CD coffret, Ă©vĂ©nement, critique. ANDRIS NELSONS / BEETHOVEN : Complete symphonies / intĂ©grale des 9 symphonies : Wiener Philharmoniker (2017 – 2019 - 5 cd + bluray-audio DG Deutsche Grammophon). La direction trĂšs carrĂ©e du chef letton Andris Nelsons (nĂ© Ă Riga en 1978) brillante certes chez Bruckner et Chostakovitch, efficace et expressive, finit par dessiner un Beethoven assez rĂ©ducteur, parfois caricatural (Symphonies n°7 et 8). De la vigueur, de la force, des Ă©clairs et tutti martiaux, guerriers⊠mais pour autant est-ce suffisant dans ce grand laboratoire du chaudron BeethovĂ©nien qui exige aussi de la profondeur et une palette de couleurs des plus nuancĂ©es ? A notre avis, le maestro nâexploite pas assez toutes les ressources des instrumentistes viennois pourtant rĂ©putĂ©s pour leur finesse naturelle. A 40 ans, Nelsons (devenu chef permanent du Gewandhaus de Leipzig depuis 2017), dirige de façon dâemblĂ©e berlinoise ou teutonne un orchestre qui demanderait Ă articuler, Ă nuancer davantage. Disciple de Mariss Jansons, Andris Nelsons semble nâavoir compris que la force et la tension du premier, en minimisant le travail sur les couleurs et les nuances. Donc voici la version claironnante dâun Beethoven Ă poigne.
Tous ceux qui savent tout lâhĂ©ritage viennois (haydnien et mozartien) chez Ludwig, et donc recherchent sous lâarchitecture du visionnaire prophĂ©tique, lâintelligence des timbres et la sensibilitĂ© du peintre (dans lâart du paysage par exemple, en particulier dans la Pastorale)⊠passeront leur chemin.
De mĂȘme, la 1Ăšre symphonie patine sur des tempi trop ralentis, mais grĂące Ă la vĂ©locitĂ© des cordes et leurs somptueux unissons (exceptionnellement aĂ©rĂ©s ; donc uniques au monde : tout ce qui fait lâexcellence des Wiener Philharmoniker), les mouvements plus rythmiques regorgent dâune saine vitalitĂ©. Les uns regretteront que Nelsons pontifie, solennise, classicise Ă outrance avec des gestes pompiers⊠Oui mais câest compter sans lâorchestre qui respire et contraste avec un souffle unique et singulier.
La 7Ăš est de ce point de vue emblĂ©matique : elle rĂ©vĂšle les aspĂ©ritĂ©s et les arguments dâune lecture brillante mais par moments trop charpentĂ©e. Quelle majestĂ© qui trĂ©pigne comme un dragon rugissant peu Ă peu, nous faisant entendre le son dâun nouveau monde ; Beethoven est capable de provoquer, saturer, claquer et faire rĂ©agir en une frĂ©nĂ©sie unique et inouĂŻe avant lui (premier mouvement : Poco sostenuto puis Vivace, dâune tension quasi effrayante) ; puis Ă lâopposĂ©, le second mouvement Allegretto exprime une immense nostalgie, pas une marche funĂšbre comme beaucoup la traite et la rigidifie, mais un chant qui pleure et qui coule, regrette et tourne la page ; musique des regrets et des soupirs vite transcendĂ©s dans lâappel des cimes. Nelsons Ă©claircit la pĂąte, prĂ©cise et clarifie le contrepoint, prĂ©cise chaque entrĂ©e des cordes pour mieux assĂ©ner lâimplacable rythme du temps, la force et la violence du destin. La douceur voluptueuse de bois (si onctueuse dans la narration Ă©vocatrice de la Pastorale : hautbois, clarinettes, bassonsâŠ) adoucit les griffes de cette conscience qui tutoie lâhistoire. Le Presto est un nerf Ă©lectrique qui se dĂ©roule et aimante tout sur son passage ; prĂ©alable frĂ©nĂ©tique avant lâAllegro con brio ou Finale qui sonne lâappel de toutes les forces martiales en prĂ©sence (trompettes incandescentes), en un tourbillon qui tourne sur lui-mĂȘme et appelle une nouvelle direction dans cette saturation rythmique de tutti rĂ©pĂ©titifs. Aucun doute ici, Beethoven est bien le compositeur du chaos qui hurle puis sâorganise.
Le Beethoven dâAndris Nelsons
Chef de la vigueur et de la fermetĂ©âŠ
La 8Ăš dĂ©veloppe illico lâĂ©nergie de la forge, ce grand bain en fusion qui Ă©treint la matiĂšre, la malaxe et la compresse en Ă©clats rythmiques incandescents ; jamais la sensation du volcan orchestral et sa chambre contenant le magma nâavait autant Ă©merger dans une symphonie : brillant et vivace cet allegro rĂ©capitule toute lâĂ©nergie dont est capable le promothĂ©en Beethoven. Quel contraste lĂ encore avec la lĂ©gĂšretĂ© caquettante, badine et facĂ©tieuse de lâAllegretto (justement annotĂ© « scherzando ») qui semble faire rĂ©vĂ©rence Ă lâhumour et la dĂ©licatesse dansante de Haydn et Mozart. Mais avouons quâavec un tel orchestre, Nelsons manque de finesse et force le trait. Inutile surlignage.
