samedi 20 avril 2024

Ambronay (01). Abbatiale, jeudi 2 octobre 2008. Sur les arbres en fleurs: Schubert, Hersant (Helldunkel: clair obscur, création mondiale). Les Solistes de Lyon. Bernard Tétu, direction.

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Familier d’Ambronay

En 2008, le Festival d’Ambronay célèbre la femme tout en suscitant l’écriture contemporaine, en particulier la création d’un cycle de sept pièces pour chœur et viole de gambe de Philippe Hersant. C’est dire la vitalité d’un événement capable de se renouveler en associant poésie baroque et sensibilité de notre temps.
Le compositeur Philippe Hersant est déjà familier du Festival. On se souvient de Falling Star, mis en perspective avec Purcell, en un effet de passerelle hypnotique grâce au talent (déjà) de Bernard Tétu et de ses Solistes de Lyon. Il s’agissait en 2004 d’une oeuvre nouvelle en hommage à Olivier Greif. En 2008, même phalange chorale et solistique, dans un programme là aussi, totalement inédit qui s’inspire des poèmes de Catharina Regina von Greiffenberg, mystique du XVIIème dont l’exaltation des images, les facettes de la ferveur, indiquent une puissante prière, ciselée entre ombre et lumière. D’ailleurs, le concert est entièrement dévolu aux magnificences secrètes des contrastes, brumes suggestives, immersion dans la vie intérieure, nappe suspendue des ombres mystérieuses, éclairs exclamatifs : ainsi paraît dans l’Abbatiale, tout un monde flottant, incandescent et intime qui s’inscrit, en une cohérence stimulante, entre Schubert et Hersant. Entre ces deux sensibilités se déploie un imaginaire captivant, sensations du pli et du repli grâce tout d’abord, au jeu très affirmé du jeune pianiste, Jonas Vitaud qui remplace Bertrand Chamayou, finalement indisponible.

Schubert sacré

Pour planter le décor de la scène intérieure, rien de plus approprié qu’un Impromptu de Schubert (D 935) : l’ample nef de l’Abbatiale d’Ambronay devient caisse de résonance où s’expriment entre sentiment et souvenir, temps présent et temps de la nostalgie, les réitérations tendres (Sensucht). Mais en étroite relation avec la thématique et le lieu, Bernard Tétu sélectionne un chapelet de partitions peu écoutées qui précisent le Schubert sacré. Voici donc les étapes d’une Schubertiade fervente… jusqu’à la scène dramatique triomphale, où se détache du choeur la soprano Kiyoko Okada, dans le chant de Myriam, suggérant la noirceur punie de l’Impi, fût-il Pharaon… Voilà qui renouvèle l’image du Schubert bien sage et timide, et le fait entrer dans le monde de l’opéra. Ce sont en affinité avec le lieu patrimonial, la fervente caresse du Tantum ergo sacramentum (Un si auguste sacrement…) D 962 (à la fois chant solennel et grave) ; l’imploration pour voix féminines du Chant d funèbre des Vierges et de leurs mères dans „La Dame du lac“, D 836 (d’après Walter Scott: là encore Schubert dramaturge inspiré par la geste médiévale); et aussi, pour quatuor de femmes, la sérénité bienheureuse des croyantes apaisées du Psaume 23 „Dieu est mon berger“ (Psalm Gott ist mein Hirt): en quatuor classique, en quatuor féminin, en choeur véhément et narratif (Myriam), les Solistes de Lyon s’imposent indiscutablement par leur articulation exigeante, la précision des attaques, la suavité des accents. Aucun doute, Bernard Tétu ne cesse de perfectionner le chant palpitant et subtil du meilleur choeur de solistes de la région lyonnaise.

Un noir illuminé

Autant d’étapes et de stations d’un chemin de croix qui prépare à l’extase de Catharina Regina von Greiffenberg dont les poèmes mis en musique par Philippe Hersant, en fin de programme, étaient assurément le point majeur du concert. Nous avions été les témoins de la création d’une autre œuvre de Philippe Hersant, commande du Festival Musique à Giverny en 2007. Le compositeur qui nous a réservé un entretien vidéo à propos de sa nouvelle partition, a choisi avec scrupule chaque poème : selon la violence et l’intensité de ses images, la force de l’élan spirituel, sa capacité à faire contraste vis à vis des autres. L’écriture de la poétesse est saisissante: chaque strophe convoque visions et éblouissements, mais aussi sentiments d’un accablement dont il faut trouver la source dans la sa vie personnelle. Ce sont de sublimes mouvements, entre élévation et désespérance, lumière et ombre dont l’échelle des vertiges justifie le titre du cycle: « helldunkel », clair-obscur. Rien d’illustratif ou de naïf, comme aurait pu le laisser paraître le titre du concert: „Sur les arbres en fleurs“… les arbres dont il s’agit sont de puissants chênes, convoquant l’âme ardente des contemplatifs mystiques; les fleurs y seraient les prières musicales dont l’efflorescence supérieure attestent d’une intense activité spirituelle.

