine. C’est une hyper-valse dans laquelle le pianiste cède à la griserie, multiplie les notes, les traits plus virtuoses les uns que les autres, nous entraîne dans un tourbillon éclatant de folie, accumule les prouesses techniques (déplacements d’une rapidité incroyable). C’est brillant et spectaculaire, époustouflant! Le piano se plie à la formidable énergie du musicien, jusqu’aux derniers « coups de canons » surprenants de force. La salle Cortot pleine à craquer lui fait un triomphe. Trois bis pour prolonger le plaisir: en hommage au Japon (l’ambassadeur est dans la salle!) une jolie chanson japonaise dans un arrangement de Weissenberg, un arrangement d’une vraie valse de Strauss, et pour finir sur une note de cœur « Parlez-moi d’amour » somptueusement transcrite.
Après ce concert qui fait du bien, on ne se privera pas du plaisir de toutes les autres belles surprises que réserve le CD « France Romance », paru chez Naxos Japan. (Debussy, Fauré, Satie, Ravel, Poulenc, Trenet…)
COMPTE-RENDU, critique récital et CD. FONDATION LOUIS VUITTON, Paris, le 17 mai 2019. Jean-Paul Gasparian, piano. Debussy, Murail, Messiaen, Chopin. La Fondation Louis Vuitton offre à des musiciens choisis un écrin de modernité inspirant de par son acoustique flatteuse et agréable, le raffinement de son architecture et la poétique du lieu dont un grand pan vitré offre à l’échappée du regard un escalier d’eau vive et les reflets changeants de la tombée du jour. Le 17 mai le jeune pianiste Jean-Paul Gasparian – 23 ans – invité à y donner un récital y trouvait un cadre à sa mesure. Il donnait un programme en deux temps, (trois avec les bis!): le premier consacré à la musique française du XXème siècle, et le second à Chopin inaugurant la sortie ce même jour de son tout dernier disque enregistré pour le label Evidence Classics.
JEAN-PAUL GASPARIAN: SONORITÉS DE RÊVE, NOBLESSE ET FLAMBOYANCE
Il y a deux ans, le jeune artiste affichait déjà  la dimension de son talent: un jeu plein et hautement expressif au fini impeccable, un son à lui, rond et enveloppant, et quel sens de la construction! Son jeu demandait cependant à se déployer, s’ouvrir, prendre encore davantage de corps. On constate aujourd’hui que c’est chose faite! Cultivant toujours en esthète la beauté du son, qu’il façonne avec méticulosité, dans une sophistication naturelle, qualité qu’il porte profondément en lui, il fait montre de davantage d’engagement, et cela est visible tout autant qu’audible. Que ce soit dans les scansions rythmiques et la frénésie jubilatoire du Regard de l’Esprit de Joie, ou dans ses Chopin incandescents, rougis au fer dans leurs moments les plus exaltés, son sang bouillonne et libère une énergie nouvelle, qui couvait derrière la sage retenue antérieure. Cela dit, tout demeure pensé, et dosé, avec un art et un goût accomplis lorsqu’il s’agit des timbres, du phrasé toujours élégamment conduit, des équilibres sonores, et quand le jeu s’enflamme, son souffle puissant nous emporte sans jamais nous faire perdre pied.
Entrée dans la nuit en douceur avec le premier cahier d’Images de Claude Debussy: dans Cloches à travers les feuilles, jouant des matières et des résonances, Jean-Paul Gasparian agence en apesanteur les nappes sonores, leur donne vies respectives, dans une miraculeuse harmonie, comme à autant d’éléments mouvants et vibrants d’un indicible paysage. Il nous fait entrer dans le mystère d’Et la lune descend sur le temple qui fut, y suspend des étoiles dans des sonorités de rêve faites de paisible volupté, et tandis que de l’autre côté de la vitre l’eau devient platine sous l’indigo du ciel, il anime les Poissons d’or d’une belle vivacité, frétillants et joueurs, et pousse la couleur jusqu’à en faire un (autre) feu d’artifice.
On ne saura que louer la présence de La mandragore dans le programme: cette pièce de Tristan Murail composée en 1993 est une autre corde à l’arc du pianiste non moins négligeable, démontrant son aisance dans le répertoire contemporain. Parfaitement construite, il nous en révèle l’univers à la fois inquiétant et séduisant. Une très belle réalisation! Même compliment pour les deux des Vingts regards sur l’enfant Jésus, d’Olivier Messiaen, où il oppose la tendre douceur de la Première communion de la Vierge, à la lumineuse fulgurance du Regard de l’Esprit de Joie, dont le rythme et les accords saturés, comme on dirait des couleurs, revigorent et nous prennent au corps.