Le Menuetto est le moins rĂ©ussi car grossiĂšrement battu, sans lĂ©gĂšretĂ©. Des acoups guĂšre sforzando assĂ©ner sans mĂ©nagement au risque de perdre le fil et la pulsion du Menuetto de base. Dommage. LĂ se rĂ©vĂšle à notre avis les limites de la version Nelsons : trop Ă©paisse, la pĂąte des viennois qui pourtant respire et palpite naturellement, sonne brucknĂ©rienne et brahmsienne. Un Beethoven enflĂ©, grossi, qui aurait pris du poids : on est loin de lâĂ©lĂ©gance viennoise. dans les faits, Beethoven fit crĂ©er toutes ses symphonies majeures Ă Vienne. Sur un tempo trĂšs allant, le dernier Allegro vivace manque de nuance. Mais cela trĂ©pigne et caquĂšte Ă souhaits.
Ailleurs, cela fonctionne trĂšs bien dans la force tellurique et rythmique de la 5Ăš ; mais quâen est-il dans ce vaste poĂšme de la Pastorale (Symphonie n°6), fresque organiquement unifiĂ©e Ă travers ses 5 mouvements ? Hymne inouĂŻ Ă la Nature, expression dâun sentiment de compassion dĂ©jĂ Ă©cologique, et panthĂ©iste qui rĂ©capitule lâambition lumineuse de Haydn (celui de la CrĂ©ation, oratorio clĂ© de 1799) ?
La sonoritĂ© comme chauffĂ©e Ă blanc des cordes donne la clĂ© dâune lecture plus intense et contrastĂ©e que vraiment articulĂ©e. Tout est Ă©noncĂ© avec une vigueur permanente. Des contrastes tranchants, une matiĂšre en constante fusion, crĂ©pitante, dâune sauvagerie ardente et vindicative ; Ă croire que le chef ne connaĂźt (ou plus exactement Ă©carte) toute nuance piano, tout galbe amoureux⊠la voluptĂ© dans le regret nâexiste plus.
Le second mouvement (Andante molto moto) manque de flexibilitĂ© caressante : tout est exĂ©cutĂ©, dĂ©taillĂ©, prĂ©cisĂ© et par sĂ©quences. Il y manque la patine tendre, la distance poĂ©tique, ce flux qui sâĂ©coule, organique et viscĂ©ral qui colore les meilleures versions (Karajan, Harnoncourt, BernsteinâŠ) dans la scĂšne au ruisseau. Ici tout brille, en permanence, de façon univoque.
MĂȘme Ă©clatante voire fracassante Ă©nergie dans la 9Ăš, Ă laquelle il ne manque ni dĂ©flagration ni dĂ©charges en tous genres ; du souffle aussi dĂšs le portique dâouverture qui creuse une distanciation historicisante, – sorte dâappel gĂ©nĂ©ral Ă toutes les Ă©nergies disponibles. Et qui inscrit le massif orchestral en un souffle Ă©pique, Ă lâĂ©chelle de lâhistoire. Le chef veille en permanence Ă faire vrombir le son collectif, creusant les contrastes avec un geste parfois sec, rĂ©sumant le dĂ©veloppement et ses variations en une sĂ©rie de blocs sonores plus puissants que clairs et transparents quoiquâil sculpte dans lâĂ©vidence le relief des bois (Allegro ma non troppo, un poco maestoso). Roulements de timbales, appels des trompettes convoquent une urgence pĂ©taradante qui sonne dur voire Ă©paisse. Le fin contrepoint du Molto vivace qui est vite rattrapĂ©e par lâeuphorie et mĂȘme la transe collective avance comme une machine de guerre, enrayĂ©e cependant sur le mode forte voire fortissimo et mĂ©gaforte (coups de timbales). Le chef pilote lâorchestre dans la trĂ©pidation, une urgence continue faisant table rase de tout, y compris de toute recherche de nuances et de dĂ©tails instrumentaux, sauf le contre chant des violoncelles, contrebasses et cors, quoique enchaĂźnĂ©s rapidement, presque prĂ©cipitĂ©s.
LâAdagio doit effacer toute tension, rĂ©parer les blessures, rĂ©conforter par son voile instrumental oĂč rĂšgnent lâunisson des cordes, la couleur flottante des cors, bassons, clarinettes, hautbois⊠Nelsons extirpe de lâorchestre un appel au renoncement, lâexpression dâun adieu Ă©ternel. Mais il manque cette nuance de magie, de phrasĂ©s piano dont le chef se montre avare depuis le dĂ©but de son intĂ©grale. De telle sorte que son Beethoven sonne (comme nous lâavons dit) comme du Brahms.
Evidemment la dĂ©flagration qui ouvre le Presto – fanfare puis chant des contrebasses, rĂ©sonne comme une prise Ă tĂ©moin, et la claire volontĂ© de Beethoven dâinscrire sa symphonie dans lâHistoire.