Couleurs de la prière

Voici assurément l’une des partitions les plus éblouissantes de Philippe Hersant qui saisit et captive par son épure et ses fulgurances. On pense continûment aux tableaux classiques de Nicolas Poussin (L’Annonciation. Paris, Musée du Louvre), mais aussi plus proches du titre déclaré „clair obscur“, aux toiles de Georges de LaTour (cycle des Madeleine pénitentes, entre autres): l’ombre caresse les formes familières et fait surgir les images et les sons de l’illumination. En poète et peintre, Philippe Hersant maîtrise la concision de la forme, ne se dilue jamais: tendu, finement architecturé, chaque poème musical diffuse sa propre couleur, celle du recueillement, de la pudeur, de l’intime, du secret… La piété de C.R. von Greiffenberg est un coeur incandescent traversé par l’idée et le souffle de Dieu: à la fois, abstraction et sensualité, la ferveur incarnée offre aux solistes, un cadre propice à la projection nuancée d’un texte très imagé: „dans le livre blanc des fleurs, je recherche le premier miracle…“ .

Au préalable, c’est l’inquiétude d’un texte d’invocation (premier poème: „Lust-Liedlein bei dem Ypserfluss“: chanson des bords de l’Ybbs…): l’esprit y flotte entre les mots, tendu, introspectif, en quête; mais déjà: „Nul n’éteint la splendeur du ciel, Dans la nuit, Elle reste intacte“. Le sombre est la couleur des illuminations: tout le cycle de Philippe Hersant développe en un oxymore éloquent, ce trouble à la fois inquiétant et fascinant, où la nuit éblouit. Où le noir et l’ombre sont couleurs et lieux des révélations. Le clair et le noir, clair obscur (Helldunkell) est la forme explicite de l’accomplissement. Puis c’est le chant de l’accablement (Widertritt: contrerime), pour alto et viole de gambe, où voix et instrument explorent, hallucinés, la gravité du doute, celui d’une attente qui n’est exaucée („quand les nuages font signe… Mais nous ne voyons aucun signe“). Inquiétude vite effacée dans „über das Unausprechliche Heilige Geistes-Eingeben“ (Sur l’indicible inspiration de l’Esprit-Saint), Poème n°4, où l’inspiration musicale rehausse encore la pureté des images. Le choeur s’y fait chant des esprits, en une transe spirituelle en accord avec la lune, astre étincelant.

L’auditeur ne connaît aucun repît dans son expérience de l’action contemplative: le cycle s’achève dans la maîtrise absolue des contrastes qui fait se succéder tour à tour, les poèmes 6 et 7: chant de victoire proclamé à trois choeurs (Aud die frölich und herzliche Auferstehung Christi: Sur la joyeuse résurrection du Christ), enfin, conclusion hypnotique: Sur le paisible temps de la nuit (Auf die ruhige Nacht-Zeit), vaste et calme évocation nocturne, où l’âme de la poétesse semble enfin trouver la paix des illuminés. Une clé se dévoile: des tréfonds de la nuit surgit l’accomplissement de la prière. Murmures, déclamation suspendue, invocation hallucinée effacent toute source anxiogène: ils ouvrent „à l’heure de minuit“: une porte espérée… la prière y réalise son objet et trouve au 7ème poème, sa résolution pacifiée.

Avec le poème n°4, cet accomplissement final illustre de manière magistrale les ferments de l’écriture de Philippe Hersant, apôtre d’un style mesuré, suggestif, aux allusions respectueuses du texte, ressuscitant l’art de dire et d’exprimer, dans la langue allemande baroque, les strates du poème en un geste allusif et franc, fluide et sculpté: digne héritier de Franz Schubert. Filiation constellée de perles inoubliables. Lettré, amateur de peinture (baroque, entre autres), Philippe Hersant incarne l’une des musiques les plus accessibles et les plus habitées de notre temps. Du reste, quand et où pourrons-nous réécouter son opéra, Le moine noir?

Côté interprètes, sous la direction attentive et millimétrée de Bernard Tétu, qui a visiblement tiré bénéfice des indications du compositeur, les Solistes de Lyon façonnent depuis les profondeurs obscures, des éclairs dont le relief et la caresse transpercent le coeur. Le travail sur le texte en particulier se révèle exemplaire. En révélant le génie mystique d’une poétesse oubliée, le concert en création remplit idéalement son objet au sein de la thématique générale („Femmes, le génie interdit?“). Cette première soirée lors de notre présence au Festival d‘Ambronay, est l’un des volets majeurs de la programmation 2008. L’un des événements mémorables de la 29 ème édition.

Ambronay (01). Abbatiale, jeudi 2 octobre 2008. Sur les arbres en fleurs: Franz Schubert et Philippe Hersant (Helldunkel: clair obscur, création mondiale). Jonas Vittaud, piano. Christine Plubeau, viole de gambe. Les Solistes de Lyon. Bernard Tétu, direction.

Illustrations: photos © Jérémie Kerling (Ambronay 2008). Nicolas Poussin: L’Annonciation (Paris, Musée du Louvre). Georges de La Tour: Marie Madeleine à la bougie (DR). Bernard Tétu et Philippe Hersant (DR)

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