CD Ă©vĂ©nement, critique. JS BACH : Suites anglaises (BWV 806 Ă 811). PAOLO ZANZU, clavecin (1 cd Musica ficta) – Voici un rĂ©jouissant programme portĂ© de mains de maĂźtre par le claveciniste Paolo Zanzu, tempĂ©rament dĂ©sormais incontournable de la scĂšne baroque actuelle. Ex assistant de Bill Christie et de Gardiner, ayant fondĂ© son propre ensemble depuis 2017, Le Stagioni (Les Saisons), le chef et claveciniste confirme un rare talent pour la caractĂ©risation lumineuse, surtout claire et ciselĂ©e. Une attention active et nuancĂ©e qui assure la rĂ©ussite de ce nouvel album dĂ©diĂ© aux Suites « anglaises » de JS Bach.
Paolo Zanzu aborde lâĂ©criture Ă©clectique dâun Bach trĂšs habile Ă Ă©chafauder mille architectures sur le clavier ; il en ressort lâintelligence et lâimagination de Bach alors au travail Ă Köthen vers 1720, destinant probablement les piĂšces Ă un possible patron anglais (dâoĂč leur titre) : lâinterprĂšte montre combien Bach est inspirĂ© par les suites du français Dieupart, auxquelles il joint une ouverture italienne en guise de « prĂ©lude »⊠Dâailleurs, le jeu du claviĂ©riste indique lâampleur de chaque PrĂ©lude, vĂ©ritable mouvement de concerto, Ă©voquant mĂȘme le dialogue soliste / orchestre, avec une durĂ©e croissante, de la Suite n°1 Ă la derniĂšre (n°6). Celle ci dâune ambition remarquable, agit mĂȘme comme un mouvement autonome, dâune maturitĂ© mĂ©ditative extrĂȘme qui fait penser Ă la fantaisie en rĂ© mineur de Mozart (K397).
Distinguons dâemblĂ©e la Suite 1 BWV 806, pour restituer chaque cycle formant une « Suite » : le PrĂ©lude (1) est atemporel hors temps hors enjeu dramatique, dâun Ă©quilibre souverain (il est appelĂ© dans les Suites n°5, – abstraite ; surtout n°6 – dĂ©passant les 7 mn -, Ă un dĂ©veloppement en effet remarquable). Puis lâAllemande (2) toujours de la n°1 est jouĂ©e dĂ©terminĂ©e, droite, dâun allant irrĂ©pressible ; la profondeur un rien mĂ©lancolique allant en sâaccentuant Ă mesure que lâon progresse Ă travers les 6 Suites.
La Courante (3) dâune nostalgie dansante, affirme un caractĂšre plus intĂ©rieur qui est davantage dĂ©veloppĂ© dans la suite logique « Courante II et 2 doubles » oĂč lâinterprĂšte fait chanter lâinstrument avec une Ă©loquence rhĂ©torique jamais sĂšche, dâun rebond galbĂ© idĂ©al.
Claveciniste, fondateur de lâensemble Le Stagioni
Paolo Zanzu cĂ©lĂšbre la libertĂ© et lâinvention
des Suites anglaises de JS BACH
La Sarabande (4) est dâun caractĂšre plus noble, large et majestueux oĂč le jeu trouve des respirations et des notes dĂ©tachĂ©es / pointĂ©es comme suspendues. LâagilitĂ© bienheureuse des deux BourrĂ©es I et II (5) affirme par contraste une rusticitĂ© radieuse qui met en avant les qualitĂ©s dâarticulation du clavecin, Ă©tonnant de prĂ©cision et dâintensitĂ© expressive. La sobriĂ©tĂ© rayonnante dont fait preuve Paolo Zanzu captive dâautant que le contrepoint quâexige cette bourrĂ©e en 3 volets est un exercice de haute virtuositĂ© digitale. Ce quâexalte encore davantage comme un point dâaccomplissement majeur, le final en forme de Gigue (6), dâune palpitante activitĂ©.
DĂ©lectable, le jeu entre les danses, lesquelles sont abordĂ©es diffĂ©remment selon les Suites, chacune ayant son terrain dâexpression privilĂ©giĂ© : BourrĂ©es (3 volets pour les Suites 1 et 2 / Gavottes de mĂȘme pour la 3 ou la 6 ; Passepieds de la n°5) ; le claveciniste expose, articule, superpose pour un final des plus « explosifs », soit une gigue qui est Ă©nergie et Ă©lectrisation pure, revendication et proclamation du compositeur pour la suprĂ©matie expressive et poĂ©tique de son art (voir la Gigue finale conçue comme une apothĂ©ose de la Suite n°2). Tandis que la derniĂšre Gigue (n°6) semble traversĂ©e par un souffle et une urgence inexorable, parcourus eux-mĂȘmes dâĂ©clairs et de dĂ©flagrations chtoniens, une sorte de tremblement de terre purement musical dont lâexcellent Paolo Zanzu rĂ©tablit la puissance et lâassise rythmique comme le chant et lâivresse infinis.
