CD, compte rendu critique. LULLY : Alceste (Les Talens Lyriques (2 cd ApartĂ©). SUBLIMATION TRAGIQUE. Après Cadmus et Hermione (1673) premier opĂ©ra Ă la française, et coup d’essai, mais prĂ©mices plutĂ´t que drame accompli, Alceste, créé l’annĂ©e suivante Ă Versailles (dans la Cour de marbre lors des fĂŞtes versaillaises de 1674), marque les esprits et l’histoire du genre lyrique français : c’est la première tragĂ©die en musique dont la cohĂ©rence, la vivacitĂ©, la force et la puissance poĂ©tique Ă©galent le théâtre classique parlĂ©. D’ailleurs, la rĂ©sistance des Ă©crivains dramaturges, – Racine en tĂŞte, se cristallise ; tous tentent un scandale, organise une cabale pour saper le triomphe du nouvel opĂ©ra de Lully et de Quinault… Soutenu, voulu, commanditĂ© par Louis XIV, Alceste, devenu opĂ©ra du roi, s’impose malgrĂ© tout, d’abord comme aujourd’hui par l’unitĂ© de sa forme, l’intelligence et la poĂ©sie de son livret, la caractĂ©risation subtile des situations par un orchestre somptueux. La lyre tragique s’y dĂ©verse sans limites mais avec un goĂ»t somptueux, un sens de l’équilibre, une dĂ©clamation nouvelle qui de fait, Ă©gale l’articulation des acteurs de la ComĂ©die française. C’est dire l’importance du texte ici, la fulgurance primordiale de la langue. Car l’opĂ©ra de Lully comme celui Ă venir de Rameau au XVIIIè, est surtout linguistique (ce que n’a cessĂ© de dire et souligner avec justesse et rĂ©ussite William Christie chez Rameau : Ă©coutez sa lecture inoubliable dans ce sens d’Hippolyte et Aricie).
La question d’Alceste est d’autant plus brûlante à Versailles depuis 1672, que, au moment de la guerre de Hollande, qui voit la France affirmer son pouvoir en Europe, Louis XIV est un roi guerrier qui entend aussi assoir grâce aux arts du spectacle sa phénoménale vision de puissance : à chaque acte d’Alceste, dans les résonances martiales de sa couleur orchestrale, c’est le héros idéal qui se révèle : Alcide/Hercule auquel le Roi Soleil s’identifie sans fard. Jean-Baptiste Lully lui offre cette autocontemplation. Déjà le Prologue rugit et aussi s’épanche sur la lyre tragique, annonçant la chaconne finale (et triomphale) qui conclut l’opéra; dès l’automne 1673, les répétitions débutent dans les appartements de la première favorite, La divine Athénais, soit Madame de Montespan : le Roi suit et pilote même le travail de ses deux auteurs, attelés à tisser en musique et en tragédie sa gloire : Lully et Quinault.
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UN OPERA POETIQUE ET TRAGIQUE. Dans le cas d’Alceste, mĂŞme si le commanditaire, jeune trentenaire, et Roi Soleil peut se mirer dans chaque acte, comme un effet de cĂ©lĂ©bration politique (et narcissique), l’œuvre surprend par sa force poĂ©tique, ses tableaux de dĂ©ploration et de sacrifice (III), d’essor fantastique et infernal voire lugubre (IV), sa majestĂ© et son sublime moral (V, quand Alcide/Hercule renonce Ă Alceste et la rend Ă son Ă©poux, Admète). Lully invente tout dans Alceste : le grandiose pour plaire au Roi ; l’humain tragique et exemplaire, d’une violence poĂ©tique inĂ©dite qui Ă©gale voire surclasse, – grâce Ă la musique, les théâtreux, escrivaillons du théâtre parlĂ©. Lully alors supplante les Corneille et les Racine. L’avancĂ©e est notoire. Essentielle mĂŞme dans l’histoire de la musique baroque en France.
Que devient le chant baroque français ?