Chopin n’est au fond pas si loin de tout cet esprit français. Les quatre Ballades enregistrées, dont la quatrième est donnée au concert, et la Polonaise-Fantaisie opus 61 offrent le même épanouissement sonore et une densité de propos hors du commun. Jean-Paul Gasparian a une véritable vision de ces œuvres emblématiques, qu’il érige dans une conscience aboutie et permanente de leur architecture, sur d’invisibles mais inébranlables socles: il conjugue en elles solidité et lyrisme exalté, sérénité et souffle héroïque, y compris dans la Polonaise-Fantaisie, qui n’est pas sous ses doigts celle d’un Chopin désincarné et affaibli, mais où la noblesse de ton et la force intérieure, y compris et surtout dans les passages méditatifs, l’emportent sur l’expression mélancolique. Quelle beauté de la ligne mélodique, ici et dans les Nocturnes! Celui en do mineur (opus 48 n°1) avance très retenu, le pas solennel, mais admirablement porté dans son impassible balancement, puis libère un chant éperdu. Dans celui en ré bémol majeur (opus 27 n°2), il laisse planer au-dessus d’une basse hypnotique et caressante ses volutes mélodiques subtilement ourlées et timbrées, avant d’estomper dans un délicat morendo les toutes dernières notes. La Polonaise Héroïque opus 53 vient couronner le tout avec panache et vigueur, portée haut par ce jeune pianiste dont l’énergie et la passion ne s’essouffleront pas dans les cinq bis qu’il offrira en « after »: retour à Debussy avec deux des Estampes (La soirée dans Grenade et Jardins sous la Pluie), le Prélude opus 23 n°4 de Rachmaninoff, renversant de profondeur et d’élégance, la Valse en mi mineur opus posthume de Chopin, et enfin deux mouvements de la 2ème sonate de Rachmaninoff.
Le concert était capté par Radio Classique, dont on regrette seulement « l’oubli » des pièces dites contemporaines (Murail et Messiaen) lors de sa retransmission.
A écouter (sans modération) : son CD « CHOPIN » (4 Ballades, polonaises, valses, et nocturnes) , label Evidence Classics. Un très beau disque doté d’une prise de son remarquable, qui vient après un premier album consacré aux compositeurs russes (même label) déjà très remarqué. Illustration : © Jean-Baptiste Millot
MONTPELLIER, FESTIVAL RADIO FRANCE, du 10 au 26 juillet 2019. Du 10 au 26 juillet 2019 , le Festival Radio France proposera pour sa 35è édition, un voyage nordique, intitulé « Soleil de nuit », en référence aux Nuits blanches de Saint-Petersbourg. Jean-Pierre Rousseau, son directeur, a choisi de faire connaître l’incroyable foisonnement musical et créatif de pays comme la Lettonie, l’Estonie, la Suède, la Finlande, le Danemark, la Pologne et bien d’autres. Les compositeurs d’autrefois et d’aujourd’hui y seront à l’honneur, et aussi les interprètes natifs de ces pays. Citons parmi eux les chefs Neeme et Kristjan Järvi, Andris Poga, Krzysztof UrbaÅ„ski, les pianistes Jan Lisiecki, Lukas Geniusas, Paavali Jumppanen.
FESTIVAL RADIO FRANCE OCCITANIE-MONTPELLIER:
LA BRISE BALTIQUE VA SOUFFLER SUR LA 35ÈME ÉDITION!
Bien sûr on y écoutera Sibelius et Arvo Pärt, Magnus Lindberg et Rautavaara, qui côtoieront les « titans » européens bien connus, mais le festival nous réserve de nombreuses découvertes: qui connait le compositeur suédois Eduard Tubin, le letton Pēteris Vasks, le finlandais Usko Meriläinen, ou encore, plus ancien, Joseph Martin Kraus, l’exact contemporain de Mozart, mais en Suède?
“La musique sera partout où elle est attendue » (Jean-Pierre Rousseau): 153 concerts dans 70 lieux dont bien sûr Montpellier mais aussi Sorèze, Fabrègues, Lectoure, Mende, Perpignan…De quoi aiguiser la curiosité et s’autoriser toutes les libertés. Car le festival Radio France, pour faire court, c’est ça: les musiques qui ne s’interdisent rien, la liberté des genres; même le jazz, qui ouvrira les festivités avec le « Amaring Keystone Big Band » de David Enhco, se fera scandinave à ses heures! Le piano se taillera une part de lion, et la jeune génération de musiciens y sera dignement représentée (Théo Fouchenneret, Marie-Ange Nguci, le quatuor Notos…). Y penser: on pourra suivre le festival en direct sur France Musique du 15 au 20 juillet. Soleil de midi, ou soleil de minuit? En Occitanie, les deux confondus pour prendre en musique les plus belles couleurs de l’été.
Programme complet et réservations sur le site www.lefestival.eu
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