Les mouvements plus introspectifs (Allemande puis Sarabande) permettent de superbes mĂ©ditations, distinctes de la course revendiquĂ©e dans les passages plus vifs (BourrĂ©es, Gavottes, PassepiedsâŠ). Ainsi lâĂ©loquence sobre et murmurĂ©e, presque grave de lâAllemande de la n°3 qui dit un adieu, tout en finesse et pudeur.
Par contraste, le dessin trĂšs ciselĂ© des Gavottes en triptyque de la mĂȘme n°3 affirme une superbe prĂ©cision dans le contrepoint quâenrichit la sonoritĂ© tout en rondeur du clavecin choisi : clavecin allemand par Anthony Sidey et FrĂ©dĂ©ric Bal Ă Paris (1995), dâaprĂšs un clavier historique de lâĂ©cole de Gottfried Silbermann, ca. 1735.
On y saisit ainsi lâurgence dâune danse aux profonds enjeux, presque grave elle aussi, aux rĂ©sonances secrĂštes (La Musette) ; dont le flux continu expose tous les tenants et aboutissants dâune situation irrĂ©pressible et les rĂ©sout aussi, dans le mĂȘme temps, en un jeu Ă©tonnamment clair et prĂ©cis (superbe architecture de la Gigue finale de la 3). Le jeu des distanciation ou des temps en Ă©cho, comme deux plans distincts (rapprochĂ© / lointain), se lit admirablement dans le dĂ©roulement des Ă©nergiques Passepieds de la n°5.
La clartĂ© rhĂ©torique du jeu de Paolo Zanzu renforce le sentiment de profonde cohĂ©rence organique Ă travers chaque Suite, et dâune Suite Ă lâautre, et dans la totalitĂ© des 6 Suites ; câest un cheminement tonal global qui suit « lâhexacorde descendant (la majeur, la mineur, sol mineur, fa majeur, mi mineur, rĂ© mineur), retraçant la mĂ©lodie du choral Jesu meine Freude » ⊠schĂ©ma « secret » Ă©lucidĂ© dans la passionnante notice Ă©crite par le claveciniste. Le point dâorgue est rĂ©alisĂ© aussi Ă travers lâĂ©volution des Gigues qui concluent chacune chaque Suite : la derniĂšre, n°6, atteint un trĂšs haut degrĂ© de virtuositĂ© dĂ©bridĂ©e, « vĂ©ritable «Trille du diable» clavecinistique » comme le prĂ©cise trĂšs justement Paolo Zanzu.
VoilĂ longtemps que le clavier de Bach nâavait pas sonnĂ© si chantant, Ă la fois virtuose, impĂ©rieux, dĂ©bordant dâĂ©nergie et dâimagination ; de clartĂ© et de prĂ©cision. Magistrale comprĂ©hension dâun Bach polymorphe qui ose, se rĂ©gĂ©nĂšre, expĂ©rimente. CLIC de CLASSIQUENEWS dâavril et mai 2020.
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CD, Ă©vĂ©nement. JS BACH : Suites anglaises n°1 Ă 6 BWV 806-811 / Paolo ZANZU, clavecin – Enregistrement rĂ©alisĂ© en 2017 et 2018 – 2 cd Musica Ficta – 2h10mn. CLIC de CLASSIQUENEWS printemps 2020.
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Entretien avec Paolo Zanzu
ENTRETIEN avec Paolo ZANZU Ă propos des Suites Anglaises de JS BACH. Pour son nouvel album Ă©ditĂ© par Musica Ficta, Paolo Zanzu interroge la libertĂ© inventive, lâambition des 6 Suites Anglaises de JS Bach. La sobriĂ©tĂ© rayonnante dont fait preuve Paolo Zanzu, son souci de lâĂ©quilibre et de la clartĂ© fait toute la valeur dâune lecture solaire qui captive par sa grande finesse dâarticulation. Entretien exclusif avec le jeune claveciniste, fondateur de son propre ensemble Le Stagioni (depuis 2017).
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Pour quelle raison avoir choisi dâenregistrer les Suites Anglaises de JS BACH ?
Les Suites anglaises Ă©taient en partie dĂ©jĂ dans mon rĂ©pertoire depuis lâadolescence, ce sont des morceaux dont je suis familier depuis longtemps. Câest aussi mon prĂ©fĂ©rĂ© des trois grands recueils de suites que Bach a Ă©crits. En outre, la virtuositĂ©, trĂšs prĂ©sente dans ces piĂšces, est un dĂ©fi que jâaime relever.