La sĂ©quence est charniĂšre ; elle doit ĂȘtre entendue comme ultime rĂ©capitulation aussi, Ă la fois complĂšte et dĂ©finitive comme une reprogrammation, une mise en orbite pour un monde nouveau, juste avant la prise de parole et de chant de lâhumanitĂ© fraternelle rĂ©conciliĂ©e dans le dernier mouvement sur les vers de Goethe.
Plus inspirĂ©, capable de contrastes ciselĂ©s, le chef dĂ©taille alors sĂ©quence par sĂ©quence, produit de superbes climats qui rĂ©capitulent ce qui a Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ©. LâAllegro assai, câest Ă dire lâĂ©noncĂ© initial de lâOde Ă la joie aux contrebasses (5) est inscrit comme un motif sinueux, pianissimo, souterrain qui innerve tout le paysage orchestral, en un large et progressif crescendo, alors dĂ©taillĂ© par les bois.. VoilĂ une sĂ©quence parfaitement rĂ©ussie, nuancĂ©e, murmurĂ©e, riante dans la joie et lâespĂ©rance (superbe chant des clarinettes).
Dans lâesprit dâun opĂ©ra, et lâon pense Ă la clameur finale de Fidelio et son hymne conclusif, fraternel, la basse Georg Zeppenfeld (ailleurs trĂšs bon wagnĂ©rien, comme Ă Bayreuth) entonne avec une noblesse communicative lâode humaniste rĂ©digĂ© par Goethe et que Beethoven sublime jusquâĂ lâexplosion, en mĂ©nageant plusieurs jalons par le quatuor vocal.
AprĂšs lâappel de tout le chĆur, Ă 3â33, lâarmĂ©e orchestrale reprend le flambeau, Ă©lectrisĂ©e davantage par le tĂ©nor (Klaus Florian Vogt un rien tendu) et le chĆur des hommes. Chef et instrumentistes assĂšnent une montĂ©e en puissance qui ne mĂ©nage aucun effet tonitruant pour faire triomphant lâĂ©clat de lâhymne vers la transe rituelle, vers lâivresse contagieuse explosive⊠quitte Ă Ă©luder le mystĂšre de la sĂ©quence plus introspective (Andante maestoso, plage 8, 1â34) qui reste plat et manque curieusement de respirationâŠÂ Une intĂ©grale en demi teintes donc. Plus teutonne et berlinoise que viennoise et autrichienne. A Ă©couter Nelsons, tout lâapport rĂ©cent, depuis Harnoncourt, des instruments dâĂ©poque, est Ă©cartĂ© ici. Question dâesthĂ©tique certes. Mais Ă force de rugir et vrombir, le moteur beethovĂ©nien sature dans la puissance et lâĂ©paisseur du trait.
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Approfondir
Autres cycles symphoniques dâAndris Nelsons chez Deutsche Grammophon :
BRUCKNER
les Symphonies de Bruckner par Andris Nelsons (2016, 2017, 2018) avec le Gewandhausorchester Leipzig
Symphonie n°7 – CLIC de CLASSIQUENEWS
http://www.classiquenews.com/cd-critique-bruckner-7e-symphonie-gewandhausorchester-leipzig-andris-nelsons-2018-1-cd-dg/
Liens vers Symphonie n°3 et Symphonie n°4
http://www.classiquenews.com/cd-critique-bruckner-7e-symphonie-gewandhausorchester-leipzig-andris-nelsons-2018-1-cd-dg/
CHOSTAKOVITCH / SHOSTAKOVICH
CD, critique. SHOSTAKOVICH / CHOSTAKOVITCH : Symphonies n°6 et 7 (Boston Symph. Orch / Andris Nelsons) / 2 CD Deutsche Grammophon. Fin du cycle des Symphonies de guerre de Chostakovich par le Boston Symphony et le chef letton Andris Nelsons. Ce 3Ăš et dernier volume attestent des qualitĂ©s identiques observĂ©es dans les opus prĂ©cĂ©dents : puissance et richesse du son. Créée Ă Leningrad en 1939 par le lĂ©gendaire Evgeni Mravinski, la Symphonie N° 6 op. 54, est la plus courte des symphonies ; Nelsons souligne le caractĂšre endeuillĂ© du Largo prĂ©liminaire, dĂ©taillant les solos instrumentaux pour flĂ»te piccolo, cor anglais, basson afin de dĂ©ployer la matiĂšre nocturne, Ă©touffante de cette longue sĂ©quence grave et intranquille. Les deux mouvements plutĂŽt courts qui suivent Allegro et Presto assĂšne une motricitĂ© aiguĂ« et incisive qui fait dialoguer cuivres ironiques, gorgĂ©s de moquerie acerbe, et bois vifs argents. Le final est abordĂ© comme un feu dâartifice cravachĂ©, narguant le mystĂšre du premier mouvement dont il dĂ©ment le calme profond par une sĂ©rie ultime de surenchĂšre dĂ©monstrative et vindicative, au bord de la folie⊠LIRE ici la critique complĂšte