Que penser alors de cette nouvelle lecture d’un sommet de la tragédie baroque du XVIIè? Osons écrire que sur le plan du chant, notre déception est grande, car l’expressivité ciselée que savait instiller ici Jean-Claude Malgoire dans les années 1970, n’est pas égalée. Loin de là . Comment peut-on aujourd’hui chanter ainsi ?, de façon aussi paresseuse, au risque de lisser tout le texte pourtant fondamental, comme nous l’avons rappelé.
Ainsi par exemple, dans l’acte IV, celui de la noblesse (sacrifice) d’Alceste, l’épouse loyale prête à mourir pour sauver Admète. On y regrette le maniérisme des pleureurs à la mort d’Alceste, les solistes aux ports de voix étonnants d’une surenchère affectée (Une femme affligée, timbre clair mais style ampoulé et sirupeux, dommage…).
Plus rĂ©servĂ©e mĂŞme et critique, notre Ă©valuation de l’Alceste de Judith Van Wanroj : voix somptueuse, timbre plastique et charnel certes, taillĂ© pour les princesses aristocratiques dont le caractère correspond Ă son style, mais la chanteuse nĂ©erlandaise, non francophone, demeure totalement inintelligible et son intonation ne bouge pas d’un iota d’un bout Ă l’autre du drame ; elle semble glacĂ©e et figĂ©e, Ă©trangère Ă toute conception intĂ©rieure du rĂ´le : tout est abordĂ© de la mĂŞme manière selon une grille rigide. Tout le texte – l’un des plus beaux du XVIIè (avec Atys), lui Ă©chappe, comme l’enjeu de chaque situation dramatique. C’est un masque, pas un caractère individualisĂ©. Autant chanter de l’italien … Sans la perception du français, de cette langue Ă la fois hautaine et poĂ©tique, c’est 70% de la musique de Lully qui est ainsi Ă©cartĂ©.
En escamotant et réduisant considérablement le profil expressif et psychologique du personnage d’Alceste, la chanteuse chante à vide, et donne même matière aux critiques virulentes de Racine sur le rôle pour lui « dénaturé » par Lully et son poète. Il est surprenant qu’en 2017, malgré toutes les avancées des Baroqueux, le bénéfice de tant de recherche sur l’articulation instrumentale, la restitution de la danse baroque, on se heurte actuellement à une telle faiblesse linguistique.
La majoritĂ© des chanteurs sont invitĂ©s ainsi Ă suivre un cycle d’articulation et de vrai coaching vocal. Comment chanter 40 ans après les premiers essais baroqueux, de cette manière aussi peu prĂ©cise, sans maĂ®triser l’art de la dĂ©clamation française propre au XVIIè ? Le rĂ©sultat est dĂ©cevant et l’on peut dĂ©sormais se poser la question : oĂą en est aujourd’hui le chant baroque français ? Les RĂ©gine Crespin baroques se font toujours aussi rares. Voire inexistantes. Ce n’est pas hĂ©las, la CĂ©phise d’Ambroisine BrĂ© – acide, instable et parfois si peu naturelle et si peu sobre qui permet de percevoir le français de Quinault… Il existe pourtant une Ă©cole de chant baroque française : reste Ă trouver dans les productions lyriques comme celle ci, les talents heureusement choisis… mais il semble que les critères de sĂ©lection nous Ă©chappent car bien souvent, pour ne pas dire toujours, Ă de rares exceptions près, le français et son articulation pourtant majeurs, demeurent anecdotiques. Comme relĂ©guĂ©s aux oubliettes d’un passĂ© trop difficile Ă dĂ©poussiĂ©rer… Un naufrage contemporain. Et sur le plan artistique, une rĂ©gression dommageable pour que rayonnent encore et toujours les fleurons de notre patrimoine musical. Concernant les autres chanteurs, regrettons l’Admète un peu court et serrĂ© de Toro, comme l’Alcide (Hercule) engorgĂ© de Crossley-Mercer. MĂŞme le jeune de Hys reste une voix instable et serrĂ©e quand il faut projeter. On nous trouvera dur, mais face Ă tel sommet d’excellence poĂ©tique et linguistique, l’écoute exige le meilleur des interprètes requis pour l’enregistrement. L’opĂ©ra français au XVIIè (comme au XVIIIè), c’est le texte. En Ă©carter l’articulation et l’intelligibilitĂ© est un manquement grave sur le plan artistique.