Dans la réalisation, quels sont les points à soigner en particulier : la vocalité, la clarté du contrepoint, leur caractÚre expérimental⊠?
Plusieurs aspects des Suites anglaises demandent une attention particuliÚre, en premier lieu leurs dimensions. Ces suites sont plus longues et plus articulées que les Suites françaises et les Partitas. Chacune est introduite par un prélude trÚs développé et souvent trÚs long (le dernier approchant des huit minutes), construit comme un premier mouvement de concerto, dans une alternance de solos et de tutti orchestraux.
Ensuite, chaque morceau de la suite a son caractĂšre propre, mais on peut identifier des caractĂ©ristiques communes. Les allemandes, par exemple, sont trĂšs Ă©crites, avec un flot ininterrompu de doubles croches, ce qui reprĂ©sente un rĂ©el dĂ©fi pour lâinterprĂšte qui doit en vĂ©hiculer toute lâexpressivitĂ© et la grĂące, sans jamais devenir bavard. Une spontanĂ©itĂ© qui semble naturelle, mais qui cache, comme sous un Ă©pais feuillage, un contrepoint complexe est aussi un Ă©lĂ©ment constitutif de ces piĂšces, dans la tendresse dâune gavotte comme dans la virtuositĂ© dâune gigue. Il faut donc prĂ©server ce naturel, dans la complexitĂ© de sa texture contrapuntique.
Comment avez-vous choisi lâinstrument et quelles sont ses qualitĂ©s qui ont pilotĂ© votre choix final ?
Jâai choisi pour cet enregistrement le mĂȘme instrument que pour mon disque consacrĂ© aux Suites de Haendel : une copie dâun clavecin allemand non signĂ©, probablement de lâĂ©cole de Gottfried Silbermann, des annĂ©es 1730, faite par Anthony Sidey et FrĂ©dĂ©ric Bal. Lâoriginal comme la copie sont des trĂ©sors. La beautĂ© du son, le jeu cristallin, qui permet dâentendre distinctement chaque voix mĂȘme au milieu dâun riche contrepoint, la puissance, les basses Ă la longue rĂ©sonance, les aigus qui chantent comme une voix humaine font de ce clavecin un des plus beaux instruments que je connaisse. Et, bien entendu, la provenance et la pĂ©riode de construction de son modĂšle en font aussi un instrument idĂ©al pour ce recueil.
Savons-nous prĂ©cisĂ©ment dans quel cadre JS BACH les a composĂ©es puis jouĂ©es ? Ces Ă©lĂ©ments historiques vous ont-ils influencĂ© dans la rĂ©alisation de lâenregistrement ?
On sait relativement peu de choses sur les Suites anglaises, car nous nâavons pas lâautographe de Bach et quâil nâexiste aucune Ă©dition dâĂ©poque. Il nous reste plusieurs manuscrits diffĂ©rents, dont les plus importants de la main de Johann Christian Bach et de Heinrich Nikolaus Gerber. Premier des trois grands recueils de suites Ă avoir Ă©tĂ© Ă©crit, les Suites anglaises datent probablement des annĂ©es 1720, pĂ©riode Ă laquelle Bach consacrait son gĂ©nie Ă la composition de musique profane, Ă la cour de Köthen. On sait Ă©galement que lâadjectif anglaises, qui nâest probablement pas le fait du compositeur, nâa du moins aucun rapport direct avec le style ou lâesthĂ©tique de ces piĂšces, plutĂŽt dâinspiration italienne, française et allemande. Pour autant, je trouve toujours utile et important de connaĂźtre le contexte historique, artistique et musical dâune piĂšce, mĂȘme si parfois cela ne nous renseigne aucunement sur la façon de la jouer.
Comment rĂ©tablir la continuitĂ© et l’unitĂ© organique de chaque suite “malgrĂ©” la succession des danses si diversifiĂ©es qui succĂšdent au PrĂ©lude initial ?
La suite est Ă lâĂ©poque baroque ce que la sonate est aux Ă©poques classique et romantique, câest-Ă -dire une forme consacrĂ©e oĂč sâexprime le gĂ©nie du compositeur, illustrant lâhorizon psychologique dâune gĂ©nĂ©ration. Ce nâest pas la seule, bien entendu, mais câest une des principales, avec le concerto. Il va donc de soi que dans une suite, en Allemagne au XVIIIe siĂšcle, Ă une allemande succĂšde une courante, Ă laquelle succĂšde une sarabande, et ainsi de suite. Ces morceaux sont intimement liĂ©s thĂ©matiquement et psychologiquement. Ă lâinterprĂšte revient seulement de saisir leur logique interne pour permettre Ă lâauditeur de mieux la percevoir.
Propos recueillis en avril 2020
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