Fort heureusement quand le choeur rompt le lien de « ces ornements superflus »… qu’il chante juste ; d’ailleurs c’est lui le vrai personnage de cet opéra funèbre et grave : palmes d’excellence par son articulation profonde, son style et sa précision … Le chœur de chambre de Namur (en Wallonie) prouve qu’il est bien aujourd’hui l’un des meilleurs ensemble choral capable de chanter, c’est à dire articuler le texte de Lully et Quinault. Dans le choeur d’affliction et de douleur diffusant la mort et le sacrifice d’Alceste (toujours dans le IV), le style et la vérité du chant sont exemplaires. Belle prouesse.
De son côté, seules deux voix mâles, sûres et remarquablement articulées à l’inverse, se distinguent : celles de Douglas Williams (Lycomède, le rival jaloux d’Admète) qui fait aussi un superbe Charon. Même prestance noble et assurée pour le Straton / Pluton d’Etienne Bazzola.
De son cĂ´tĂ©, le chef et ses Talens Lyriques se montrent Ă la hauteur d’une partition aux tableaux superbement constrastĂ©s et caractĂ©risĂ©s, Ă la fois pleins de cette noblesse et arrogance guerrière, comme tissĂ©e dans la soie languissante et amoureuse la plus digne et sublime. La force de l’opĂ©ra Alceste demeure ses prodigieuses nuances Ă©motionnelles entre dĂ©ploration et deuil tragique, dĂ©chirement et sacrifice, tension et dĂ©tente que les instrumentistes savent ciseler comme il se doit. Pour sa parure orchestrale, ses choeurs et quelques solistes très convaincants, au français idĂ©alement perceptible, l’enregistrement vaut notre « CLIC » de CLASSIQUENEWS, rĂ©serves Ă©mises sur le plan de l’articulation et de la dĂ©clamation concernant les autres chanteurs. L’auditeur avisĂ© tirera bĂ©nĂ©fice Ă réécouter la version – inestimable Ă notre avis, de Jean-Claude Malgoire (anciemment AstrĂ©e Auvidis), d’une tenue nerveuse, sensuelle, noble et tragique de premier plan. D’autant que les solistes de l’époque, soit il y a 40 ans, savaient autrement dĂ©clamer le français Grand Siècle, sans fard ni affectation. CQFD. Concernant les Talens Lyriques, voici assurĂ©ment l’un des meilleurs enregistrements de leur quasi intĂ©grale Lully pour ApartĂ©.
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CD, compte rendu critique. LULLY : Alceste (Les Talens Lyriques (2 cd Aparté) — enregistrement réalisé à Paris, en juillet 2017.
Alceste, ou le triomphe d’Alcide, 1674
Jean-Baptiste Lully (1632-1687)
Judith Van Wanroij, Alceste, La Gloire
Edwin Crossley-Mercer, Alcide
Emiliano Gonzalez Toro, Admète, 2e Triton
Ambroisine Bré, Céphise, Nymphe des Tuileries, Proserpine
Douglas Williams, Lycomède, Charon
Étienne Bazola, Cléante, Straton, Pluton, Éole
Bénédicte Tauran, Nymphe de la Marne, Thétis, Diane,
LucĂa MartĂn CartĂłn, Nymphe de la Seine, Une Nymphe, Une Ombre
Enguerrand de Hys, Lychas, Phérès, Alecton, Apollon, 1er Triton, Suivant de Pluton
Chœur de Chambre de Namur
Les Talens Lyriques
Christophe Rousset, direction, clavecin
Portraits de Lully, de Louis XIV / La mort d’Alceste par Perrier (DR)